Appel aux dons dimanche 13 octobre 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/3489



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3100 articles publiés depuis juin 2010

dimanche 13 octobre 2024
inscription nl


Accueil / Portraits et entretiens / Portraits historiques

De la célébrité à l’exil, retour sur le parcours du chanteur kurde Ahmet Kaya

Par Emile Bouvier
Publié le 11/02/2022 • modifié le 11/02/2022 • Durée de lecture : 7 minutes

Turkey, Adiyaman province, Nemrut dagi national park , Eskikale, Septimius Severus bridge (cendere koprusu), Unesco world heritage.

Nicolas Thibaut / Photononstop / Photononstop via AFP

I. Une jeunesse musicale

Ahmet Kaya est né le 28 octobre 1957 à Adıyaman (cf photo), dans le sud-est de la Turquie, de parents kurdes, dans une fratrie forte déjà de quatre frères et sœurs. Son père travaillait alors dans une usine textile de la région et ne pouvait offrir meilleur logement à la famille Kaya qu’une simple pièce de vie. Cette situation change en 1959, année où l’usine commencera à fournir des logements de meilleure qualité pour ses travailleurs ; la pauvreté continuera toutefois de caractériser les premières années de vie du jeune Ahmet [2].

Son amour pour la musique commencera très tôt : il la découvrira avec son oncle Yusuf, chanteur et fin joueur de bağlama, un luth à manche longue très répandu dans le monde perso-turcique. La fascination d’Ahmet pour le bağlama le conduira à en fabriquer un succédané lui-même ; son père se décidera à lui en acheter un authentique après avoir aperçu Ahmet donnant des concerts de bağlama improvisé, dans le jardin, aux poules de la famille Kaya [3].

Dès ce moment, Ahmet vouera une passion pour cet instrument, dont il apprendra à jouer très jeune ; à sept ans, il organisera des concerts pour sa famille et, à neuf ans, en juillet 1966, il tiendra son premier concert pour des collègues ouvriers de son père. Il étendra son auditoire à ses amis, aux amis de ses proches, de leurs collègues, et s’emploiera à maintenir coûte que coûte un lien avec le monde de la musique : quelques années plus tard, il travaillera ainsi dans un magasin de disque après ses journées de cours au collège. Son intérêt pour la politique, notamment pour les mouvements de gauche, naîtra à la même époque ; il participera à des réunions avec ses camarades, durant lesquelles il débattra et, surtout, jouera du bağlama. A 16 ans, il est emprisonné durant quelques semaines pour avoir collé illégalement des affiches [4].

II. Un début de vie adulte marqué par les déboires et l’infortune

En 1977, sa famille quitte Adıyaman pour s’établir à Istanbul, dans le quartier de Kocamustafapaşa, où son père et lui ont trouvé un emploi dans une société téléphonique. L’année suivante, il part s’acquitter de son service militaire et parvient à être affecté à l’Orchestre militaire de Gelibolu ; peu de détails transparaissent sur cette période, sinon qu’il continuera d’y perfectionner son aisance musicale. A son retour, il se marie en 1979 avec Emine Kaya et s’installe avec elle dans le quartier de Sarıyer à Istanbul. Les années suivantes seront toutefois celles d’un certain désenchantement : le 12 septembre 1980, le coup d’Etat militaire jette sur la Turquie une chape de plomb répressive et un grand nombre des amis et camarades d’Ahmet Kaya sont arrêtés en raison de leur engagement politique. En 1982, Emine met au monde leur premier enfant, Çiğdem, mais demandera le divorce l’année suivante en raison de l’incapacité de son mari à subvenir aux besoins de leur fille.

Cherchant à renouer avec le monde de la musique, ses talents de chanteur et de joueur de bağlama lui permettent d’intégrer le groupe de Ferdi Tayfur, un chanteur turc de renom né en 1945 et qui s’était alors fait une spécialité de la musique arabesque [5]. Sa proximité avec le chanteur amènera Ahmet Kaya à faire la connaissance de Kürt Idris dit « Özbir » (1937-2002), un mafieux stambouliote qui le recrutera afin de donner des cours de bağlama à son fils [6]. Ahmet Kaya sera arrêté et passera trois mois en prison après une perquisition de la police au domicile d’Özbir, au moment où Ahmet y donnait des cours, en raison de la saisie d’une arme à feu dans le bureau du responsable mafieux [7].

