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Dynamiques démographiques des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord : vers une potentielle redistribution géopolitique (2/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 27/03/2025 • modifié le 27/03/2025 • Durée de lecture : 8 minutes

Lire la partie 1

II. Perspectives et prévisions démographiques

Comme vu précédemment, les dynamiques démographiques des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord apparaissent plurielles et s’expliquent entre autres choses par leur degré de développement ou, en tous cas, de la borne chronologique de départ de celui-ci : la richesse des pays de la péninsule Arabique est par exemple récente et est étroitement corrélée à la découverte et à l’exploitation en masse depuis la seconde moitié du XXème siècle des gisements d’hydrocarbures que leur territoire recèle. Ces pays connaîtront donc une croissance démographique encore soutenue durant plusieurs années, au contraire de pays plus anciens dont le développement s’est avéré bien plus précoce (Turquie, Iran, etc.). Les démographes s’accordent en effet sur ce point : la transition démographique (c’est-à-dire le passage d’un régime démographique traditionnel où la fécondité et la mortalité sont élevées et s’équilibrent à peu près, à un régime où la natalité et la mortalité sont faibles et s’équilibrent également [1]) est étroitement corrélée au degré de développement du pays et à l’âge de ce dernier en tant que pays développé/en voie développement [2]. D’autres variables - bien souvent spécifiques au pays étudié - entrent dans l’équation démographique : existence ou non de politiques natalistes, dégradation ou non des environnements habitables, fragilisation à venir ou non de l’économie du pays, conflit armé, etc.

Ainsi, les prévisions des démographes des Nations unies permettent de déceler deux grandes tendances - dont certaines sont déjà palpables, comme cela sera vu infra - dans les décennies à venir dans la région MENA : d’un côté, les pays ayant atteint un niveau de développement qui devrait leur permettre de connaître prochainement leur transition démographique (dans l’ordre chronologique : Turquie, Tunisie, Chypre, Iran, Maroc, Liban, Syrie, Libye et Algérie) ; de l’autre, les pays dont la population devrait continuer à croître au-delà même de 2100 (Yémen, Territoires palestiniens, Qatar, Oman, Koweït, Jordanie, Israël, Irak, Emirats arabes unis, Egypte, Bahreïn, Arabie saoudite).

Dans le premier groupe - celui des pays devant connaître prochainement leur transition démographique -, la croissance démographique jusqu’à l’année 2050 environ devrait être portée par l’énergie cinétique de la croissance économique qu’ils ont connue ces dernières années ; divers facteurs devraient ensuite les conduire à connaître une récession progressive de leur population. Dans le cas de la Turquie par exemple (dont le pic démographique devrait se trouver aux alentours de 2047), la population entre dans une phase de vieillissement typique des pays développés. L’âge médian est par exemple passé de 25,8 ans en 2000 à 34 ans en 2023 [3]. Face à ce que certains caractérisent déjà de « crise démographique » [4], les autorités turques se mobilisent et ont par exemple consacré l’année 2025 comme « Année de la famille » [5], dévoilant de nouvelles mesures natalistes (prêts sans intérêt pour les jeunes mariés, revalorisation des allocations financières pour les parents d’un nouveau-né, etc.) [6]. Il en va de même en Iran - dont la transition démographique devrait commencer vers 2053 -, où la population connaît des taux de fécondité historiquement bas : en 2024, ce taux atteignait 1,6 enfant par femme là où il était estimé à 6,5 dans les années 1980 [7]. Cette mutation démographique s’explique notamment, dans le cas iranien, par les conditions économiques particulièrement dégradées depuis de nombreuses années et l’incertitude en découlant. De même, les normes sociales ont notablement évolué ces dernières années, concomitamment à l’urbanisation croissante des habitants, influençant les mœurs familiales [8]. Cette récession démographique n’est pas sans inquiéter les autorités iraniennes dont des responsables ont souligné qu’en l’absence de politiques natalistes adaptées, la population pourrait diminuer jusqu’à 50% d’ici 2100 [9], alors même que ses voisins régionaux - et bien souvent rivaux - devraient continuer à voir leur population croître.

