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Entretien avec Agnès Levallois sur la crise au Liban : « Seul un Etat laïc peut offrir la protection à l’ensemble des citoyens libanais »

Par Agnès Levallois, Dimitri Krier
Publié le 21/07/2021 • modifié le 21/07/2021 • Durée de lecture : 7 minutes

Agnès Levallois

Les Libanais font aujourd’hui face à une crise majeure, une des « pires crises économiques au monde depuis 1850 » [1] selon la Banque mondiale, accompagnée d’une crise sociale, politique et sécuritaire. Pouvez-vous revenir tout d’abord sur ce que vivent les Libanais aujourd’hui et sur ce qui se passe au Liban depuis maintenant plus d’un an ? Est-on proche du « naufrage » comme la Banque mondiale le décrit dans son rapport publié en juin 2021 ?

Je pense que nous sommes dans le naufrage et que le pays ne fonctionne plus du tout. Il y a une crise non seulement politique mais sociale, sécuritaire, sanitaire, financière… Les Libanais font face à un système qui s’écroule, qui est dans le précipice, avec une absence totale de perspective. Même si un règlement politique est trouvé, il faudra des années pour que le pays puisse se redresser. Plus aucune infrastructure ne fonctionne au Liban : électricité fonctionne trois à quatre heures par jour, les Libanais doivent faire cinq heures de queue pour espérer obtenir vingt litres d’essence, il n’y a plus de médicaments… Les Libanais ayant les moyens sont partis et le pays se vide tous les jours un peu plus de sa force vive. Des Libanais compétents, des jeunes ou encore des médecins partent. Pour caricaturer, je dirais qu’il ne reste maintenant plus que les personnes âgées et les Libanais les plus pauvres. Les meilleurs médecins sont partis alors que le pays peine à gérer la crise sanitaire et les professeurs sont débauchés par des écoles privées ou partent à l’étranger (pays du Golfe, Canada, France). La situation dans laquelle les Libanais sont depuis maintenant deux ans, et plus sensiblement depuis l’explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020, est dramatique et préoccupante. Des manifestations ont débuté en octobre 2019 mais le Covid a été un formidable prétexte pour le pouvoir politique d’arrêter les rassemblements. Les confinements ont été difficiles car une partie des Libanais vit au jour le jour et n’a pu ramener quotidiennement de quoi se nourrir. Cette période a également favorisé la reprise en main par le pouvoir ou plus précisément l’appareil sécuritaire.

Des représentants, des jeunes ou des moins jeunes, se mobilisent cependant, et tentent de mettre en place une plateforme qui pourrait servir d’alternative politique même si on ne voit pas forcément émerger cette opposition. Les dégâts sociaux sont considérables et l’explosion de l’année dernière au port de Beyrouth est la démonstration de l’incurie de ce système et de l’incapacité des dirigeants à protéger leur population.

Les Libanais ont souhaité dès octobre 2019 dénoncer leur système politique « pourri » par la corruption et le clientélisme. D’où provient l’impasse politique et économique dans laquelle est plongé le Liban aujourd’hui et comment expliquer les origines de cette crise ?

