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Les mots sont des vecteurs de sens mais aussi d’histoire. Il sont les témoins privilégiés des liens qui se sont tissés entre des représentations du monde, des structurations du réel qui se sont rencontrés ; et ce, grâce à la différence de l’autre à soi et au goût de la connaissance et de la découverte qui agitent les esprits. Cette agitation qui fait migrer les êtres et leurs mots, nourrit les vocables et la langue. Les écrits en anglais, français, italien, bulgare, polonais ou espagnol relatant une continuité d’écho avec la pensée orientale sont anciens et marquent un tournant dans l’histoire de la littérature savante du Moyen Âge en Europe. Mathématiciens, astronomes, médecins, historiens, écrivains et poètes ont trouvé dans les écrits accessibles en traduction latine mais également dans leurs versions originales en arabe, en persan, en turc ou en hindi un épanouissement de leurs connaissances et un savant mélange entre la pensée et l’imaginaire qui souffla d’est en ouest.
Les écrivains ont puisé dans les dīvān orientaux, ces recueils de poésie et (rarement) de prose attribués aux poètes iraniens, arabes, turcs ou indiens. Étonnement, il existe un lien de parenté entre le recueil de poésie et le nom donné, dans la langue de Molière, au meuble de repos : le divan. L’histoire de ce mot illustre à elle seule le cheminement, tantôt circulaire, tantôt ondulatoire, que peut emprunter un terme d’une langue à l’autre, d’une écriture à l’autre, à travers l’espace et le temps.
L’histoire du terme qualifiant ce meuble large et moelleux, ce divan dans lequel nous nous plaisons à lire, rêver ou laisser notre esprit divaguer commence à la cour des Perses sassanides (224-651). Le mot est clairement attesté en moyen-perse où il désigne alors les archives (royales) ou les collections d’écrits. Néanmoins, son histoire débute bien avant et on présume qu’il dérive du vieux-perse dipi- qui signifie inscription ou document. Ce terme est lui-même emprunté, via l’élamite, de l’akkadien tuppu et du sumérien dub désignant une tablette d’argile. A la cour sassanide, le dēwān est intimement lié à celui qui en a la garde et le nourrit : le dibīr, le scribe et en Arménien, le scribe se dit dīvān.
A la chute de Yazdegerd III, le califat arabe omeyyade (661-750) établi à Damas reprend le système administratif sassanide tout en s’inspirant de pratiques byzantines et instaure, selon l’historien Tabarī, un registre qu’il nomme dīvān dans lequel sont enregistrés les paiements des taxes ainsi que les noms des combattants arabes et leur rémunération (1). Rapidement, cette seule institution administrative s’est fractionnée entre le dīwān al-rasāʾel, chargé de la correspondance officielle, le dīwān al-ḵātam, chargé du sceau de ces documents et de la traque des faux, le dīwān al-djound, responsable des affaires militaires et une série de dīwān spécifiques chargés de la collecte des taxes, du service postal, etc. Le mot dīwān a pris un sens plus large et a qualifié l’administration centrale de Bagdad dès le xe ou le xie siècle durant le califat abbāside (750-1258). A partir du IXème siècle de notre ère, en Iran, les anciennes satrapies se dotent également de dīwān permettant d’assurer leurs fonctionnements locaux. Les capitales provinciales de Shiraz, Marāgha, Merv, Nīšāpūr, Zarang et Sīrjān assurent les collectes d’impôts nécessaires à leur fonctionnement via des dīwān régionaux également appelés ʿāmel ou bondār. Les Buyides, les Samanides, les Ghaznavides, les Seljoukides, les Ilkhanides, les Safavides ont également repris cette institution commode avec des innovations propres (2).
Le mot passe du vocable administratif à celui de la littérature et désigne, tant en arabe qu’en persan, une collection de poèmes émanant d’un auteur particulier. L’utilisation du terme au sens poétique serait attribuée à Rudaki (858-941). Les maṯnawīs, les longs poèmes dont le plus connu est celui du poète mystique Rumi (1207-1273) en sont généralement exclus (bien que Rumi soit l’auteur du dīwān-e Shams-e Tabrizi).
Ces archives deviendront des documents essentiels pour la diffusion de la culture d’Orient auprès d’érudits comme Johann Gottfried von Herder (1744-1803) ou Goethe qui, inspiré par Hafez, écrira, entre 1814 et 1819, son West-östlicher Divan. Effet de synthèse ou d’assimilation, les dīwān se rapprochent à nouveau de leur sens initial d’archives, pour devenir d’incontournables sujets d’études philologiques liés à la renommée d’écrivains et de prophètes qui acquièrent une postérité singulière sous la plume de traducteurs et d’auteurs occidentaux.
Sous l’Empire ottoman, le mot, sans sortir du vocable littéraire, migre vers les sphères politiques et juridiques. A côté de l’entreprise poétique, on parle de dīwān-i humayūn pour qualifier la réunion du gouvernement central en présence du sultan puis du grand vizir ou pour désigner le gouvernement de la Sublime Porte. Le mot dīwān qualifie graduellement le conseil puis la salle de conseil, le tribunal ou la salle garnie de coussins. Vers le début du XVIème siècle, par emprunt au turc, on trouve le terme divano pour qualifier les conseils tenus dans la Sérénissime. Vers le XVIIIème siècle, le divan qualifie alors le siège sans dossier ni bras qui se trouve dans un salle d’archive puis dans un salon.
La dernière étape du voyage du divan va le remmener vers l’Orient et avec lui, les turpitudes de l’âme trouveront un endroit où s’apaiser. Quand Sigmund Freud découvre les bienfaits de l’association libre pour éclairer la médecine de l’âme, il utilise le divan pour faire voyager les patients au fond de leur inconscient. Le divan et, posé dessus, des tapis persans.
Notes :
(1) Ṭabarī, I, p. 2412.
(2) Voir http://www.iranicaonline.org/articles/divan
Références :
– Mac Kenzie, D.N., 1971, A concise Pahlavi dictionary, Oxford University Press, London.
– Nāṣer-e Ḵosrow 1353 Š./1974, Dīvān, ed. M. Mīnovī and M. Moḥaqqeq, Tehran.
– Roth, M. L. 1975, Die Frage nach dem rechten Leben in Goethes West-östlichem Divan, In Colloquia Germanica (Vol. 9, pp. 246-268).
– Storey/de Blois, 1337 Š./1959, Dīvān, ed. T. Bīneš, Mašhad.
– https://archive.org/details/DivanERudakiSamarqandiFarsi
– http://www.cnrtl.fr/etymologie/divan
– http://www.iranicaonline.org/articles/divan
– http://www.iranicaonline.org/articles/goethe http://perso-indica.net/work/matnawi-i_irfan
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
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