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David Amsellem, La guerre de l’énergie – La face cachée du conflit israélo-palestinien

Par Allan Kaval
Publié le 16/01/2014 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 12 minutes

David Amsellem aborde le conflit israélo-palestinien à travers le prisme des ressources énergétiques et du rapport de force dont elles constituent l’enjeu, entre l’Etat israélien, l’Autorité palestinienne, le Hamas, les États voisins et la communauté internationale. Le choix de cette clé de lecture permet une mise en perspective éclairante sur un conflit usuellement abordé sous les angles sécuritaire, politique et diplomatique. Rarement évoqué, son aspect énergétique est pourtant fondamental dans la mesure où il détermine et explique les autres dimensions du conflit : pas de supériorité militaire sans contrôle des sources d’énergie, pas de légitimité politique sans garantie d’accès pour les populations, pas de souveraineté sans contrôle du réseau. La redéfinition de la question énergétique en Méditerranée orientale, de même que les débats incessants sur la création d’un État palestinien, rendent cet ouvrage, paru en 2011, nécessaire à la compréhension d’une situation dont les déterminants structurels n’ont pas changé.

L’ouvrage de David Amsellem débute sur la mise en évidence des enjeux énergétiques de l’inscription d’Israël dans un environnement hostile sur le plan politique et déconnecté sur le plan économique. Dès avant la proclamation de l’État d’Israël, les réalisations du mouvement sioniste en Palestine sont fondées sur un modèle de développement économique très consommateur en énergie car conforme à l’état d’avancement technologique de l’Occident industriel. Mis en application sur un territoire exigu, coupé de son environnement régional par le conflit israélo-arabe, ce modèle implique pour l’État hébreu une situation d’insularité énergétique d’autant plus problématique que son territoire est dépourvu de ressources en hydrocarbures. À titre d’illustration, la consommation d’énergie par habitant en Israël, trois tonnes d’équivalent pétrole, approche celle du Royaume-Uni en 2010. Elle est trois fois plus importante qu’en Égypte et deux fois et demie plus importante qu’au Liban. L’approvisionnement énergétique d’Israël ne peut se faire que par le contournement de ses voisins arabes. En effet, le blocus déclaré suite à la guerre de 1948 et l’embargo décidé par l’OPEP n’ont pas porté leurs fruits, les mesures de rétorsion décidées par cette dernière suite à la Guerre du Kippour en 1973 ont montré l’efficacité de l’outil énergétique en matière diplomatique par la pression exercée sur les alliés de l’État israélien.

Ces facteurs induisent une situation de stress énergétique qui explique la stratégie de contournement suivie par Israël pour son approvisionnement en hydrocarbures. En effet, les économies d’énergies et la diversification des ressources ne peuvent suffire à assurer la sécurité énergétique de l’État : si le charbon représente les trois quarts de la production d’électricité, son exploitation ne couvre que 30% des besoins totaux en énergie tandis que le nucléaire ne peut se substituer au pétrole et au gaz pour des raisons sécuritaires, environnementales et diplomatiques. Longtemps envisagé comme l’unique palliatif à l’insularité énergétique israélienne, le contournement reste une solution imparfaite car tributaire de la relative volatilité géopolitique qu’implique la nature singulière de l’État hébreu au delà même de son entourage régional immédiat. En effet, si l’occupation du Sinaï par Israël après la Guerre des six jours aurait pu permettre au pays d’assurer à terme son autonomie énergétique par l’exploitation des gisements de pétrole que recèle le sous-sol de ce territoire, son évacuation était le prix d’une paix durable avec l’Égypte. Bien que garantissant sous parrainage américain l’approvisionnement d’Israël en gaz égyptien, la paix entre Le Caire et l’État hébreu ne peut assurer de manière structurelle la sécurité énergétique israélienne. La relation stratégique qui unissait Israël à l’Iran du Shah depuis 1950 n’a évidemment pas survécu à la chute du régime impérial et à la proclamation de la République islamique en 1979 dont le rejet d’Israël constitue toujours un des fondements idéologiques. La décomposition de l’URSS a ouvert de nouvelles perspectives avec l’indépendance d’anciennes républiques soviétiques riches en hydrocarbures en Asie centrale et dans le Caucase mais la mise en place et le bon fonctionnement de voies d’acheminement (gazoducs, oléoducs et liaisons maritimes) permettant l’approvisionnement de l’État hébreu reste tributaires des relations instables d’Israël avec Moscou et avec Ankara.