A sa sortie de prison, Ahmet décide de tourner la page Tayfur et se tourne vers Hüseyin Demirel, avec qui il se produit à plusieurs reprises et sort un premier album. Le succès ne s’avèrera pas au rendez-vous et, constatant l’échec de leur collaboration, Kaya et Demirel décident d’y mettre un terme [8].

III. Les années fastes

La carrière d’Ahmet Kaya débute son ascension peu de temps après cette déconvenue : à la suite de son mariage avec Gülten Hayaloğlu en 1985, il parvient à entrer en contact avec la chanteuse turque de renom Selda Bağcan, que sa femme connaît personnellement [9]. Celle-ci lui ouvre de nombreuses portes qui lui permettent de publier, en 1985, son premier album solo, « Ağlama Bebeğim » (« Ne pleure pas mon bébé »), qui est aussitôt interdit par les autorités turques. Cette censure va donner une publicité inattendue à l’album qui connaîtra un certain succès sur le marché noir. En 1986, il sort son deuxième album, « Şafak Türküsü » (« La chanson de l’aurore »), qui connaît un franc succès et contribue à asseoir la popularité d’Ahmet. Ses succès n’iront que croissant ; en 1994, son album « Şarkılarım Dağlara » (« Mes chansons aux montagnes ») engrange plus de 2 800 000 ventes par exemple.

A partir de la seconde moitié des années 1980, la situation d’Ahmet tend ainsi à se stabiliser et, incontestablement, à s’améliorer : il co-écrit plusieurs chansons à succès avec son beau-frère Yusuf Hayaloğlu, les rentrées d’argent se font croissantes et il devient père pour la seconde fois en 1987, d’une fille prénommée Melis. L’engagement du chanteur kurde auprès des mouvements de gauche turco-kurdes sont connus de notoriété publique mais ne l’empêchent pas de connaître une popularité toujours grandissante [10].

Toutefois, son nouveau déménagement dans un appartement du quartier chic de Valideçeşme lui vaudra les réprimandes et critiques de ses amis de gauche, y compris de la chanteuse Selda Bağcan, connue également pour ses prises de position politiques. Malgré ce désaveu de son entourage, et en raison des positions politiques de gauche qu’Ahmet Kaya continue de maintenir dans ses chansons, les autorités turques s’intéressent à leur tour au chanteur. A la suite des déclarations au vitriol de Yusuf Hayaloğlu à l’encontre du mode de vie d’Ahmet, les deux hommes décident de cesser leur collaboration [11]. La situation financière de plus en plus avantageuse du chanteur kurde, couplée à ses déclarations politiques régulières, seront pendant plusieurs mois un sujet de tension pour les mouvements politique de gauche et les autorités turques qui décident, en 1992, de tirer un premier coup de semonce en saisissant plusieurs biens d’Ahmet Kaya.

L’engagement politico-artistique d’Ahmet Kaya ira pourtant croissant et, en 1994, il sort l’un de ses plus célèbres albums, « Şarkılarım Dağlara » (« Mes chansons aux montagnes »), dont plusieurs titres portent sur le conflit opposant alors violemment les guérilleros du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) aux forces de sécurité turques dans le sud-est anatolien [12]. L’année suivante, sa femme et lui établissent le label de musique GAK qui, malgré la production de plusieurs artistes célèbres, ne s’avère pas un franc succès [13].

