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L’ouvrage de Daryl Champion décrit les mécanismes de légitimation du royaume saoudien et identifie leurs effets religieux, politiques et économiques sur la structuration du pouvoir et la régulation de la société. Contrairement aux analyses centrées sur la contestation politique, l’auteur avance que le principal potentiel de déstabilisation du pays est d’ordre économique.
L’Arabie saoudite est-elle au bord du gouffre ? Le récent effondrement du prix du pétrole, qui a atteint 25$ par baril en janvier 2016 (1), marque-t-il l’entrée dans une période d’instabilité qui pourrait se conclure par la chute des Al Saud ?
Cette thèse de l’inéluctabilité du renversement de la dynastie régnante est bien connue du milieu des orientalistes. Elle est popularisée dans le contexte de la Guerre du Golfe et du mouvement de contestation politique qui s’en suit – notamment pour critiquer la présence de l’armée états-unienne sur le sol saoudien.
C’est cette théorie du renversement imminent des Al Saud par la contestation politique interne que remet en cause Daryl Champion. D’une part, explique l’auteur, l’opposition est fragmentée et durement réprimée par le pouvoir ; d’autre part, la véritable menace provient du dysfonctionnement de « l’Etat providence distributeur » (distributive-welfare state, p. 78), accaparé depuis les années 1970 par une élite politique et économique (asabiyya capitalism, p. 93) au détriment du développement d’une économie productive inclusive et ouverte à la globalisation.
L’ouvrage de Daryl Champion est ainsi à la fois une analyse de l’appareil d’Etat saoudien, de son fonctionnement et de ses mécanismes de légitimation, et une évaluation de la solidité de son économie. Son ambition affichée est précisément de mettre en évidence l’interdépendance entre la sociologie des mouvements d’opposition et l’économie politique de l’Arabie saoudite. L’idée centrale avancée par l’auteur est ainsi que la « survavibilité » (survavibility) du régime des Al Saud, c’est-à-dire « sa capacité à gérer l’opposition politique et les challenges socioéconomiques à son autorité » (p. 117) dépend non seulement de la légitimité religieuse du régime, mais également d’une « légitimité fonctionnelle » (p. 81) liée à la distribution de la rente pétrolière.
Paru en 2003, l’ouvrage de Daryl Champion garde toute sa pertinence aujourd’hui pour décrypter les enjeux des réformes économiques nécessaires à la survie du royaume. La restructuration autoritaire du pouvoir saoudien par le roi Salman en faveur de son fils Mohamed (MBS) depuis 2015 ne remet en effet pas en cause le besoin d’une double légitimité religieuse et économique du régime. Bien au contraire, MBS doit plus que jamais refonder l’économie politique du royaume s’il souhaite renouveler le contrat social autoritaire saoudien.
L’Arabie saoudite a la particularité d’être le seul pays de la région à être construit sur un substrat religieux endogène, le wahhabisme. Sa forme étatique moderne, caractérisée par une bicéphalie entre pouvoir politique et establishment religieux, est directement héritée d’un pacte entre le chef tribal Muhammad Ibn Saud et le prédicateur religieux Muhammad Abd al-Wahhab en 1744. La légitimité religieuse dont disposait depuis lors Ibn Saud pour unifier les tribus de la péninsule Arabique (2) incombe toujours à ses descendants, dont le pouvoir se transmet de manière héréditaire.
Ce mécanisme de légitimation politico-religieux génère une « sécularisation paradoxale » (3) car il définit un « gouvernement séculier [puisque non composé de ‘ulama] dont l’autorité est fondée sur un droit divin à régner » (p. 54). Les ‘ulama, s’ils constituent le « lien vital » (p. 56) entre le régime et sa légitimité théologique, sont en effet subordonnés au pouvoir politique, qui, en plus de jouir d’une parfaite autonomie (notamment en matière de politique étrangère), contrôle les ‘ulama et par là même l’interprétation des textes sacrés.
Cette légitimité religieuse des Al Saud s’accompagne d’un esprit « familialiste » (p. 67) hérité du tribalisme, c’est-à-dire d’un esprit de corps (asabiyya) qui pénètre jusqu’aux structures mêmes de l’économie.