Les données de l’équation énergétique israélienne ont cependant changé en 1999 avec la découverte au large des côtes israéliennes, pour la première fois en trente ans de prospection maritime, de gisements gaziers potentiellement rentables. Si, dès leur annonce, ces découvertes se sont avérées porteuses d’une évolution radicale, elles ont introduit de nouvelles sources de tensions en mettant sur la table le problème de la délimitation des frontières maritimes entre l’État hébreu et l’Autorité palestinienne créée six ans auparavant suite aux accords d’Oslo. En effet, les deux principaux gisements gaziers découverts posent problème. Mari B, le moins volumineux des deux est situé sur la ligne d’équidistance fictive qui sépare la Zone économique exclusive théorique de l’Autorité palestinienne des eaux israéliennes tandis que Gaza Marine, qui représente 30 à 40 milliards de mètres cubes de gaz, se trouve au large de Gaza, dans une zone sur laquelle l’embryon d’État palestinien peut formuler des revendications territoriales. Cette situation était alors théoriquement susceptible de mener à l’autonomisation de l’Autorité palestinienne par l’ouverture d’une nouvelle source de revenu, ouvrant en effet la voie à l’importation par Israël de gaz palestinien exploité par une société britannique, British Gas.

Cependant, le contexte politique des années 2000 n’a pas permis à ces développements potentiels de se réaliser. L’échec des négociations de Camp David en 2000, la deuxième intifada en 2001, le contexte de la guerre américaine contre le terrorisme déclenchée par les attentats survenus le 11 septembre de la même année, la rupture des relations entre le gouvernement israélien et Yasser Arafat, président de l’Autorité palestinienne, l’inscription du Hamas sur la listes des organisations terroristes de l’UE, sa victoire aux élections palestiniennes de 2005, les affrontements inter-palestiniens, l’enlèvement du soldat Ghilad Shalit et l’opération Pluie d’été dans la bande de Gaza en 2006 forment une chaîne d’événements qui empêchent la poursuite des négociations autour du gisement Gaza Marine. En 2007, la prise du pouvoir par le Hamas à Gaza empêche tout accord global. Par ailleurs, il n’est pas dans l’intérêt d’Israël que les négociations aboutissent. La poursuite des pourparlers pourraient en effet conduire à une reconnaissance internationale de fait du Hamas, maître de Gaza. En outre, l’importance de la manne financière potentielle que représente le gisement pourrait contraindre le Hamas et le Fatah à une certaine forme de réconciliation inter-palestinienne qu’Israël à tout intérêt à empêcher. Aussi, l’État hébreu continue de proposer des prix trop bas pour l’achat du gaz palestinien par rapport à ceux qui sont pratiqués sur le marché international, contraignant British Gas à se retirer des négociations. Celles-ci ont cependant repris à l’automne 2013, sans remettre en cause le désengagement de British Gas qui devraient céder ses parts aux Palestiniens.

En 2008, Israël se trouve dans une situation délicate sur le plan énergétique. Ne pouvant compter que sur le gisement de Mari B, il doit faire face à l’interruption des livraisons de gaz par Le Caire du fait de l’hostilité de l’opinion publique égyptienne. Par ailleurs, le Hamas contrôle toujours la bande de Gaza. D’après David Amsellem, si le déclenchement de l’opération de l’armée israélienne « Plomb durci » dans la bande de Gaza à l’automne ne peut s’expliquer par la volonté de prendre possession par la force de Gaza Marine, elle est néanmoins destinée à obtenir des conditions favorables lors de futures négociations en exerçant une pression intenable sur le Hamas. Cependant, le 18 janvier 2009, jour du retrait des troupes israéliennes de la Bande de Gaza, est annoncée la découverte du champ gazier de Tamar (240 milliards de mètres cubes de gaz soit six fois plus que Gaza Marine) dont l’exploitation a commencé en avril 2013. Suivent, toujours dans les eaux israéliennes, les découvertes de Leviathan (650 milliards de mètres cubes), Sara et Myrha (200 milliards de mètres cubes). Israël se désintéresse donc logiquement de Gaza Marine, devenu moins intéressant, et acquiert l’assurance d’un ascendant définitif sur son voisin palestinien en matière de ressources énergétiques permis par la pleine exploitation de ces gisements à horizon 2017.

