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De la Syrie à la Libye, la Turquie sur tous les fronts : résumé et analyse. Deuxième partie : la Libye, un nouveau front aussi épineux diplomatiquement que militairement pour la Turquie

Par Emile Bouvier
Publié le 24/01/2020 • modifié le 05/05/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Lire la partie 1

La Libye, un champ de bataille des puissances régionales

Une recontextualisation de la situation en Libye est nécessaire avant d’envisager une compréhension claire de l’engagement diplomatique et militaire d’Ankara dans le conflit. Pour rappel, après 42 ans au pouvoir (1969-2011), le leader libyen Mouammar Kadhafi meurt lynché à la suite d’une guerre civile ayant entraîné l’intervention d’une coalition internationale sous l’égide de l’OTAN. Depuis, la situation apparaît pour le moins chaotique : la faillite politique totale de l’Etat libyen se couple au morcellement des pouvoirs politiques et militaires, concomitamment à la présence de divers groupes djihadistes et aux activités délictueuses de nombreux groupes mafieux.

Aujourd’hui, deux grands pôles politiques et militaires s’opposent en Libye : à l’est, le gouvernement de Tobrouk, soutenu par la Russie, l’Egypte, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite, à la tête duquel se trouve le charismatique maréchal Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne (ANL) et fin stratège s’étant rendu célèbre pour ses nombreuses victoires militaires (bataille de Benghazi en 2014 par exemple). A l’ouest, se trouve le gouvernement d’accord national (GNA) de Faïez el-Sarraj, basé à Tripoli, et reconnu comme seul gouvernement légitime par la communauté internationale et soutenu par l’ONU, les Etats-Unis, le Qatar et la Turquie.

Les djihadistes en Libye, progénitures de la crise politique et sécuritaire ayant suivi la chute du régime de Khadafi, se sont très rapidement ralliés à Daech, qui possède aujourd’hui le monopole des activités terroristes en Libye. Al Qaeda et Ansar al-Charia, autrefois très présents dans le pays, le sont bien moins aujourd’hui. Au plus fort de ses succès en Libye, entre 2014 et 2016, l’Etat islamique contrôlait la ville portuaire de Sirte et certains quartiers de Benghazi, tout en circulant librement à travers le désert libyen où les djihadistes menaient des raids et tendaient des embuscades aux forces de sécurité locales. Jamais Daech n’avait été aussi proche de l’Europe (« Rome est à portée de main ! » s’enthousiasmait Dabiq, l’organe de propagande de Daech à l’époque, le 15 février 2015). Aujourd’hui, notamment par les opérations militaires menées par le maréchal Haftar, les djihadistes ont été expulsés de leurs fiefs littoraux et mènent désormais une guérilla relativement contenue dans le désert.

Les deux grands acteurs politiques en Libye sont donc le gouvernement de Tobrouk et le GNA. Militairement pourtant, les forces du maréchal Haftar l’emportent sur celles du gouvernement de Tripoli, qu’elles malmènent depuis désormais plusieurs mois et au détriment duquel elles ont conquis, ces dernières semaines, de vastes portions de territoires en Tripolitaine. Ce déséquilibre militaire apparaît comme l’une des raisons de l’intervention turque, dont il sera fait mention plus tard.

Le 25 juillet 2017, une réunion inter-libyenne sous l’égide du gouvernement français s’est tenue à Paris à l’initiative du Président français Emmanuel Macron. Au cours de ces pourparlers, Faïez el-Sarraj et le maréchal Haftar ont accepté de signer un accord engageant les deux protagonistes à tenir des élections parlementaire et présidentielle dès que possible. Cet accord ne tiendra pas plus de quelques semaines et les hostilités éclateront très rapidement à nouveau entre Tripoli et Tobrouk.

En avril 2019, les forces du maréchal Haftar ont lancé une vaste offensive visant à repousser les forces du GNA à l’ouest et à conquérir la capitale Tripoli. L’opération s’est avérée jusqu’ici un succès, l’ANL étant parvenue à pénétrer largement dans la profondeur du dispositif défensif tripolitain et à atteindre la banlieue de Tripoli, dans la banlieue de laquelle des combats se produisent régulièrement. Les forces du maréchal Haftar y stagnent pour le moment et ne parviennent pas à entrer davantage dans la ville en raison des robustes défenses érigées par les assiégés au fil des mois.