L’histoire de la construction de l’Etat saoudien moderne est en effet également celle de l’institutionnalisation de réseaux clientélistes constitués autour d’un esprit de corps (asabiyya). Le boom pétrolier des années 1970 marque la mise en place d’un « capitalisme de copinage » (asabiyya capitalism) par une nouvelle élite najdi distribuant les revenus pétroliers à travers des réseaux clientélistes afin d’asseoir son autorité et « d’acheter la légitimité populaire » (p. 76).
La rente pétrolière permit ainsi au régime de consolider à la fois son hégémonie économique et son hégémonie politique. Plus qu’une structuration spécifique de l’économie, l’asabiyya capitalism constitue un mode de gouvernance : la « largesse » sert, avant tout, un objectif politique, celui d’assurer l’obéissance politique de la population en échange de la générosité financière de l’Etat.
Ce capitalisme de copinage conduit toutefois à « une inefficacité bureaucratique et au gaspillage » de l’argent public : « l’argent facile […] réduisit la discipline financière de la bureaucratie, et permit des allocations budgétaires aléatoires ainsi que la diffusion de pratiques de corruption » (p. 106). Dans le discours de l’opposition islamiste, cette corruption financière est souvent associée à une corruption dogmatique des Al Saud, condamnée pour son alliance ‘impie’ avec les Etats-Unis (Letters of Demands en 1991, Memorandum of Advice en 1992, p. 225). Dans une société conservatrice et soucieuse de sa continuité culturelle, les Al Saud font ainsi face à la difficulté de présenter la modernisation économique associée à l’exploitation pétrolière comme non seulement désirable mais aussi profondément en phase avec les lois islamiques (p. 128).
Ce paradoxe entre le matérialisme économique et l’ascétisme religieux (p. 130) serait fortuit si la distribution de la richesse pétrolière n’était pas directement liée à la sécurité et à la stabilité du régime saoudien. Or, les difficultés budgétaires auxquelles font face le régime – la dette publique atteint 100 % en 1999 (p. 165) – remettent en cause les « stratégies de patronage et de largesse » (p. 141) qui caractérisent l’asabiyya capitalism. Réformer l’économie, notamment en l’ouvrant sur l’international et en la privatisant, impliquerait automatiquement de réformer le politique car cela remettrait en cause le système clientéliste duquel découle la « légitimité fonctionnelle » (p. 81) des Al Saud. Le clientélisme et la corruption (4), qui inhibent le développement économique, ne peuvent donc pas être réduits de manière substantielle « sans modifier la façon dont le gouvernement opère » (p. 178).
C’est pourquoi la priorité des Al Saud a toujours été de maintenir la stabilité sociale avec un « minimum de concessions politiques » et économiques (p. 191 & p. 316). La « survavibilité » (p. 117) des Al Saud s’est jusqu’ici mesurée par sa capacité à phagocyter les réformes socioéconomiques qui impliqueraient nécessairement la remise en cause du contrat social mis en place au moment du boom pétrolier et en vertu duquel les Al Saud « offrent un Etat providence généreux en échange du quiétisme politique » de la population (p. 297).
Au-delà du modèle économique (« the Saudi petrostate », p. 9), c’est donc le modèle politique saoudien qui est menacé ; pour l’instant, les Al Saud semblent avoir fait le choix du maintien du statu quo (5) aux dépens de la viabilité de l’économie domestique, qui fait pourtant face à un effondrement du prix du pétrole, une forte croissance démographique et un chômage élevé, une dépendance vis-à-vis des travailleurs étrangers et une absence d’un secteur privé autonome, i.e. non perfusé par la rente pétrolière. Reste à voir si l’ambitieux plan Vision 2030 lancé par Muhammad bin Salman, qui prévoit la diversification et la privatisation de l’économie (6), est à même de dépasser ce dilemme par une refonte du pacte social saoudien.