De fait, la plupart des pays du Moyen-Orient devraient rester sur une trajectoire à la hausse au-delà même de 2100 ; les Etats de la péninsule Arabique évoqués supra, qui bénéficient depuis 1960 d’un taux de croissance démographique particulièrement notable, figurent parmi ces pays. Les Emirats arabes unis devraient par exemple devenir en 2100 plus populeux encore (26 millions d’habitants) que la Syrie d’aujourd’hui (23 millions d’habitants). L’un des éléments les plus notables reste toutefois les projections pour l’Egypte : en dépit des efforts répétés des autorités pour maîtriser la courbe des naissances [10], la population égyptienne devrait atteindre au moins 210 millions d’habitants aux alentours de 2100, soit autant que la population brésilienne [11] (pays le plus peuplé d’Amérique latine), ou nigériane [12] (pays le plus peuplé d’Afrique) d’aujourd’hui. D’autres pays deviendront également des colosses démographiques comme l’Irak, aux portes de l’Iran, avec plus d’une centaine de millions d’habitants en 2100, ou encore le Yémen, sur le flanc méridional de l’Arabie saoudite, avec plus de 110 millions de personnes. Ces expansions démographiques majeures ne sont pas sans comporter leur lot de défis pour l’avenir, tant environnementaux ou encore d’aménagement du territoire que géopolitiques.

III. Les défis posés par ces dynamiques démographiques

Les dynamiques démographiques présentées au cours de cet article, et notamment les projections des démographes des Nations unies, soulèvent de nombreux défis pour l’avenir, notamment quand les croissances démographiques apparaissent incontrôlées et galopantes, comme celle de l’Egypte par exemple. En effet, un tel accroissement de la population exerce une pression significative sur les services publics du pays, ses infrastructures et de manière générale son économie ; pour reprendre le cas égyptien, le président al-Sissi a même qualifié cette croissance démographique de « danger » pour l’Egypte [13]. En effet, mal maîtrisée, cette croissance démographique devient synonyme de surpopulation : la densité de population au Caire était par exemple de 19376 hab./km² en 2024 [14], quand la moyenne nationale est de 113.13 hab./km². Cela provoque dans les aires urbaines une congestion et des embouteillages permanents, coûtant quelque 8 milliards de dollars par an à l’Egypte, selon la Banque mondiale [15], couplés à une pollution excessive -Le Caire était en 2024 la deuxième mégapole la plus polluée du monde [16]. Cette surpopulation provoque également une fragilisation de la qualité des services publics : dans le cas du système scolaire par exemple, l’Egypte souffre d’ores et déjà d’une pénurie d’infrastructures et d’enseignants, résultant en des classes sur-bondées allant de 43 à 55 élèves en moyenne en 2024 et, dans certains cas, jusqu’à 200 élèves [17], poussant par exemple la Banque mondiale à estimer qu’environ 70% des jeunes Égyptiens se trouvaient en situation de « pauvreté d’apprentissage » [18]. Ces exemples pourraient s’appliquer également à d’autres pays comme le Yémen, la Libye ou encore l’Irak.

Cette croissance démographique met également à rude épreuve les ressources naturelles -notamment hydriques - de la région MENA, déjà fortement éprouvées par le dérèglement climatique et leur surexploitation. Dans le cas de l’Egypte à nouveau, le pays utilise déjà plus d’eau que ce lui permettent ses ressources renouvelables internes ; les ressources en eau par habitant du pays sont passées de 2 526 m3/an en 1947 à moins de 700 m3/an en 2013, un niveau en deçà du seuil de 1 000 m3/an jugé nécessaire par l’ONU pour fournir suffisamment d’eau pour l’hydratation, l’agriculture et la nutrition [19]. Cette tendance devrait se poursuivre dans les années à venir, conduisant à un chiffre possible de moins de 350 m3/an d’ici 2050 [20]. Ces préoccupations environnementales sont d’autant plus importantes que la région MENA devrait connaître un réchauffement climatique deux fois plus rapide que le reste du monde [21], avec une hausse des températures de 2°C à 2,5°C environ d’ici 2039 [22]. Cette augmentation se traduit déjà par une raréfaction des ressources hydriques, des récoltes moins bonnes, une désertification des territoires ou encore des pannes de courant provoquées par la surchauffe des infrastructures énergétiques [23]. Or, la croissance de la population demande des besoins supérieurs en eau, en aliments produits par l’agriculture, en énergie et en d’autres denrées et services dont le dérèglement climatique va atténuer les quantités et la disponibilité. La croissance démographique de la plupart des pays de la région MENA va donc exercer une pression fortement accrue sur des ressources elles-mêmes déjà menacées, engrangeant ainsi un cercle vicieux dont devraient pâtir tant l’environnement que les populations.