Dans ses opérations militaires, le maréchal Haftar bénéficie d’un appui particulièrement avantageux : celui de mercenaires russes mandatés par Moscou. Ces combattants et experts russes sont membres du groupe Wagner, une société militaire privée ayant émergé durant le conflit dans le Donbas ukrainien. Bien que Moscou nie toute implication directe dans le conflit libyen et un quelconque contrôle sur ces mercenaires, les chercheurs et spécialistes s’accordent sur le pouvoir qu’auraient les autorités russes sur le groupe Wagner (1).

Dans ce contexte, quelles sont les raisons ayant présidé à la décision turque d’intervenir en Libye ?

Une intervention turque aux contours encore flous

Comme évoqué précédemment, la Turquie soutient diplomatiquement le Gouvernement d’accord national (GNA) de Faïez el-Sarraj depuis le début de la crise libyenne en 2011, et d’autant plus depuis la désignation de ce dernier en décembre 2015 au poste de Président du Conseil présidentiel et de Premier ministre.

Cette aide, qui s’était matérialisée jusqu’ici uniquement par un appui diplomatique, s’est doublée d’un volet militaire à partir du 9 mai 2019, un mois après la vaste offensive lancée par les forces du maréchal Haftar au cours de laquelle les troupes du GNA se sont retrouvées rapidement débordées. En effet, partis du port de Samsun et arrivés à Tripoli plusieurs jours plus tard, une trentaine de véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI) de manufacture turque, les Kirpi II, ont été envoyés par la Turquie au GNA afin de l’aider à repousser les assauts du gouvernement de Tobrouk.

Dans les semaines qui suivront cette première livraison de véhicules blindés, la Turquie poursuivra sa fourniture de matériel militaire au gouvernement de Tripoli : chars, drones… En complète violation de l’embargo sur les armes édicté par l’ONU à l’encontre de la Libye, Ankara livre de vastes volumes de matériel militaire, bien que leur quantité exacte ne soit pas connue. Le régime turc s’affirme ainsi, d’emblée, comme le soutien militaire et politique le plus investi du GNA.

Ce substantiel soutien turc permet à Faïez el-Sarraj de reprendre le dessus sur Khalifa Haftar, qui essuie un revers devant Tripoli le 27 juin 2019. Conscient du rôle joué par la Turquie dans sa défaite, le maréchal ordonne le 29 juin à ses forces de prendre pour cible les navires turcs dans les eaux libyennes et de s’attaquer aux entreprises turques et à leurs emprises en Libye.

Tobrouk accuse la Turquie d’envoyer des munitions et du matériel au GNA, mais aussi de l’appuyer avec des soldats turcs des forces spéciales, entre autres choses. Si cette affirmation ne peut être vérifiée, la présidence turque reconnaît en tous cas l’envoi par son pays de matériel de guerre au profit du GNA, affirmant d’ailleurs que ce soutien a permis de « rééquilibrer » la situation en Libye.

Cette entente militaire entre Ankara et Tripoli se matérialise le 27 novembre 2019 par la signature, à Istanbul, d’un traité de coopération militaire et sécuritaire entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et Faïez el-Sarraj. Cet accord prévoit l’installation de bases militaires en Libye qui auront pour mission de conseiller et former l’armée de Tripoli. Un deuxième traité est signé le même jour : celui-ci est cette fois économique, et permet notamment à la Turquie d’étendre sa zone d’influence et l’étendue de son plateau continental qui, en droit maritime, définit entre autres choses les zones économiques exclusives (ZEE). La Libye et la Turquie, sans davantage de fondements juridiques, étendent ainsi leur ZEE respective en créant une sorte de couloir économique les reliant par la Méditerranée et leur permettant de revendiquer le droit à exploiter les ressources présentes dans ce couloir ; ce dernier se trouve, très opportunément, particulièrement riche en hydrocarbures. La Grèce, l’Egypte, Chypre et Israël ont dénoncé cet accord, duquel ces Etats sortent grands perdants économiquement (ndlr : un article sera très prochainement rédigé sur le sujet de l’exploitation des ressources en Méditerranée orientale dans Les clés du Moyen-Orient).