L’utilisation de ces ressources gazières est également l’objet d’un rapport de force interne à Israël entre le gouvernement, qui met son autonomie énergétique au dessus de toute autre considération, et les compagnies gazières comme Noble Energy (américaine) et Delek (israélienne), qui sont en charges de l’exploitation des principaux gisements de gaz. Il est en effet dans l’intérêt de ces dernières que la proportion de gaz exporté soit la plus importante par rapport à celle qui est destinée à la consommation interne du pays, car les bénéfices escomptés pourraient être meilleurs. De son côté, le gouvernement israélien souhaite produire l’intégralité de son électricité à partir de ses gisements de gaz naturel. L’électricité est en effet hautement stratégique car c’est évidemment sur elle que repose la plupart du dispositif sécuritaire qui protège Israël contre les risques extérieurs et intérieurs (radars, vidéosurveillance, barrière électrique, etc.). Ce rapport de force porte également sur la taxation des revenus gaziers. Avant la découverte du champ offshore de Tamar, les revenus issus de l’exploitation des ressources en hydrocarbures étaient taxés à 12,5%, alors qu’en moyenne dans les pays producteurs, ce taux oscille entre 50% et 60%. Israël étant devenu un pays producteur de gaz, son gouvernement s’est penché sur la révision de son système fiscal en vue de l’adapter au nouveau profil énergétique du pays. La commission Shenshenski a été mise en place à cette fin, proposant en avril 2010 l’augmentation du taux de prélèvement et sa rétroactivité pour taxer davantage les compagnies sur les abondants gisements de Tamar et Léviathan. Cela a déclenché un bras de fer entre le gouvernement et l’ensemble des compagnies gazières. À la publication des travaux de la commission, ces dernières se sont constituées en lobby pour exercer une pression constante sur le gouvernement israélien, allant jusqu’à faire jouer des relais au plus haut niveau de la classe politique américaine. Le gouvernement israélien est finalement sorti vainqueur de ce rapport de force, arrachant une taxation supérieure à 50% ainsi que son caractère rétroactif.

Par ailleurs, le potentiel énergétique et la sécurité énergétique doivent être distinguées. Si la production d’électricité par l’exploitation exclusive des ressources gazières domestiques représente un gain d’indépendance indéniable pour Israël, elle pèse sur la sécurité électrique du pays. En effet, Israël ne dispose que de deux champs offshores conséquents et sûrs : Tamar et Léviathan. Il suffirait que l’unique plateforme gazière qui permet d’extraire ce gaz soit endommagée par un accident ou par une attaque, pour que le réseau électrique israélien tombe en panne. Si les autorités israéliennes ont conscience de ce risque, elles demeurent contraintes dans leur action par l’absence d’alternative sérieuse. Comment en effet réduire la dépendance énergétique alors que les perspectives d’importations de gaz via l’Egypte sont presque nulles ? Il convient également d’ajouter la pression interne exercée par les courants écologistes qui rejettent l’usage du charbon dans le mélange énergétique destiné à la production d’électricité. S’ils préfèrent les énergies « vertes » au gaz naturel, ce dernier reste nettement moins polluant. Ces évolutions récentes mises à part, la supériorité d’Israël dans le rapport de force énergétique qui l’oppose aux Palestiniens est tout aussi flagrante lorsque l’on considère le réseau électrique sur le territoire d’Israël, de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza. Depuis sa fondation, l’État hébreu souhaite se doter d’un secteur électrique performant et autonome. Condition nécessaire à la fondation de l’État moderne voulu par les premiers sionistes, la maîtrise de l’électricité est un aspect essentiel de la maîtrise du territoire. Il s’agit également d’un des fondements concrets de la légitimité politique de cet État, un déterminant de sa capacité à fixer les premiers colons et à accueillir de nouveaux immigrants.

Avant la Guerre des Six jours, la Cisjordanie actuelle est reliée au réseau transjordanien, Amman exerçant son contrôle sur le territoire en question. En revanche, si Gaza est occupée par l’Égypte, elle n’est pas intégrée au territoire du pays et reste donc en marge du réseau national égyptien. Après 1967 mais surtout suite à la Guerre du Kippour, l’implantation de colons israéliens dans ces deux territoires occupés par Israël conduit l’État hébreu à y étendre son réseau propre afin de garantir aux populations juives qui s’y implantent des conditions de vies équivalentes à celles qui prévalent en territoire israélien. En Cisjordanie, les villages palestiniens situés à proximité des colonies en profitent pour se raccorder à ce réseau qui double l’ancien réseau transjordanien existant. Toutefois, la signature des accords d’Oslo en 1993 enclenche un processus de construction étatique qui doit passer par la construction d’un réseau électrique autonome. Des compagnies régionales de distribution d’électricité sont créées de même qu’une autorité centrale de régulation. La réhabilitation du réseau existant est lancée en même temps qu’une entreprise d’électrification des zones rurales. L’interconnexion du réseau palestinien avec le réseau régional via la Jordanie et l’Egypte est assurée et les municipalités sont encouragées à construire des générateurs locaux. Par ailleurs, une centrale électrique est construite dans la bande de Gaza, à Nousseirat.

