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Entretien avec Bruno Lefort : « Le système confessionnel libanais est un système profondément en crise »

Par Bruno Lefort, Ines Gil
Publié le 10/09/2020 • modifié le 10/09/2020 • Durée de lecture : 19 minutes

Bruno Lefort

La République libanaise se caractérise par un système confessionnel. Pourriez-vous revenir sur les origines et les évolutions de ce système depuis la création du Liban ?

C’est en effet une question importante car, lorsqu’il s’agit du Liban, on évoque souvent le système confessionnel sans vraiment comprendre son origine et son fonctionnement. En particulier, dire que le système confessionnel assure la représentation des différentes composantes de la société libanaise donne l’impression d’un système ancestral immuable qui serait la résultante naturelle des divisions socio-religieuses du pays. La réalité est bien différente et beaucoup plus complexe. Contrairement à cette vision, le système confessionnel libanais est une création moderne. Il s’est construit à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, sous les effets conjugués de grandes réformes administratives de modernisation au sein de l’Empire ottoman et de l’influence grandissante des puissances européennes, notamment de la France, qui ont profité de l’affaiblissement ottoman pour étendre leur emprise sur ce qui deviendra plus tard le Liban. Cela ne veut pas dire que les groupes confessionnels n’existaient pas auparavant, mais c’est la domination croissante de l’Europe et l’impérialisme de ces puissances qui ont entrainé l’émergence de problématiques comme celle du nationalisme ou de la citoyenneté au sein de l’Empire ottoman, et ont abouti à la construction progressive de l’ordre politique confessionnel, par exemple en bouleversant les structures de pouvoirs. Il s’agit donc avant tout d’une transformation sociale et politique qui a une histoire et que l’on peut retracer comme l’ont très bien fait des historiens tel que Ussama Makdisi.

Une deuxième étape importante dans la construction du système politique libanais tel que nous le connaissons aujourd’hui fut la période du mandat français en 1920. La vision des autorités françaises était emprunte de l’orientalisme vivace de l’époque. La puissance mandataire comprenait le Liban et entendait l’administrer principalement au travers du prisme religieux. C’est à cette époque que les communautés ont été véritablement institutionnalisées en tant que structures politiques et juridiques. La répartition des sièges au Parlement et des positions au sein de la haute administration entre Chrétiens et Musulmans date de cette époque. Cette répartition est alors inégalitaire avec un ratio de 6/5 en faveur des Chrétiens. Mais cette situation n’était pas seulement le résultat de l’orientalisme ambiant. Elle permettait aussi de renforcer le rôle des grands notables locaux qui servaient d’intermédiaires à la puissance mandataires. C’est dans ce contexte que la loi organisant l’inscription sur les listes électorales des Libanais dans leur village d’origine est apparue. Cette loi est toujours en vigueur et explique que le pays « politique » ou légal n’a rien à voir avec le pays réel : au fil des décennies, de nombreuses populations ont quitté les campagnes pour s’installer dans les villes, notamment à Beyrouth et dans ses banlieues. Or, ces familles continuent le plus souvent de voter dans leur région d’origine. Ce qui fait que la projection au sein du Parlement ne correspond pas du tout à la réalité du peuplement du pays et surévalue le poids politique des territoires périphériques au détriment de la capitale.

Avec la période du mandat (1920-1943), les grands principes du système confessionnel sont donc en place. Le « pacte national » de 1943 conclu entre les élites politiques maronites et sunnites apporte une dernière pierre à l’édifice en instituant la coutume non inscrite dans la constitution voulant que le président de la République soit un Chrétien maronite, le chef du gouvernement un Musulman sunnite et le président du Parlement un Musulman chiite. Cette règle est toujours appliquée de nos jours mais la répartition des pouvoirs entre ces trois pôles a été bouleversée par la guerre civile (1975-1990) et l’accord de Taëf qui en a scellé la fin. Alors que les quinze années de conflit ont profondément transformé les structures du leadership politique – on est en effet passé d’un leadership traditionnel de notable locaux, souvent propriétaires terriens installés eux-mêmes à Beyrouth au cœur du pouvoir étatique, à un leadership de chefs de guerre, le plus souvent issus des périphéries – l’accord de Taëf instituant la Seconde République n’a pas affecté les grandes lignes du système confessionnel. Il se contente de réaliser un réajustement entre les pôles du pouvoir. De présidentiel, le système devient parlementaire, dans la mesure où c’est désormais le chef du gouvernement qui détient la plupart des pouvoirs. De même, la répartition des sièges parlementaires et des positions administratives et politiques est maintenant égalitaire entre Chrétiens et Musulmans. Mais fondamentalement, rien n’a changé.

