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Les Arabes sunnites représentent 20% de la population et ont dominé la scène politique Irakienne jusqu’à la chute du régime de Saddam Hussein en 2003. Historiquement, l’Empire ottoman employait principalement des sunnites dans son administration. C’est aux grandes familles sunnites que l’Empire distribuait titres et privilèges car à l’époque, les chefs chiites ne reconnaissaient pas de légitimité au sultan-calife de Constantinople.
En effet, alors que les sunnites acceptent l’autorité politique et religieuse d’une même personne, les chiites distinguent les deux sphères. C’est ensuite sur ces mêmes familles sunnites que s’appuient les Britanniques, mandataires de l’Irak par le traité de Sèvres du 10 août 1920, pour imposer leur autorité. « Ayant son origine dans la hiérarchie de la société tribale arabe, la domination sociale des sunnites sur les chiites se trouva institutionnalisée par un système politique institutionnalisé qui ne s’avoua pas comme un système confessionnel [1]. » relèvent Hamit Bozarslan et Hosham Dawood. Dès lors, c’est toute la communauté arabe chiite (55%) qui se trouve écartée du pouvoir, ainsi que les Kurdes (20%).
Les Britanniques, dans un objectif de pacification globale de la région, cherchent à protéger la route des Indes en adoptant une politique confessionnelle en faveur du sunnisme. En effet, dans leur lutte contre l’Empire ottoman, ils s’allient en 1915 au chérif Hussein de La Mecque et à ses trois fils, haute autorité sunnite, afin d’assurer la stabilité de la région. C’est ainsi que les Britanniques placent l’un d’entre eux, Abdallah Ibn Hussein, sur le trône de Transjordanie le 1 avril 1921 tandis que son frère, Ali Ibn Hussein est nommé roi du Hedjaz d’octobre 1924 à décembre 1925. Quant à Fayçal Ibn Hussein, il est proclamé roi d’Irak le 23 août 1923.
La très forte représentation politique des sunnites en Irak est ainsi liée aux intérêts britanniques. L’institutionnalisation de Fayçal comme roi d’Irak est légitimée par les sunnites irakiens : étant arabe et sunnite, il est supposé défendre leurs intérêts. Ils le soutiennent d’autant plus que les sunnites se considèrent comme les héritiers de l’Empire ottoman. De plus, redoutant les changements, craignant d’y perdre des positions acquises, les sunnites accueillent les Britanniques comme leurs nouveaux protecteurs alors que les chiites combattent le mandat britannique sur l’Irak par les armes.
En outre, les Britanniques se méfient des chefs religieux chiites de Najaf et de Karbala (villes saintes du chiisme), voyant en eux des extrémistes religieux. Selon Londres, l’accession au pouvoir des sunnites, partisans d’un Etat laïc avec une idéologie nationaliste panarabe, permettrait d’éviter les conflits ultérieurs entre les Etats-nations du Moyen-Orient. Ainsi, par exemple, le cheikh Mahdî al Khâlisî (la première autorité religieuse chiite) est exilé, sa fatwa interdisant toute élection sous régime d’occupation allant en effet à l’encontre du projet britannique. Selon Hamit Bozarslan et Hosham Dawood, une autre explication quant à l’absence de chiites sur la scène politique irakienne tient à l’enseignement public moderne qui apparaît en Irak à la fin du 19ème siècle. En effet, un petit nombre de chiites se rend dans ces nouvelles écoles d’Etat (le chiisme est d’essence plus indépendant que le sunnisme vis-à-vis du pouvoir politique). Donc lorsque l’Etat irakien est créé en 1919, peu de chiites sont qualifiés, aptes ou disposés à participer au gouvernement [2].
Les Britanniques mettent alors en place les structures politiques de leur mandat. L’administration est organisée, dotée d’une constitution et d’un appareil législatif formel, confiés aux notables sunnites formés à l’école ottomane. Sur les 23 Premiers ministres que compte la monarchie, 19 sont sunnites. D’autre part, le code de nationalité de 1924 établit qu’une personne est irakienne de plein droit si elle a la nationalité ottomane ou si son aïeul est Ottoman. Or, une majorité de chiites n’a pas souhaité obtenir la nationalité ottomane car beaucoup ne reconnaissaient aucune légitimité au pouvoir d’Istanbul pour des raisons religieuses. Ainsi, beaucoup d’entre eux n’ont aucun droit, ne pouvant obtenir la nationalité irakienne. Une armée est également organisée, avec pour mission première d’intervenir aux côtés du gouvernement contre les opposants au nouveau système politique. C’est ainsi que Nouri Saïd et Ja’afar al Askari, tous deux sunnites et ayant soutenu Fayçal dans son accession au trône, sont nommés respectivement chef de l’Etat-Major et ministre de la Défense. De nombreux officiers chérifiens (arabes sunnites originaires de Bagdad ou du nord de l’Irak) qui avaient fait carrière dans l’armée ottomane rejoignent également l’armée irakienne.