Dans tous les cas, l’intérêt principal de l’ouvrage de Daryl Champion réside dans son ambition de dévoiler l’interdépendance entre sociopolitics (« l’opposition politique nationale aux Al Saud […] et les réponses du régime », p. 6) et socioeconomics (the « rentier distributive state », p. 191) (7). Un objectif partiellement atteint, car si l’auteur démontre avec succès les fondements économiques du pouvoir politique des Al Saud, il échoue à mettre en évidence « le lien organique entre la contestation politique et la crise du pacte social saoudien » (8). En réalité, les moments de mobilisation politique n’ont jamais coïncidé avec les périodes de chute du prix du pétrole, mais plutôt avec des crises régionales ou internationales comme la Révolution iranienne et le siège de la Grande Mosquée en 1979, la Guerre du Golfe (1990-1) et le 11 septembre 2001 (9). Les attentats de Riyadh en 1995, de Khobar en 1996 et la série d’attentats de 2000-4, que l’auteur tend à présenter comme des épisodes de contestation révolutionnaire visant à renverser le régime saoudien, procédaient plutôt, selon Thomas Hegghammer, d’une logique panislamiste privilégiant les cibles occidentales (10).
La crise de l’Etat providence distributeur saoudien, si elle semble effectivement inéluctable, n’est ainsi pas forcément susceptible de déclencher une vague de contestation politique. Si à court et à moyen terme, le régime saoudien continuera de bénéficier d’une « relative stabilité » grâce à son appareil répressif (censure, répression, exécutions) et à la distribution des revenus pétroliers (p. 4), à long terme, en revanche, l’Etat rentier distributeur saoudien – dont 75% des revenus budgétaires proviennent du secteur pétrolier (p. 310) – n’est pas viable, notamment en raison de la baisse du prix du pétrole, qui diminue la capacité du royaume à acheter la paix sociale et coopter ses opposants (11), et nécessite des réformes structurelles qui remettront en cause les fondations mêmes du distributive-welfare state saoudien.
Pour Daryl Champion, le potentiel d’instabilité au sein du royaume saoudien n’est donc pas politique, mais économique. Dans un contexte où les Al Saud « non seulement gouvernent mais aussi possèdent » (p. 187) le royaume, l’économie n’est toutefois que la continuation de la politique par d’autres moyens.
Daryl Champion, The Paradoxical Kingdom : Saudi Arabia and the Momentum of Reform, London, Hurst, 2003, 392 p.
Notes :
(1) « En janvier 2016, le prix du pétrole plonge de nouveau », Prixdubaril.com, 16/02/2016, en ligne : http://prixdubaril.com/comprendre-petrole-cours-industrie/63022-en-aout-2016-leger-rebond-prix-du-petrole.html
(2) Attention toutefois de ne pas surestimer le pouvoir homogénéisant de l’islam wahhabite aux dépens des stratégies et manipulations tribales d’Ibn Saud, voir p. 67.
(3) LACROIX Stéphane, « L’Arabie Saoudite, un “Daech qui a réussi“ ? », Mediapart, 26/11/2015, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=n0F6Rl43EtU
(4) Les subsides royaux représenteraient entre 15 et 20 % du budget de l’Etat en 2000, voir p. 207.
(5) Politique du “not to do anything and hope it goes away”, voir p. 291.
(6) http://vision2030.gov.sa/en/node/7
(7) Son ambition est de faire la synthèse de deux ouvrages fondamentaux, l’un consacré à l’économie politique et l’autre à la sociologie des mouvements d’opposition en Arabie Saoudite : K. A. Chaudhry, The Price of Wealth : Economies and Institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell University Press, 1997 ; M. Fandy, Saudi Arabia and the Politics of Dissent, New York, Saint Martin’s Press, 1999.
LOUER Laurence, “Lectures - The Paradoxical Kingdom : Saudi Arabia and the Momentum of Reform”, Critique Internationale, Presses de sciences po, 2006, pp. 323-327, p. 225.
CAUSE Gregory, “Oil and Political Mobilization in Saudi Arabia”, in Bernard Haykel, Thomas Hegghammer, Stéphane Lacroix, Saudi Arabia in Transition : Insights on Social, Political, Economic and Religious Change, Edited by Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
(10) HEGGHAMMER Thomas (2009) “Jihad, Yes, But Not Revolution : Explaining the Extraversion of Islamist Violence in Saudi Arabia”, British Journal of Middle Eastern Studies, 36 : 3, pp. 395-416.
(11) LACROIX Stéphane, « Is Saudi Arabia Immune ? » Journal of Democracy, 4, 2011, pp. 48-59.
Théo Blanc
Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme.
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