Enfin, l’un des autres défis majeurs soulevés par les dynamiques démographiques précédemment décrites est celle d’un certain rebattage des cartes géopolitiques dans la région. En effet, les forts écarts démographiques pourront résulter en un bouleversement des rapports de force : l’Iran, actuellement le deuxième pays le plus peuplé de la région MENA et qui devrait compter selon les démographes de l’ONU environ 80 millions d’habitants en 2100, devra composer à ses frontières occidentales avec l’Irak, qui devrait avoisiner les plus de 100 millions d’habitants et, de l’autre côté du Golfe persique, avec l’Arabie saoudite, qui devrait voir sa population croître jusqu’à environ 71 millions d’habitants. La Turquie, qui entretient depuis plusieurs années, avec un certain succès, des ambitions de puissance régionale incontournable dans la région et peut compter pour cela sur son poids démographique substantiel, ne devrait plus compter que 65 millions d’habitants en 2100, la reléguant au rang de sixième puissance démographique de la région au coude-à-coude avec l’Algérie, là où elle se trouvait être en troisième position en 2023. Outre l’aspect militaire, -qui dit grande population dit, la plupart du temps, grande armée -, une population conséquente est également synonyme d’économie dynamique et de soft-power - grâce à la diaspora, les flux humains entre le pays et ses voisins régionaux, etc -. Une récession démographique pourra donc se traduire par une récession potentielle de l’influence du pays dans la région et du dynamisme de son économie. Les conséquences de l’évolution des rapports de force démographiques dans la région MENA expliquent donc que le sujet est pris autant à bras-le-corps par les autorités des pays concernés par une prochaine transition démographique, en particulier ceux entretenant des ambitions régionales comme la Turquie et l’Iran.

Conclusion

Les pays de la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord se trouvent ainsi parcourus de dynamiques démographiques nombreuses et plurielles à même de modifier les équilibres en cours depuis plusieurs décennies. Tandis que plusieurs des grandes puissances régionales devraient entamer prochainement leur transition démographique et voir leur population diminuer, d’autres, au contraire, vont connaître une croissance soutenue à même de les faire rivaliser démographiquement, voire de surpasser, les traditionnels poids-lourds démographiques. L’expansion soutenue de la population de la plupart des pays de la région dans les décennies à venir comporte toutefois de nombreux défis, au premier rang desquels celui de la pression sur le moyen et long terme exercée sur les ressources naturelles et l’environnement. La capacité réelle de ces pays à soutenir de tels taux de croissance démographique de façon viable, tant pour l’environnement que pour leur propre population, reste aujourd’hui une question toute ouverte et, surtout, de plus en plus critique.

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 L’aménagement de l’Egypte (2) : les villes nouvelles du Grand Caire
 Évolutions récentes des politiques démographiques en Turquie : du discours pro-nataliste utilitaire à la vision conservatrice de la famille
 La démographie dans le monde arabe (2/2)
 Vision 2030 Arabie saoudite et Visions 2030 Abu Dhabi : quels points communs, quelles différences (2/3) ?
 Le printemps arabe au prisme de la démographie

Bibliographie :
 Haars, Christian & Winkelaar, Bram & Lönsjö, Emma & Mogos, Bianca. (2016). The uncertain future of the Nile Delta. 10.13140/RG.2.1.1837.0963.
 Riad, Md & Assistant, Hassan & Islam, Mollah. (2016). Per Capita GDP and Population GROWTH NEXUS : Facts from a Cross Country Analysis. 44. 39-43.
 United Nations (2024). World Population Prospects 2024 : Summary of Results. UN DESA/POP/2024/TR/NO. 9. New York : United Nations.
 Yüceşahin, M. Murat, and A. Yiğitalp Tulga. "Demographic and social change in the Middle East and North Africa : processes, spatial patterns, and outcomes." Population Horizons 14 (2017) : 2.