IV. La chute

Le 11 février 1999, durant la soirée des « Victoires de la musique » turques au cours desquelles il est couronné « Meilleur musicien de l’année », Ahmet Kaya déclare sur scène vouloir chanter ses prochaines chansons dans sa langue natale, le kurde, rappelant être né et avoir grandi au Kurdistan turc. Il indique à cette occasion en avoir déjà enregistré une : « Karwan » (cette chanson ne paraîtra toutefois qu’à titre posthume, dans l’album « Hoşçakalın Gözüm », « Au revoir, la prunelle de mes yeux »). Les artistes et personnalités présentes lors de la soirée s’insurgent alors contre Ahmet Kaya et commencent à entonner des chants nationalistes. L’artiste doit être exfiltré par le service d’ordre, sous des pluies d’insultes, de menaces et de coups [14]. « Tout à coup, tous ces hommes et ces femmes si chics, se sont transformés en monstres, attrapant des fourchettes et des couteaux pour les lancer sur nous, en nous insultant, en nous huant. Imaginez l’atmosphère changeant du tout au tout en cinq minutes, c’était presque une transformation kafkaïenne » racontera la femme d’Ahmet Kaya, Gülten, lors d’une émission consacrée au chanteur kurde par la BBC en novembre 2016 [15].

Face aux menaces de mort dont il fera l’objet, de l’ouverture d’une enquête par le ministère de la Justice pour « propagande au profit d’une organisation séparatiste » et du déchaînement médiatique à son encontre, Ahmet Kaya fuit la Turquie le 16 juin 1999 pour rejoindre la France. Des investigations menées par divers journaux tenteront de prouver, sans succès, son soutien au PKK [16]. Il sera condamné, par contumace, à 3 ans et 9 mois de prison par la Cour pénale d’Istanbul.

Il mourra d’une crise cardiaque en France le 16 novembre 2000, dans son appartement de la Porte de Versailles à Paris, à l’âge de 43 ans [17]. Il sera enterré, le lendemain, au cimetière du Père Lachaise, lors d’une cérémonie à laquelle participeront quelque 30 000 personnes [18]. Dans une démarche de conciliation, le gouvernement turc évoquera l’idée, depuis 2009, de rapatrier en Turquie le corps d’Ahmet Kaya, mais n’est pas parvenu à matérialiser ce projet [19]. Aujourd’hui encore, la vie d’Ahmet Kaya déchaîne les passions : martyr de la cause kurde pour les uns, ennemi national pour les autres. Ainsi, le 15 novembre 2021, la tombe du chanteur a été profanée par des individus ayant notamment dégradé la sculpture du visage du chanteur et divers autres ornements présents sur la tombe [20].

Au cimetière du Père Lachaise, il repose aux côtés d’autres personnalités kurdes en exil ayant trouver refuge en France, qu’il s’agisse d’hommes politiques comme le Kurde iranien Abdul Rahman Ghassemlou ou d’artistes, comme le cinéaste kurde turc Yılmaz Güney [21].

A lire sur les Clés du Moyen-Orient :
 Abdul Rahman Ghassemlou : du héraut de l’autonomisme kurde iranien au héros transnational de la cause kurde (1/2). De l’intellectuel à l’homme d’action
 Kurdes en exil et nationalisme déterritorialisé
 Le PKK, un mouvement résolument transfrontalier. Partie 1 : l’Irak, une base arrière majeure pour le PKK
 Histoire des putschs et tentatives de coups d’Etat en Turquie : l’armée turque, du statut de gardienne du kémalisme à celui d’outil politique (3/4). Le coup d’Etat du 12 septembre 1980, un putsch aux bouleversements socio-économiques profonds pour la Turquie
 Les Kurdes, d’un statut de peuple marginalisé à celui d’acteurs stratégiques incontournables. Un peuple concentré dans les montagnes mais disséminé à travers le Moyen-Orient (1/2)

Bibliographie :
 Kara, İlkay. Açık Yaranın Sesi : Bir Politik Anlatı Olarak Ahmet Kaya Şarkıları. Vol. 453. İletişim Yayınları, 2019.