Ces mesures provoquent la réaction des chiites et plusieurs révoltent éclatent. La première est lancée le 3 mai 1920. Les dirigeants chiites refusent en effet tout lien de dépendance envers la puissance mandataire et prônent l’établissement « d’un Etat irakien indépendant, arabe et islamique ». Les Britanniques répriment cette révolte par la force en avril 1921, mais le pays n’est totalement pacifié qu’en 1925. D’autres révoltes suivent (1935, 1936 et 1937), qui s’achèvent toutes dans la répression. Lorsque le mandat britannique prend fin en 1932, le pouvoir est alors aux mains d’une poignée de grandes maisons sunnites. De plus, à partir de 1936, la légitimité des sunnites est renforcée par certains cheikhs tribaux chiites qui tentent de s’attirer les faveurs du gouvernement plutôt que de s’y opposer. Les gouvernements successifs poursuivent cette politique à l’égard des cheikhs, en échange de quoi ceux-ci collaborent à la levée de l’impôt. L’influence des villes saintes chiites qui n’acceptent pas la tutelle étatique sunnite s’affaiblit ainsi d’autant plus.
Ainsi, depuis la création de l’Etat, un fort sentiment d’injustice s’est développé parmi les chiites du fait de leur sous-représentation dans les instances de pouvoir. L’avènement de la république n’améliore pas cette situation. Cependant, comme le soulignent Hamit Bozarslan et Hosham Dawood, « les manifestations de sectarisme sunnite/chiite sont davantage le produit de conflits politiques et de compétitions pour le pouvoir que le reflet d’une ‘hostilité foncière’ entre les deux confessions [3] ».
Le coup d’Etat des « Officiers libres » du 14 juillet 1958 provoque la chute de la monarchie et les postes clés de la république restent aux mains des sunnites. Entre 1958 et 1968, sous les gouvernements du général Kassem, du maréchal Aref et du président Ahmed Hassan al Bakr, les sunnites ont toujours une prépondérance politique et sociale, même si certaines réformes sont accomplies en faveur des chiites.
Le clivage entre les deux communauté se poursuit néanmoins. Les chiites sont souvent en désaccord avec les politiques menées. En 1964 par exemple, les chiites critiquent les mesures de nationalisation des principaux secteurs économiques, les jugeant contraires à l’Islam. A partir de 1968 et l’arrivée du parti Baas au pouvoir, le clivage s’accentue encore plus profondément. En effet, « le régime baassiste prône une idéologie ultra-chauvine du nationalisme arabe visant l’union de l’Irak avec les autres pays à majorité sunnite, notamment avec la Syrie et l’Egypte, ce que les chiites ne peuvent pas accepter pour des raisons d’ordre historique, religieux, d’identité spécifique et d’intérêts [4] » précise Habib Ishow. La situation des chiites s’aggrave avec l’arrivée au pouvoir de Saddam Hussein le 16 juillet 1979. Les sunnites sont sur-représentés dans les instances de décision (Conseil de commandement de la Révolution, Services de renseignements et de sécurité, Etat-Major de l’Armée) et les chiites sont réprimés. Le contexte géopolitique peut expliquer cette situation : en Iran, l’ayatollah Khomeiny, chiite et guide spirituel de la révolution islamique de 1979, appelle dès 1980 les Irakiens à renverser Saddam Hussein au motif que les chiites irakiens sont opprimés. Pendant la guerre Iran-Irak, le parti Baas lance alors une campagne jetant le discrédit sur les groupes d’opposition chiites irakiens, leur prêtant un lien avec la république islamique d’Iran. Cette guerre est alors vécue comme un combat culturel et national entre les Arabes et les Iraniens chiites. Le chiisme est présenté par les dirigeants irakiens comme une « hérésie subversive » alimentée essentiellement par la haine que les Iraniens nourrissent envers les Arabes.
L’établissement de la république n’a pas permis l’apparition d’un sentiment d’unité nationale mais a contraint les Irakiens à recourir aux réseaux infra-étatiques pour se protéger ou à l’inverse, pour chercher une promotion politique et sociale. En effet, dès 1958, la république est marquée par « l’absence d’un contrat tacite permettant aux différents groupes sociaux ou d’appartenance de négocier avec le pouvoir [5] » expliquent Hamit Bozarslan et Hosham Dawood. L’Etat irakien a une légitimité faible et corrélativement un pouvoir faible qui ne lui permet pas d’assurer correctement les fonctions régaliennes qui auraient dû être les siennes.
Lire sur Les clés du Moyen-orient :
– L’occupation américaine en Irak (2003-2011)
– Entretien avec Frédéric Bozo – La France, les Etats-Unis et l’Irak
Bibliographie :
– Hosham Dawood et Hamit Bozarslan, La société Irakienne, Paris, Karthala, 2003, 166 pages.
– Habib Ishow, Structures Sociales et Politiques de l’Irak contemporain : pourquoi un Etat en crise ? Paris, L’Harmattan, 2003, 320 pages.
– Pierre-Jean Luizard, La question Irakienne, Paris, Fayard, 2002, 476 pages.
Clément Guillemot
Clément Guillemot est titulaire d’un master 2 de l’Institut Maghreb Europe de Paris VIII. Son mémoire a porté sur « Le modèle de l’AKP turc à l’épreuve du parti Ennahdha Tunisien ». Il apprend le turc et l’arabe. Il a auparavant étudié à Marmara University à Istanbul.
Après plusieurs expériences à la Commission européenne, à l’Institut européen des relations internationales et au Parlement européen, il est actuellement chargé de mission à Entreprise et Progrès.
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