Les Libanais sont aujourd’hui dans un système qui ne fonctionne plus parce qu’il est arrivé au bout de ce qu’il peut faire. Le système politique repose sur une répartition communautaire, elle-même basée sur un recensement datant de 1932. Il n’y a aujourd’hui plus d’argent pour alimenter ce système qui a pu vivre et s’auto-entretenir parce qu’il y avait suffisamment d’argent venant de l’extérieur : celui de la diaspora mais aussi de la communauté internationale qui a toujours considéré qu’il fallait soutenir le Liban, la « Suisse du Moyen-Orient ». Ce système et cet enrichissement ont donc bénéficié à tout le monde (à des degrés divers bien évidemment). Tous les Libanais ont profité de cette course financière délirante ainsi que des taux d’intérêts à 15 ou 20% lorsqu’ils ouvraient un compte en banque. Il y a eu un aveuglement auto-entretenu par l’ensemble de la classe politique et des citoyens. Ce système d’économie de spéculation a été encouragé par Rafic Hariri (Premier ministre libanais de 1992 à 1998 puis de 2000 à 2004) qui n’a réalisé aucun investissement dans l’agriculture ou dans l’industrie, par exemple, et qui a rendu le Liban dépendant de l’importation. Le soutien politique et économique des pays du Golfe à Rafic Hariri a entrainé une embellie financière créant un système de spéculation qui aujourd’hui s’effondre. Cet argent du Golfe a été accompagné par les conférences d’aide au Liban (Paris I et Paris II au début des années 2000) où la communauté internationale a versé des milliards de dollars au Liban sans aucune condition. La communauté internationale a donc contribué à l’entretien de ce système car tout l’argent reçu a été investi dans le système financier et non pas dans la création d’infrastructures économiques permettant de créer un État aux bases solides. Aujourd’hui, ce système s’effondre puisque les pays du Golfe ont arrêté de soutenir le Liban de Saad Hariri qu’ils considéraient trop complaisant à l’égard du Hezbollah et les Occidentaux ont pris conscience de tout cet argent versé, aujourd’hui disparu.

Concernant le politique, le système libanais est éminemment mafieux. Ce sont six anciens chefs de guerre ou le clan qu’ils représentent (Michel Aoun, Samir Geagea, Walid Joumblatt, Nabih Berri, Hassan Nasrallah et Saad Hariri) qui ont revêtu un costume afin de se transformer en hommes politiques après la guerre civile (1975-1990). Ces chefs ne souhaitent pas prendre leur responsabilité et espèrent toujours obtenir l’argent de la communauté internationale. Ils sont d’accord entre eux pour maintenir ce système clientéliste et s’accrocher au pouvoir car leurs intérêts sont en jeu. Le Liban paie aujourd’hui les choix politiques et économiques faits au lendemain de la guerre civile. La pyramide de Ponzi [2], souvent utilisée pour décrire le système libanais, s’est aujourd’hui écroulée et entraine tout dans son sillage.

Benjamin Barthe, correspondant du Monde à Beyrouth affirme que « Le Liban est un pays pauvre qui s’ignorait et aujourd’hui la réalité a rattrapé tout le monde ». Avec plus de 50% de sa population vivant en dessous du seuil de pauvreté et une crise qui a entrainé un phénomène de déclassement, ruinant la classe moyenne et créant une nouvelle classe sociale (les « nouveaux pauvres »), peut-on dire que le Liban est aujourd’hui proche d’un État failli et pauvre ?

Oui je suis d’accord avec Benjamin Barthe. Le Liban est un État qui n’a pas investi et qui a vécu sur un leurre. Le pays était un casino. Avant la crise, il y avait une apparence d’aisance et de richesse, même si certaines zones du pays étaient bien plus précaires. Le Doyen de la Faculté de médecine, le Professeur Roland Tomb a affirmé dans un discours à l’occasion de la remise des diplômes de Docteur en médecine le 2 juillet 2021 : « Beaucoup d’entre nous ont considéré le Liban comme un casino, un casino où on pouvait gagner à tous les coups, un casino où on pouvait s’enrichir, même sans jouer, même en dormant. Le casino, ce casino a fini par faire faillite, par imploser ». Il affirme que tout le monde a profité de ce système et a perdu. Les plus riches s’en sortiront parce qu’ils avaient mis une partie de leur argent à l’extérieur mais tous les Libanais « moyens » et « moyens pauvres » vont tout perdre et récupéreront peut être dans vingt ans une infime partie de ce qu’ils avaient placé dans les banques.

Le Groupe de soutien international au Liban souhaite débloquer une aide d’urgence pour l’armée libanaise, tandis que l’armée libanaise propose elle-même des survols du pays en hélicoptère à 150$ afin de renflouer ses caisses. Est-ce que secourir l’armée libanaise peut être une porte de sortie de cette crise ?

