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Bertrand Badie est professeur émérite des Universités à Sciences Po Paris. Il a récemment publié Inter-socialités. Le monde n’est plus géopolitique aux éditions du CNRS (2020). Il revient dans cet entretien sur les mécanismes qui ont conduit à la mobilisation des peuples arabes en 2011 et en 2019, et fait le bilan des transformations politiques et sociales dans la région, dix ans après les premiers soubresauts de ce qui fut baptisé les "Printemps arabes".
Je vais d’abord revenir sur le terme « bilan négatif ». Je comprends à quoi il se réfère, mais il ne faut pas céder à de trop courantes simplifications. Une révolution est l’aboutissement d’une colère qui est évidemment censée déboucher sur un changement. Toutes les révolutions ont ainsi pour objectif de créer une dynamique de transformation et le Printemps arabe ne faisait pas exception. Mais la plupart des révolutions connaissent aussi une phase de réaction thermidorienne qui rétablit parfois tout simplement les cadres politiques contestés au moment de la révolte, voire sous une forme aggravée : ce fut Bonaparte en France ou Sissi en Égypte, consacrant un retour d’un ordre politique autoritaire. Certaines peuvent aussi échouer dans le sang, comme en Syrie ou au Bahreïn, d’autres se prolonger dans l’anarchie comme en Libye, voire au Yémen. Mais ce qui a eu lieu avant, c’est-à-dire la prise de conscience politique de tous ceux qui y participaient de près ou de loin, n’a pas pour autant disparu et ce n’est pas rien !
Ce retour à l’ordre a été parfois très brutal dans le contexte du Printemps arabe, semblant anéantir les acquis ainsi obtenus place Tahrir au Caire : cette exceptionnelle dureté s’explique par le jeu de trois facteurs. D’abord, le temps révolutionnaire arabe n’a pas été précédé, comme dans la Révolution française, par un débat public approfondi, par un renouvellement des idées et des visions politiques, à l’instar de ce qui se fit tout au long du XVIIIe siècle français avec les Lumières, où les débats dans les cafés, les théâtres, les salons ont produit les conditions d’un climat intellectuel prérévolutionnaire. Rien de comparable dans le contexte répressif des années antérieures à 2011 dans le monde arabe : nulle référence n’a favorisé l’émergence de nouvelles idées qui auraient pu accompagner le processus révolutionnaire. On a donc pu assister d’autant plus facilement, notamment en Egypte, à une sorte de retour, tenu par une main de fer, du système précédent.
Par ailleurs, les États arabes concernés sont adossés à des modèles politiques qui étaient depuis longtemps de nature très autoritaire, mais dont la texture institutionnelle était très mince et fragile. Le retour au système traditionnel de type néo-patrimonial s’est donc opéré de façon quasi-naturelle, un leader prenant la place d’un autre, libéré de toute contrainte ou culture institutionnelle : le cas tunisien est à ce titre un exemple éclairant.
Troisième raison, il a manqué à ces printemps arabes ce que j’appellerais un « transformateur » ; ces mouvements étaient issus principalement d’une colère sociale liée à des échecs politiques et sociaux, des frustrations, et à cette incapacité de pouvoir s’exprimer dans une société pourtant dominée par la communication. Or aucune organisation politique n’était présente pour transformer cette colère sociale en un programme de gouvernement. Voilà qui a empêché le renouvellement de la classe politique : il n’y avait pas de « cadets » pour se substituer à l’ancienne classe politique et prendre charge cette mobilisation. Il n’y avait pas cette élite nouvelle issue en France de la bourgeoisie des Lumières capable de gérer la révolution comme ce fut le cas tout au long de la Révolution française. Ce sont donc les mêmes acteurs issus de la classe politique dénoncée durant les révolutions qui sont revenus au pouvoir sous la forme la plus extrême et la plus répressive à savoir : l’armée, comme dans le cas exemplaire de l’Égypte, ou les politiciens traditionnels en Tunisie. D’où ce sentiment de « déjà vu ».