L’accord de Taëf prévoyait aussi la mise en place d’un Sénat qui visait à assurer la représentation de toutes les communautés libanaises au sein de l’État. L’idée était que si celles-ci bénéficiaient de cette ouverture sur le pouvoir, il serait possible d’engager une transition vers un système politique non-confessionnel, sans que cela ne menace les droits des différents groupes. En effet, pour les défenseurs de l’ordre confessionnel, celui-ci a avant tout pour but d’éviter aux groupes les moins nombreux de subir les décisions du groupe majoritaire. Selon cette vision, il ne serait possible de déconfessionnaliser le système qu’une fois que la conscience communautaire serait disparue, et avec elle, le risque de domination d’un groupe religieux sur les autres. Or, une telle évolution est évidemment inconcevable lorsque l’ensemble des structures du pays, tant politiques que juridiques, est organisé sur le principe confessionnel. Finalement, ce Sénat n’a jamais vu le jour et la volonté d’engager une déconfessionnalisation du système politique évoquée dans l’accord de Taëf est restée un vœu pieu. La raison en est simple. Les acteurs politiques, tout comme les autorités religieuses, avaient intérêt à conserver un système qui leur assure pouvoir et influence jusque dans les aspects les plus privés de la vie des Libanais. J’ai surtout évoqué le point de vue politique, mais il faut rappeler que le droit civil est au Liban aux mains des autorités religieuses. Ce qui veut dire que dans la majorité des cas, chaque libanais(e), qu’elle ou il soit croyant(e) ou non, pratiquant(e) ou non, voit la plupart de ses droits privés définis par son affiliation religieuse (déterminée par la naissance ou, ultérieurement la conversion). Chaque communauté dispose ainsi de lois organisant par exemple le mariage, la possibilité ou non de divorcer, la garde des enfants, l’héritage, etc.

Un dernier point important est à évoquer à propos du système politique confessionnel tel qu’il est construit par l’accord de Taëf et la Seconde République. La limitation des pouvoirs du Président de la République inaugurée en 1991 a eu pour conséquence la fin du système de « check and balance » entre les pôles du pouvoir. En un mot, le Président ne peut plus renvoyer le gouvernement ni dissoudre le Parlement. Cette évolution avait là encore un arrière-plan politique. En effet, tout était organisé pour que le système ne puisse fonctionner que par l’action d’un parrain extérieur, la Syrie, qui était alors devenue, avec la bénédiction de la communauté internationale, toute puissante au Liban qu’elle occupait militairement. Or, depuis 2005 et le retrait syrien, on constate les effets désastreux de ce système. Il n’y a plus eu depuis de transition sans crise. Chaque élection présidentielle a provoqué un blocage et un vide à la tête de l’État (en 2007-2008, finalement résolu après les violences du mois de mai 2008 par l’accord de Doha, et entre 2014 et 2016 avant l’élection de l’actuel président). De même, le processus de formation des gouvernements est le plus souvent apparu extrêmement laborieux. Le système confessionnel libanais est donc bel est bien un système profondément en crise.

Pendant les manifestations de l’automne 2019, de nombreux observateurs ont affirmé que les revendications des manifestants, notamment contre le système confessionnel, traduisaient un glissement de la société libanaise vers une société de plus en plus séculaire. Faites-vous le même constat, près d’un an après les premières manifestations ?

Il serait en effet tentant de faire un tel constat. Cependant, les choses sont un peu plus compliquées, et ce, pour au moins deux raisons. Tout d’abord, la revendication de l’abandon du système confessionnel est une rhétorique omniprésente au Liban, tant dans la bouche des manifestants que des acteurs politiques traditionnels. En caricaturant, tout le monde veut la fin du régime confessionnel au Liban. Le problème c’est que personne ne peut (dans le cas des manifestants) ou ne veut (dans les cas des élites politiques profitant du système) l’imposer. Les manifestants ne peuvent pas l’imposer parce qu’au fond, ils ne sont pas d’accord entre eux sur ce que cela veut dire et par quoi le remplacer. Le terme de révolution que vous employez est d’ailleurs intéressant parce qu’il ne me semble pas que l’ensemble des forces contestataires se pensent ou se revendiquent comme révolutionnaires.

Fondamentalement, penser la chute du régime confessionnel suppose de repenser les liens sociaux et politiques au Liban. Or, les discussions de fond sur ces sujets vastes et complexes n’ont pas eu véritablement lieu, y compris entre les groupes de manifestants. Ces groupes ne sont justement pas homogènes et ne véhiculent pas les mêmes projets de sociétés. Plus que la seule question du système confessionnel, c’est justement celle du projet de société qui est centrale et qui fait encore défaut. Certains groupes, que l’on peut qualifier de gauche, revendiquent une altération profonde du modèle économique libanais, qui correspond grosso modo à l’idéal type du néo-libéralisme financier. Mais toutes les composantes de la contestation ne sont pas aussi radicales et se contenteraient d’une refonte des institutions. Ces derniers sont rejoints en cela par une partie des forces politiques traditionnelles qui ont basculé dans l’opposition - telles les Phalanges libanaises qui dénoncent aujourd’hui un système dont elles sont parties prenantes, pour ne pas dire plus. Le problème est que les vicissitudes du système - accaparement de la représentation, corruption, financiarisation à l’extrême de l’économie, etc. - sont tellement ancrées au-delà des forces politiques elles-mêmes dans le cœur du système politique, administratif et économique du pays qu’une réforme qui ne soit pas une refondation complète non seulement du système politique mais aussi de la société et de l’économie du pays semble vouée à l’échec. Et le drame du 4 août dernier montre bien à quel point, au fond, qu’importe qui gouverne. Les pratiques politiques ont été les mêmes depuis des années - pour ne pas dire depuis la fin de la guerre en 1990 - et reposent sur les mêmes piliers : clientélisme, corruption, refus de prendre des initiatives et d’assumer les responsabilités, etc.