Sitographie :
 Ahmet Kaya : Kurdish Musician Murdered by Turkish Fascists, YouTube
https://www.youtube.com/watch?v=mbh-XzPA0_A
 Ahmet Kaya’nın hayatı, ailesi, şarkıları, Molatik,
https://www.milliyet.com.tr/molatik/unluler/ahmet-kayanin-hayati-ailesi-sarkilari-71841
 Hürriyet yazarı Soner Yalçın, "romantik bir solcunun portresi"ni yazdı, DHA, 21/11/2010
https://www.dha.com.tr/yasam/ahmet-kaya-dogu-perincek-sol/haber-124381
 Romantik bir solcunun portresi Ahmet Kaya, Hürriyet, 27/11/2010
https://www.hurriyet.com.tr/romantik-bir-solcunun-portresi-ahmet-kaya-16336866
 Ahmet Kaya’yi bir de benden dinleyin, ODA TV, 20/11/2010
https://odatv4.com/makale/ahmet-kayayi-bir-de-benden-dinleyin--2011101200-13897
 Paris’te "kaçak" olarak öldü, öldükten sonra Cumhurbaşkanı’ndan ödül geldi., Hürriyet, 29/10/2013
https://www.hurriyet.com.tr/gundem/nereden-nereye-24998394
 Selda’dan 17 yıl arayla Ahmet Kaya, Hürriyet, 11/01/2003
https://www.hurriyet.com.tr/gundem/selda-dan-17-yil-arayla-ahmet-kaya-120902
 Ahmet Kaya hayatı kaç yaşında öldü eşi Gülten Kaya kimdir ?, Internet Haber, 16/11/2020
https://www.internethaber.com/ahmet-kaya-hayati-kac-yasinda-oldu-esi-gulten-kaya-kimdir-2141494h.htm
 ’Şiirlerin boynu bükük…’ Yusuf Hayaloğlu ölüm yıldönümünde anılıyor, Cumhuriyet, 03/03/2017
https://www.cumhuriyet.com.tr/galeri/siirlerin-boynu-bukuk-yusuf-hayaloglu-olum-yildonumunde-aniliyor-689768/3
 Ahmet Kaya Biyografisi, Haberler, 07/11/2011
https://www.haberler.com/ahmet-kaya/biyografisi/
 Personnalités kurdes au cimetière du Père Lachaise, Institut Kurde de Paris, date inconnue
https://www.institutkurde.org/kurdorama/perelachaise/
 Ahmet Kaya’ya Çatal Bıçak Fırlatıldığı Ödül Töreni Gecesinde Yaşananların Detaylı Anatomisi, Onedio, 20/06/2019
https://onedio.com/haber/ahmet-kaya-ya-catal-bicak-firlatildigi-odul-toreni-gecesinde-yasananlarin-detayli-anatomisi-876955
 Kurdish Singer Ahmet Kaya, BBC News, 11/11/2016
https://www.bbc.co.uk/programmes/p04f319d
 Ahmet Kaya : Ben vatansızlıktan üşüyorum, 28/11/2019
https://www.indyturk.com/node/85666/k%C3%BClt%C3%BCr/ahmet-kaya-ben-vatans%C4%B1zl%C4%B1ktan-%C3%BC%C5%9F%C3%BCyorum
 AHMET KAYA, chanteur turc d’origine kurde, Le Monde, 22/11/2000
https://www.lemonde.fr/archives/article/2000/11/22/ahmet-kaya-chanteur-turc-d-origine-kurde_3624638_1819218.html
 Attaque sur la tombe de l’artiste Ahmet Kaya à Paris. Le tombeau de Kaya, le jour anniversaire de sa mort le 16 novembre, a été détruit, Nouvelles du Monde, 14/11/2021
https://www.nouvelles-du-monde.com/attaque-sur-la-tombe-de-lartiste-ahmet-kaya-a-paris-le-tombeau-de-kaya-le-jour-anniversaire-de-sa-mort-le-16-novembre-a-ete-detruit/
 Cumhurbaşkanı Erdoğan : Ahmet Kaya’nın topraklarımıza getirilmesi için her şeyi yaparız, 19/06/2019
https://www.aa.com.tr/tr/turkiye/cumhurbaskani-erdogan-ahmet-kayanin-topraklarimiza-getirilmesi-icin-her-seyi-yapariz/1510233
 La tombe du chanteur kurde Ahmet Kaya profanée au cimetière du Père-Lachaise, Le Figaro, 15/11/2021
https://www.lefigaro.fr/musique/la-tombe-du-chanteur-kurde-ahmet-kaya-profanee-au-cimetiere-du-pere-lachaise-20211115

Publié le 11/02/2022


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


Zones de guerre

Turquie

Politique