La révolution tunisienne est née d’une forme de colère sociale, exprimée par le suicide tout à fait emblématique de Mohamed Bouazizi, et qui a permis le renversement du régime de Ben Ali. Au moment de la transition démocratique, une nouvelle forme de système politique s’est substituée à la dictature, mais le pays n’a pas vu émerger de nouvelles figures politiques, ni guère davantage de formations politiques inédites. La révolution tunisienne a été prise en étau entre les forces classiquement oppositionnelles (Ennahdha et les mouvements islamistes) et une classe politique traditionnelle qui a plus ou moins essayé de phagocyter le nouveau régime en retournant de fait aux vieilles pratiques et aux anciens privilèges.
Par ailleurs, la dissolution du régime autoritaire a fait peu à peu ressurgir l’Etat postcolonial bien connu, porteur des faiblesses institutionnelles qui avaient précisément donné naissance jadis à la dictature de Ben Ali. Comme la classe politique et les élites en général ne se renouvelaient pas, le même processus tend à se réenclencher, marginalisant à nouveau les acteurs nouveaux et redonnant à une petite oligarchie les pouvoirs lui permettant de refaire le même parcours qu’autrefois…
Il y a un lien incontestable entre les mouvements de 2011 et ceux de 2019. En 2019, comme en 2011, les peuples se soulèvent pour réclamer davantage de dignité, pour dénoncer le « système » (nizam) en place, et partagent un discours dégagiste. En mettant bout à bout tous ces éléments, on se trouve face à une filiation à laquelle s’ajoutent les ingrédients devenus classiques, comme la force des réseaux sociaux et l’expression de la colère.
Les mouvements de 2019 sont toutefois différents de ceux de 2011. Les soulèvements de 2019 s’inscrivent en effet dans un processus mondial de contestation. En 2011, les Printemps arabes ont certes inauguré une série de mouvements d’opposition qui ont traversé le monde entier (Occupy Wall Street à New York, Indignados en Espagne, etc.). Cependant, en 2019, les contestations qui ont éclaté dans le monde arabe se sont non seulement placées dans la continuité des printemps arabes de 2011, mais aussi dans le sillon des mobilisations qui ont éclaté parallèlement en Amérique Latine, en Europe, en Asie. Nous avons eu affaire alors à une colère sociale mondiale, et à ce titre, l’histoire arabe s’inscrit désormais clairement dans la mondialisation : la dénonciation du « système », la lutte pour la dignité (karama), et contre l’humiliation (hogra) deviennent des slogans partagés aux quatre coins du monde. Derrière cette réalité, on voit se former une mobilisation d’un type nouveau, plus expressif que revendicatif, où le « faire savoir » l’emporte sur la construction d’un programme politique et d’un leadership. On y retrouve également un refus commun de la mondialisation dans son incarnation néo-libérale, comme en témoigne l’importance un peu partout des points de départ économiques des mobilisations, tel au Liban avec la taxe sur WhatsApp ou en Iran avec l’augmentation des prix de l’essence, tandis qu’au Soudan la mobilisation a commencé avec une protestation contre l’augmentation du prix du pain. Ce lien avec la mondialisation apparaissait très clairement avec la thématique empruntée en France par les Gilets jaunes.
Je crois que cette question est importante tant elle permet de mettre en avant l’une des caractéristiques les plus fortes de ces mouvements, qui sont davantage des mouvements expressifs que des mouvements alternatifs. J’entends par là que le dénominateur commun de toutes ces mobilisations, en Algérie, dans le monde arabe, mais aussi en Amérique latine, voire en France, tient à l’expression d’une colère populaire, comme nous l’avons montré, mais aussi – ce qui est très nouveau – celle d’un espoir de changer totalement le système sans demander pour autant à exercer le pouvoir. Les contestataires exigent de ceux qui sont en place de « dégager », ils veulent changer le système, mais ne sont pas porteurs d’un modèle alternatif. D’un certain point de vue, ce qui s’est passé en France avec les Gilets jaunes relève de la même dynamique. Il s’est agi d’une contestation, de l’expression d’une exaspération directe qui n’est plus filtrée par une quelconque organisation. Dans le cas précis du Liban, on comprend alors que l’intervention d’Emmanuel Macron n’ait pas eu de réel écho populaire : la colère du peuple libanais s’exprimait dans le rejet du modèle politique tel qu’il était, alors que le président français cherchait justement à négocier avec lui.
Bertrand Badie
Bertrand Badie, politologue français et spécialiste des relations internationales, est professeur des Universités à l’Institut d’Etudes politiques de Paris, et enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI).
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
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