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Entretien avec Alex Issa sur l’actualité au Liban : « La menace de sanctions internationales a joué un rôle important dans la formation du gouvernement »

Par Alex Issa, Ines Gil
Publié le 16/09/2021 • modifié le 18/09/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

Alex Issa

Les coalitions sont généralement difficiles à former au Liban, ce n’est pas nouveau. Chaque nouvelle négociation dure plusieurs mois pour former un gouvernement, créant une instabilité politique quasi constante. Peut-on parler d’un système politique en crise continuelle au Liban ? Est-ce dû aux dysfonctionnements du système confessionnel ?

Depuis la création du Liban, le système politique libanais est un système confessionnel basé sur la répartition du pouvoir entre les différentes communautés religieuses. Il montre effectivement de plus en plus ses limites. A chaque fois que des négociations sont ouvertes pour former un gouvernement, on assiste à de longs mois d’attente car les politiciens ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la répartition confessionnelle. Certains ministères clés, comme le ministère des Finances par exemple, font l’objet de nombreuses convoitises.

Mais bien qu’il soit dépassé, ce système n’est pas totalement remis en question pour le moment, car l’ensemble des communautés religieuses en tire profit. Au fil des années, le communautarisme s’est renforcé au Liban. A l’heure actuelle, la population libanaise semble encore plus confessionnelle qu’à la création du pays. Le communautarisme est tellement ancré dans les esprits que si ce système était supprimé, certains Libanais craindraient fortement pour la représentation de leur communauté dans la vie politique. Cela pourrait engendrer encore plus de tensions dans le pays. Le confessionnalisme permet tout de même un équilibre entre toutes les communautés, avec une représentation politique relativement équitable. Il est donc indéniable que ce système est dans l’impasse, mais en l’absence d’alternative crédible qui permette d’assurer la paix sociale au Liban, il apparaît comme la moins pire des solutions.

Le 10 septembre, un nouveau gouvernement a été formé après 13 mois d’attente. Avant de parler de cet épisode, pourquoi la classe politique libanaise a-t-elle eu tant de difficultés à former un gouvernement depuis la démission d’Hassan Diab qui avait suivi l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 ?

Juste avant Najib Mikati, l’ancien Premier ministre et fils de Rafic Hariri, Saad Hariri, avait tenté de former un gouvernement, en vain. Il avait jeté l’éponge à la mi-juillet. Saad Hariri est l’héritier d’une dynastie nouvelle. Assassiné en 2005, son père avait été aux rênes du Liban après la guerre civile. Sa famille est l’incarnation du passage du pouvoir des chrétiens maronites aux sunnites édicté par les accords de Taëf (1989). Cela explique notamment les tensions historiques entre les Hariri et Michel Aoun. De plus, Saad Hariri n’a pas le talent de son père. A chaque fois qu’il tentait de former un gouvernement, il se heurtait au refus de Michel Aoun. L’épisode de sa démission depuis l’Arabie saoudite en 2017 a été très mal perçu au Liban.

Avant lui, Moustapha Adib avait aussi tenté de former un gouvernement. Mais ce technocrate peu connu n’était pas considéré comme « légitime » par la classe politique traditionnelle, car il entrait à peine dans le jeu du pouvoir. Or, les responsables politiques libanais sont habitués à voir les mêmes personnages se succéder à la tête du pays. Par ailleurs, son côté technocrate détaché du politique n’était pas le bienvenu. Et Adib avait été proposé par Paris, ce qui n’enchantait pas une partie des leaders libanais.

Najib Mikati, le nouveau Premier ministre, a déjà été à la tête de coalitions au Liban, généralement en période crise. Comment peut-on analyser son retour à la tête d’un gouvernement en cette période de crise financière profonde ?

Najib Mikati a un atout important : il n’est pas, contrairement à de nombreux politiciens libanais, l’objet de polémiques sulfureuses (on pense notamment à l’affaire Saad Hariri, dans laquelle l’ancien Premier ministre avait fait don de 16 millions de dollars à une top model sud-africaine). Najib Mikati est un homme d’affaires qui a fait fortune avant d’être un homme politique. En l’occurrence, ses qualités de négociateur l’ont incontestablement aidé à former le gouvernement.