Malgré ces mesures, la situation de dépendance énergétique des Territoires palestiniens persiste. En moyenne, plus de 80% de la capacité de production d’électricité est assuré par Israël dans l’ensemble des Territoires palestiniens. Par ailleurs, en Cisjordanie, les réseaux israéliens qui desservent les colonies juives ainsi qu’une partie des localités palestiniennes ne sont pas connectés au réseau proprement palestinien. Il en va de même à Gaza où trois réseaux non-connectés coexistent : l’israélien, le gazaoui et l’égyptien. Par ailleurs, les évolutions politiques postérieures empêchent la consolidation d’un réseau palestinien autonome. Lors de l’opération « Pluie d’été » en 2006, la centrale électrique de Nousseirat à Gaza est détruite par l’armée israélienne. Sa destruction complète atteste une nouvelle fois de l’enjeu central que représentent les ressources énergétiques dans le conflit israélo-palestinien. La nouvelle centrale qui sera reconstruite à son emplacement grâce à des fonds européens sera d’une capacité moindre. Par ailleurs, cette centrale doit être alimentée en fuel et c’est Israël qui contrôle totalement l’acheminement de carburant dans la bande de Gaza. La désorganisation est tout aussi importante en Cisjordanie où la principale contrainte énergétique découle non seulement du rapport de force entre l’État israélien et les Palestiniens mais également des relations conflictuelles entre l’Autorité palestinienne et les municipalités, qui refusent de perdre une partie de leur autonomie. La Cisjordanie est en effet dépourvue de centrales et l’électricité provient essentiellement d’Israël. Or, les diverses compagnies régionales de distribution de l’électricité ne parviennent pas à présenter un front commun au fournisseur et doivent acheter au détail et donc plus cher. De plus, les municipalités palestiniennes pratiquent des impayés volontaires ce qui leur est permis par le fait que l’Autorité palestinienne garantit le paiement de l’électricité fournie à Israël en lui permettant de déduire les sommes dues des droits de douanes qu’il est censé lui verser [1]. Ce morcellement permet en définitive à Israël de conserver une position de force incontestée.

La maîtrise du levier énergétique permet à Israël d’entretenir son écrasante supériorité militaire. Etant en mesure de plonger la Cisjordanie dans le noir presque instantanément et d’affecter sérieusement l’alimentation de Gaza en électricité, l’Etat hébreu exerce un ascendant incontestable sur les combattants du Hamas. Par ailleurs, il dispose d’un moyen de pression sur l’Autorité palestinienne qui contraint les revendications de cette dernière. De plus, dans le cadre du processus de colonisation, Israël a tout intérêt à rester le fournisseur essentiel d’électricité en Cisjordanie de même que le propriétaire d’une partie des infrastructures dans la mesure ou un simple raccordement suffit à électrifier une implantation nouvellement construite. La pérennisation de cette situation éloigne d’autant la perspective d’un Etat palestinien viable. Cependant, les implications politiques de la dépendance énergétique palestinienne ne sont pas univoques. En adoptant un attitude offensive, le Hamas incite délibérément Israël à couper son approvisionnement en électricité, en allant parfois jusqu’à prendre pour cible les centrales israéliennes qui fournissent le réseau gazaoui. La branche palestinienne des Frères musulmans utilise en fait le levier énergétique de manière négative afin de ternir l’image d’Israël. C’est aussi pour cette raison que les négociations sur l’exploitation de Gaza Marine ont été relancées. Dans la mesure où le montage qui sera retenu ne pourra maintenir le Hamas hors du jeu, il le contraindra par la même à ne plus pouvoir utiliser ce levier.

Par ailleurs, l’énergie est l’enjeu de rapports de forces internes. Côté israélien, les intérêts du gouvernement divergent des compagnies qui exploitent les champs gaziers. Côté palestinien, des conflits sont multiples et opposent le Fatah au Hamas d’une part, et l’Autorité palestiniennes et les municipalités en Cisjordanie d’autre part. Chacun de ces acteurs, à différentes échelles du conflit israélo-palestinien, tente en fait de tirer parti de la dépendance énergétique palestinienne. Personne n’y gagne bien qu’Israël soit nettement en position de supériorité, et la population civile palestinienne est la première victime de ce rapport de force sans issue.

David Amsellem, La guerre de l’énergie – La face cachée du conflit israélo-palestinien, Paris, Vendémiaire, 2011, 183 pages.

Publié le 16/01/2014


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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