Le 2 janvier 2020, la Grande assemblée nationale turque a voté en faveur d’un envoi de troupes turques en Libye. Il est à noter, toutefois, que pour la première fois dans l’histoire des opérations extérieures turques depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, ce vote en faveur d’un envoi de troupes turques à l’étranger n’a pas recueilli la quasi-unanimité des votes à laquelle la chambre basse turque avait habitué le Président jusqu’ici.

Dans un premier temps, Ankara a envoyé en Libye des contingents de l’Armée nationale syrienne précédemment évoquée : moyennant finance, ces mercenaires acceptent de jouer à nouveau le rôle de proxy de la Turquie, sur le sol libyen cette fois. Bien que leur nombre exact ne soit pas connu, (le nombre de 300 mercenaires a pu toutefois être évoqué par Reuters notamment (2)), plusieurs pertes sur le front tripolitain seraient déjà évoquées dans leurs rangs, selon des photos et témoignages diffusées sur les réseaux sociaux (3). Ankara n’a, d’ailleurs, pas communiqué officiellement sur le sujet.

Face à l’escalade en Libye et la mise en danger de son protégé le maréchal Haftar, le Président russe Vladimir Poutine est parvenu, avec le soutien de son homologue turc, à imposer le 8 janvier un cessez-le-feu entre les belligérants de Tobrouk et Tripoli. Une réunion a été organisée le 13 janvier à Moscou afin de pérenniser ce cessez-le-feu par un accord signé par les parties en présence. Après plusieurs heures de négociation et l’annonce, par le porte-parole du gouvernement de Tobrouk, que le maréchal Haftar allait signer le document, ce dernier se dérobe finalement au dernier moment avant de repartir en Libye, alors même que son rival Faïez el-Sarraj avait signé l’accord.

Malgré l’échec des négociations à Moscou, les belligérants respectent le cessez-le-feu imposé par Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan qui, le 14 janvier dernier, a promis au maréchal Haftar de lui « infliger une leçon » s’il venait à reprendre ses attaques (4).

Une conférence sur l’avenir de la Libye organisée à Berlin le 19 janvier, qui rassemblait les principaux pays impliqués dans le dossier (5), s’est avérée un succès relatif, mais un succès quand même : les participants se sont accordés sur le fait que la solution au conflit « n’était pas militaire », et que l’embargo sur les armes devait être renforcé. Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, aura résumé, devant les journalistes, l’issue de la conférence en affirmant que cette dernière s’était montrée « très utile […], mais qu’il est clair qu’on n’a pas réussi pour l’instant à lancer un dialogue sérieux et stable entre [Tobrouk et Tripoli] ». Le sort du conflit libyen apparaît ainsi désormais, plus que jamais, entre les mains d’acteurs étrangers au pays et non plus à ses belligérants originels.

Notes :
(1) https://fr.euronews.com/2019/12/19/qui-sont-les-combattants-russes-engages-dans-la-guerre-civile-libyenne
(2) https://www.reuters.com/article/libya-security-turkey/turkey-mulls-sending-allied-syrian-fighters-to-libya-sources-idUSL8N29425H
(3) https://www.almasdarnews.com/article/at-least-19-syrian-militants-killed-in-libya-monitor/
(4) https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/libye/libye-le-president-turc-erdogan-promet-d-infliger-une-lecon-au-marechal-haftar-s-il-reprend-ses-attaques_3784301.html
(5) La Turquie, la Russie et les deux gouvernements libyens naturellement, mais aussi les pays européens et les Etats-Unis.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Comprendre la crise libyenne (2019-2020) : contexte diplomatique, enjeux sécuritaires et intérêts gaziers autour des accords turco-libyens
  De l’engagement aux critiques, la position britannique sur la guerre en Libye
 L’enlisement du conflit libyen et le rôle croissant de la Turquie (1/2)
 L’enlisement du conflit libyen et le rôle croissant de la Turquie (2/2)