La première fois qu’il a été nommé Premier ministre fut en avril 2005, à la suite de l’assassinat de Rafic Hariri, alors que de vives tensions divisaient le Liban en deux blocs : le 8-Mars (Hezbollah et ses alliés, pro-Syriens) et le 14-mars (Mouvement du Futur et ses alliés, anti-Syriens). Sa nomination visait à apaiser les tensions. Mais son gouvernement n’avait duré que trois mois au vu de la complexité de la situation à l’époque.

Sa deuxième nomination fut en 2011, à la suite de l’effondrement du gouvernement de Saad Hariri. C’est dans une logique de compromis qu’il a été nommé puisqu’il ne fait officiellement partie d’aucun bloc. Il devait gérer les premières répercussions de la crise syrienne avec l’afflux de réfugiés au Liban. Néanmoins, le 22 mars 2013, il annonce sa démission du fait, notamment, des élections législatives à venir et de l’impossibilité de parvenir à mener une politique commune avec les autres formations.

L’atout de Najib Mikati est qu’il parvient habillement à s’entendre avec tout le monde et à jouer avec les acteurs extérieurs. Les partis politiques libanais font tous l’objet d’influences étrangères, principalement iranienne et saoudienne, mais aussi française et américaine. C’est notamment ce qui démarque Mikati de Saad Hariri, vu comme « l’ambassadeur saoudien au Liban ». Najib Mikati cherche l’équilibre, c’est pour cette raison qu’il a été accepté : il n’est ni pro-iranien, ni pro-saoudien.

Ce nouveau gouvernement a-t-il été principalement formé par peur des sanctions françaises et européennes ?

La menace de sanctions internationales a effectivement joué un rôle important dans la formation du gouvernement, car les responsables politiques libanais craignent de perdre une partie de leurs richesses. Mais le facteur temps a également joué : le Liban, en pleine crise financière, était privé de gouvernement depuis 13 mois…

Qui était visé par la menace de sanctions ?

Principalement les politiciens au pouvoir, à savoir des membres du Hezbollah, d’Amal et du Courant patriotique libre. Les sanctions consistent en une interdiction de pénétrer sur le territoire de l’Union européenne et un gel de leurs avoirs pour les individus et pour les entités auxquelles ils sont rattachés. Aujourd’hui, la formation d’un gouvernement composé en partie de « technocrates » a gelé provisoirement la menace de sanctions qui pesait sur la classe politique libanaise.

La présence dans ce gouvernement de technocrates était une exigence de la communauté internationale, notamment de la France. Est-ce le signe d’une volonté de changement d’après vous ?

Je ne suis pas sûr qu’il existe une vraie volonté de changement et encore moins de réforme en profondeur. Mais poussée par la communauté internationale (et dans une moindre mesure par la rue libanaise), la classe politique est dans l’obligation de faire quelques concessions. Les ministres technocrates qui ont été nommés sont experts dans leur domaine, comme le ministre de la Santé (Firass Abiad, Directeur de l’hôpital Rafic Hariri), le ministre des Finances (Youssef Khalil, cadre supérieur CB, architecte de l’ingénierie financière), et le ministre de l’Economie (Amin Salam, consultant international, économiste). Cela ne signifie pas que des réformes en profondeur seront prises, mais certains ministères clés sont tenus par des personnalités compétentes. C’est déjà un point positif.

Dès la formation du gouvernement, les critiques ont été vives chez une partie de la population. Ceci est sans doute le signe d’une confiance totalement brisée entre la population et la classe politique, mais il ne faudrait pas tomber dans la critique dite « facile ». Il faut aussi faire preuve de patience face à ce gouvernement qui n’a pas encore eu le temps de faire ses preuves.

Sur le plan régional, la formation du gouvernement a sans doute été accélérée du fait du récent rapprochement entre Damas et Beyrouth (rencontre quadripartite entre le Liban, la Syrie, la Jordanie et l’Égypte le 8 septembre dernier). Le Liban pourrait constituer une entrée pour les Américains et les Européens dans les négociations avec la Syrie en vue d’une normalisation avec le régime de Bachar al-Assad. Or, il est beaucoup plus facile de négocier via un pays doté d’un gouvernement, donc relativement stable. Mais n’oublions pas que toute solution avec la Syrie est conditionnée par le futur des négociations entre Téhéran et Washington sur un nouvel accord sur le nucléaire iranien.