C’est le grand mythe de 1958 avec Fouad Chéhab, ce militaire et homme politique qui a dirigé le pays et qui a laissé un très bon souvenir. Beaucoup de Libanais ont en tête l’idée que l’armée, étant transconfessionnelle et transcommunautaire, peut être un recours. Je ne crois personnellement pas beaucoup à cette théorie car si l’armée prend le pouvoir, je pense qu’il y a de fortes chances qu’elle implose. En revanche, les Américains et les Français ont la volonté de maintenir ce corps car la situation géopolitique est importante (contenir le Hezbollah en interne notamment). L’annonce des survols en hélicoptère de la Ministre de la Défense témoigne de la déliquescence du pays. Le fait qu’un ministre puisse annoncer une telle proposition alors qu’il n’y a ni essence ni argent pour entretenir ces hélicoptères est ahurissant. Au-delà de l’anecdote de cette proposition, cela démontre l’incurie et la faiblesse de l’État libanais. C’est un État failli qui est incapable de répondre aux premières attentes minimales des citoyens et qui propose des tours en hélicoptère à 150 dollars.

Si la situation se débloque, quel Liban faudrait-il recréer selon vous ? Faudrait-il renier le système confessionnel libanais établi par le Pacte national en 1943 et les Accords de Taëf en 1989 ?

La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si ce système clientéliste se renforce ou est remis en cause par les Libanais. Les citoyens font aujourd’hui face à un État failli et leur unique recours est de s’adresser à leur Zaïm (chef religieux). Cependant, même leur Zaïm n’est plus en mesure de leur accorder une protection économique et sociale. Il est selon moi temps de changer de paradigme, de changer de système et de sortir de ce système clientéliste. Seul un État laïc peut offrir la protection à l’ensemble des citoyens. Cependant, franchir ce pas est extrêmement compliqué, un État ne peut se construire du jour au lendemain et il y aura une période intermédiaire. Est-ce que durant cette période les forces de la « société civile » peuvent s’organiser et franchir ce pas ou est-ce que la peur de la situation actuelle et de ne pas arriver à se nourrir va permettre à ces chefs de continuer à gouverner, même en ayant beaucoup moins de ressorts et de ressources qu’auparavant ? Tout se joue sur cette question.

Je pense que la seule issue à terme pour les Libanais est de sortir de ce système confessionnel. C’est d’ailleurs la proposition d’un mouvement comme « Citoyens, citoyennes dans un Etat ». Beaucoup d’entre eux commencent à se rendre compte que ce qui paraissait impossible jadis, ne l’est peut-être plus autant. Il n’existe aujourd’hui que très peu d’autres alternatives face à une classe politique qui, depuis un an, est incapable de former un nouveau gouvernement. Saad Hariri vient de déclarer qu’il renonçait à la mission qui lui avait été confiée par le président de la République. Je pense fondamentalement que ce système et cette classe politique ne peuvent pas mener la moindre réforme car cela reviendrait à remettre en cause ce qu’ils sont et le système dans lequel ils évoluent. Emmanuel Macron a cru pouvoir inciter ces chefs à réaliser des réformes mais c’est impossible. La meilleure preuve est qu’ils n’ont rien fait. La communauté internationale semble avoir compris aujourd’hui le système de chantage mis en place par le clan au pouvoir. Seul un changement radical de paradigme pourrait permettre de sortir de la spirale infernale dans laquelle se trouve le Liban aujourd’hui et qui coute très cher à l’ensemble des Libanais et, tout particulièrement, aux plus démunis d’entre eux.

Publié le 21/07/2021


Dimitri Krier est étudiant à Sciences Po Paris en Master Relations Internationales, spécialité « Etudes du Moyen-Orient » où il suit des enseignements sur l’histoire et la géopolitique du Proche et Moyen-Orient.


Agnès Levallois est maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), spécialiste des évolutions politiques, économiques et sociales du monde arabe contemporain et de l’analyse des conflits au Moyen-Orient. Elle a été rédactrice en chef MO de Risques internationaux, directrice de l’information et des programmes de RMC-MO (filiale arabophone de RFI) et directrice adjointe de la rédaction de France 24 en charge de l’antenne arabe. Elle est enseignante à l’Institut d’études politiques de Paris, vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO) et membre du comité de rédaction de la revue trimestrielle Confluences Méditerranée.


 


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