Bibliographie :
 OXFORD ANALYTICA. Turkish involvement exacerbates Libya conflict. Emerald Expert Briefings, 2020, no oxan-es.
 OXFORD ANALYTICA. Western omissions abet foreign meddling in Libya. Emerald Expert Briefings, 2020, no oxan-es.
 OXFORD ANALYTICA. Turkish intervention in Libya would be highly risky. Emerald Expert Briefings, 2020, no oxan-es.
 OXFORD ANALYTICA. Turkey may recruit more Syrian rebel fighters. Emerald Expert Briefings, 2020, no oxan-es.
 QUILLIAM, Neil. Saudi Arabia, the UAE and Turkey : The Political Drivers of ‘Stabilisation’. In : Stabilising the Contemporary Middle East and North Africa. Palgrave Macmillan, Cham, 2020. p. 139-161.

Sitographie :
 Avec la Libye, la Turquie tente de briser son isolement en Méditerranée orientale, Mediapart, 18 janvier 2020
https://www.mediapart.fr/journal/international/180120/avec-la-libye-la-turquie-tente-de-briser-son-isolement-en-mediterranee-orientale?onglet=full
 Le président turc Erdogan annonce l’envoi de troupes en Libye, France24, 16/01/2020
https://www.france24.com/fr/20200116-erdogan-annonce-l-envoi-de-troupes-turques-en-libye
 Libye : le président turc Erdogan promet "d’infliger une leçon" au maréchal Haftar s’il reprend ses attaques, FranceInfo, 14/01/2020
https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/libye/libye-le-president-turc-erdogan-promet-d-infliger-une-lecon-au-marechal-haftar-s-il-reprend-ses-attaques_3784301.html
 La Russie et la Turquie s’opposent en Libye mais se retrouvent autour d’un gazoduc, Le Monde, 08/01/2020
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/01/08/la-russie-et-la-turquie-s-opposent-en-libye-mais-se-retrouvent-autour-d-un-gazoduc_6025158_3212.html
 Libye : Erdogan annonce le début du déploiement de soldats turcs, L’Express, 06/01/2020
https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/libye-erdogan-annonce-le-debut-du-deploiement-de-soldats-turcs_2113499.html
Des mercenaires syriens envoyés par la Turquie présents en Libye, RFI, 31/12/2019
http://www.rfi.fr/afrique/20191230-libye-turquie-presence-mercenaires-syriens
 Erdogan : Road to peace in Libya goes through Turkey, Politico, 18/01/2020
https://www.politico.eu/article/road-to-peace-in-libya-goes-through-turkey-khalifa-haftar/
 Why Turkey’s Libya commitment angers Arab nations, DW, 18/01/2020
https://www.dw.com/en/why-turkeys-libya-commitment-angers-arab-nations/a-52052924
 EU Divisions In Libya Leaves Space Wide Open For Turkey, Forbes, 31/12/2019
https://www.forbes.com/sites/pascaledavies/2020/12/31/eu-divisions-in-libya-leaves-space-wide-open-for-turkey/#7a711758716b
 Erdogan announces plan to send troops to Libya, Al Jazeera, 26/12/20219
https://www.aljazeera.com/news/2019/12/erdogan-announces-plan-send-troops-libya-191226090214331.html
 Syria’s Kurdish Forces Hold Back the Tides, Foreign Affairs, 15/01/2020
https://www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2020-01-15/syrias-kurdish-forces-hold-back-tides
 The future of Syrian Kurds is ambiguous, but still hopeful, United World International, 20/01/2020
https://uwidata.com/7209-the-future-of-syrian-kurds-is-ambiguous-but-still-hopeful/
 Turkey rapidly succeeds in taking over Libya conflict – analysis, The Jerusalem Post, 19/01/2020
https://www.jpost.com/Middle-East/Turkey-rapidly-succeeded-in-taking-over-Libya-conflict-614628

Publié le 24/01/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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