Sitographie :
 "Egypt’s population hits 100 million Tuesday", Egypt Today, 11/02/2020, https://www.egypttoday.com/Article/1/81522/Egypt%E2%80%99s-population-hits-100-million-Tuesday
 Yüceşahin, M. Murat, and A. Yiğitalp Tulga. "Demographic and social change in the Middle East and North Africa : processes, spatial patterns, and outcomes." Population Horizons, 14 (2017) : 2.
 United Nations. World Population Prospects 2024 : Summary of Results, UN DESA/POP/2024/TR/NO. 9, 2024, https://population.un.org/wpp/assets/Files/WPP2024_Summary-of-Results.pdf
 "Climate change in MENA", UNICEF, https://www.unicef.org/mena/climate-change-in-mena
 "5 Most Densely Populated Countries in Asia", Insider Monkey, 07/03/2024, https://www.insidermonkey.com/blog/5-most-densely-populated-countries-in-asia-1278860/2/
 "Background Note : Bahrain", U.S. Department of State, 04/12/2008, https://2009-2017.state.gov/outofdate/bgn/bahrain/94990.htm
 Haars, Christian, Winkelaar, Bram, Lönsjö, Emma & Mogos, Bianca. The uncertain future of the Nile Delta, 2016, 10.13140/RG.2.1.1837.0963.
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 Riad, Md, Hassan, Assistant, & Islam, Mollah. Per Capita GDP and Population GROWTH NEXUS : Facts from a Cross Country Analysis, 44, 2016, pp. 39-43.
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 "Turkey : A looming demographic crisis", OSW Commentary, 07/08/2024, https://www.osw.waw.pl/en/publikacje/osw-commentary/2024-08-07/turkey-a-looming-demographic-crisis
 Vidéo YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=8lIv_Z3o8R4
 "Politikalar", Aile ve Sosyal Hizmetler Bakanlığı, https://www.aileyili.gov.tr/politikalar/
 "Iran faces unprecedented decline in fertility rates, experts warn", IntelliNews, 2024, https://www.intellinews.com/iran-faces-unprecedented-decline-in-fertility-rates-experts-warn-360883/
 "Why is Iran’s birth rate plummeting ?", Israel Hayom, 24/11/2024, https://www.israelhayom.com/2024/11/24/why-is-irans-birth-rate-plummeting/
 "Iran’s Population Crisis", Iran International, 10/11/2024, https://www.iranintl.com/en/202411101293
 "Egypt population growth continues slowing to 1.4%, government says", Reuters, 28/03/2024, https://www.reuters.com/world/africa/egypt-population-growth-continues-slowing-14-government-says-2024-03-28/
 "Population, total (Brazil)", World Bank, https://data.worldbank.org/indicator/SP.POP.TOTL?locations=BR
 "Population, total (Nigeria)", World Bank, https://data.worldbank.org/indicator/SP.POP.TOTL?locations=NG
 "Egypt promotes birth control to fight rapid population growth", Reuters, 05/09/2017, https://www.reuters.com/article/us-egypt-population/egypt-promotes-birth-control-to-fight-rapid-population-growth-idUSKCN1BA153/
 "Cairo is world’s second most polluted megacity, initiatives to tackle this yield", Africa News, 30/10/2018, https://www.africanews.com/2018/10/30/cairo-is-world-s-second-most-polluted-megacity-initiatives-to-tackle-this-yield/
 "Egypt : Declining funding undermines education", Human Rights Watch, 27/01/2025, https://www.hrw.org/news/2025/01/27/egypt-declining-funding-undermines-education
 "Water resources per capita drop 60 percent since 1970", Mada Masr, 21/05/2014, https://www.madamasr.com/en/2014/05/21/news/u/water-resources-per-capita-drop-60-percent-since-1970/
 Green Economy Scoping Study – Egypt, Green Policy Platform, https://www.greenpolicyplatform.org/research/green-economy-scoping-study-%e2%80%93-egypt
 "Climate Change in the Middle East and North Africa", Max Planck Institute, https://www.mpg.de/10481936/climate-change-middle-east-north-africa
 EUISS Files, EU Institute for Security Studies, https://www.iss.europa.eu/sites/default/files/EUISSFiles/CP_170_0.pdf
 Climate Change and the Middle East, Mixed Migration Centre, 04/2024, https://mixedmigration.org/wp-content/uploads/2024/04/326_Climate-Change-Middle-East.pdf

Publié le 27/03/2025


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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