Le gouvernement comprend aussi des membres du Hezbollah. Le groupe libanais joue habillement un double jeu, en servant ses propres intérêts par l’importation de gaz iranien (annonce début septembre sur l’importation de fioul iranien, en pleine pénurie de carburant au Liban) tout en participant aux affaires étatiques avec une participation au pouvoir dans les gouvernements successifs depuis 2005. Sa présence dans le nouveau gouvernement est-elle susceptible de « braquer » Washington ?

Les Occidentaux (surtout la France, mais même les Etats-Unis), ont bien compris que le Hezbollah était une réalité politique avec laquelle il faut composer au Liban. En terme électoral, il est le parti le plus important sur l’échiquier politique libanais. Il a donc un certain poids sur la vie politique du pays.

L’importation du fioul iranien est une mesure politique habile de la part de Hassan Nasrallah [leader du Hezbollah libanais]. Elle n’est pas particulièrement surprenante. Le groupe libanais a toujours eu une position ambigüe du fait de ses liens avec l’Iran et de ses ambitions régionales. Il fait parti du gouvernement, mais il mène aussi sa propre politique, ce qui lui vaut le surnom d’Etat dans l’Etat. C’est un problème, mais il n’est pas la seule formation politique à agir de la sorte au Liban. Il est plus visible car il est le plus puissant des partis libanais (il a donc beaucoup plus de moyens que les autres partis politiques), et parce qu’il est encore doté d’un bras armé.

Sur le gaz iranien : est-ce la première fois que le Hezbollah prend une telle décision ?

C’est la première fois, au moins d’un point de vue officiel. Critiquée par ses opposants, cette décision a été vivement saluée par ses partisans. Le Hezbollah affirme que la population ne peut plus vivre sans gaz. Le message politique est fort : il veut montrer que seul l’Iran est capable de fournir du gaz au Liban pour assurer un niveau de vie décent aux Libanais.

Des élections législatives devraient être organisées en 2022. Les partis indépendants (qui refusent toute affiliation avec la classe politique confessionnelle) ont remporté des victoires dans des élections estudiantines et syndicales ces derniers mois. Les partis traditionnels craignent-ils de perdre du terrain lors du scrutin législatif de 2022 ?

Les partis confessionnels craignent effectivement, à terme, de perdre la mainmise sur une partie de leur communauté respective avec l’émergence de ces partis indépendants. Mais vous l’avez dit, les enjeux des élections législatives sont bien différents. Les victoires aux élections estudiantines et syndicales au printemps dernier étaient historiques, mais le scrutin législatif de 2022 (s’il a lieu) est aujourd’hui un défi majeur difficile à relever pour les indépendants. Pour le moment, aucune figure capable de défier les candidats traditionnels ne se détache de ces formations nouvelles. Par ailleurs, la classe politique traditionnelle connait bien les rouages politiques (jouant sur le discours confessionnel auprès de la population libanaise) et fait régulièrement pression (notamment à travers du chantage) sur les indépendants pour qu’ils se retirent de la vie politique.

Les indépendant affirment régulièrement que la loi électorale favorise les partis confessionnels, pourquoi ?

Pour le scrutin législatif, les Libanais doivent voter dans la localité d’origine de leur famille, même s’ils sont nés et ont grandit à Beyrouth. Ainsi, un électeur qui vit dans la capitale libanaise et dont la famille est originaire de Nabatiyeh devra voter dans cette ville du Sud-Liban. Or, les indépendants sont principalement présents à Beyrouth. Dans les villes et villages périphériques, les partis traditionnels sont fortement ancrés et difficiles à déloger. Quand des indépendants se présentent en candidats libres contre les partis traditionnels, ils sont souvent victimes de chantage ou de violences de la part des formations confessionnelles et sont obligés de retirer leur candidature. On observe donc un manque criant de visibilité des indépendants en dehors de la capitale libanaise. Cela risque de leur être une nouvelle fois dommageable sur le plan électoral.

D’autant plus que les régions périphériques sont beaucoup plus ancrées dans le discours confessionnel. Pour les Libanais qui vivent dans le Sud-Liban et ont vécu l’occupation israélienne par exemple, le discours du Hezbollah lié à la résistance contre Israël va beaucoup plus facilement faire écho qu’à Beyrouth.

Publié le 16/09/2021


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Alex Issa est Docteur associé au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, spécialiste du Liban.


 


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