Ceci dit, il existe véritablement une déconnexion croissante entre la jeunesse - ou plus précisément une part de la jeunesse - et le système politique tel qu’il existe aujourd’hui. Mais là encore, une certaine confusion peut ne pas permettre de bien comprendre les tenants et les aboutissants de cette situation. Je crois qu’il ne faut pas forcément supposer qu’une défiance grandissante vis-à-vis du système confessionnel équivaut forcément à un phénomène de sécularisation.

Dans notre esprit, être contre le régime confessionnel voudrait dire être laïc. Or, ce n’est pas forcément le cas. Beaucoup de jeunes, notamment parmi les étudiants que j’ai fréquentés pour mes recherches, vivent et comprennent les faiblesses du régime confessionnel et appellent de leurs vœux sa chute. Ce n’est pas pour autant qu’ils sont débarrassés de tous les présupposés ou habitudes hérités du confessionnalisme. Les références confessionnelles sont centrales, non seulement dans le système politique, mais aussi dans les interactions sociales. Elles ne définissent pas toute la vie des jeunes, mais en imprègnent de nombreux domaines ou situations. De ce fait, cet élément reste souvent partie intégrante de leur vision du monde, de manière plus ou moins assumée. Cependant, cela ne veut pas dire que cela a toujours été le cas et le sera toujours. Le fait est qu’il me semble que le prisme confessionnel ne s’impose plus de manière aussi systématique parmi les jeunes.

Les raisons de cette évolution que vous constatiez vous-même sont évidemment multiples. Je me permets de pointer l’attention sur deux d’entre elles, qui sont liées. D’une part, les dérives toujours plus grandes de la financiarisation de l’économie et la crise majeure qu’elles ont suscitée depuis l’automne 2019 ont fait prendre conscience à de nombreux jeunes que les barrières qu’ils rencontrent au quotidien comme dans leur trajectoire de vie plus largement ne sont pas forcément dues aux antagonismes politico-confessionnels mais au contexte économique. Par exemple, dans le cas des jeunes étudiants beyrouthins avec lesquels j’ai travaillé, le fait d’être exclu de certains espaces de « leur » ville, du fait des politiques de privatisation des espaces, agit comme un puissant révélateur des dérives du système et pousse beaucoup de ces jeunes à s’interroger sur la pertinence des clivages confessionnels qui sont toujours mis en avant pour expliquer les divisions de la capitale comme du pays.

D’autre part, la génération des étudiants actuels n’a pas connu la guerre, ni la vie confinée au sein de quartiers plus ou moins homogènes confessionnellement qui avait été imposées – de manière imparfaite il faut le souligner – par l’ordre milicien et qui s’était perpétuée dans l’immédiat après-guerre. Aujourd’hui, si la mémoire du conflit demeure, elle est naturellement plus distante et certains jeunes sont moins sensibles que leurs ainés à la rhétorique du risque du chaos et de division qu’entrainerait une contestation politique trop radicale. Les politiciens, qui jouent depuis des années de cette peur héritée de la mémoire du conflit pour maintenir le statu quo, ont peut-être des soucis à se faire de ce côté-là, d’autant que de nombreux jeunes mettent précisément en avant leur appartenance à la génération post-guerre pour revendiquer le droit de réclamer un changement profond.

Ces milliers de jeunes libanais descendus dans les rues à l’automne 2019 sont les mêmes qui reconstruisent aujourd’hui Beyrouth après l’explosion, déplorant l’inaction de l’Etat libanais. Cette nouvelle génération est née entre les années 1990 et 2000. Elle n’a pas connu la guerre civile, voit les mêmes hommes politiques se succéder depuis 30 ans. Marque-t-elle un nouveau rapport à l’histoire et au pouvoir libanais ? Dans quelle mesure ?

La question des générations de l’après-guerre est en effet extrêmement importante pour comprendre la situation actuelle au Liban et le « ras-le-bol » d’une frange importante de la population en général et de la jeunesse en particulier. À cet égard, la question de la mémoire de la guerre civile est cruciale, car elle permet de mieux saisir la complexité et les ambiguïtés que l’on peut observer aujourd’hui dans la jeunesse libanaise.

À la suite du conflit, les autorités libanaises ont décidé de taire l’histoire de la guerre. Cela visait officiellement à tourner la page de la violence et éviter les rancœurs. C’est ainsi que le slogan officiel de l’après-guerre est apparu : « ni vainqueurs, ni vaincus ». Évidemment, les leaders politiques avaient eux-mêmes tout intérêt à ce système d’amnésie officielle, car ils étaient pour la plupart directement impliqués dans les horreurs de la guerre. Une loi d’amnistie a ainsi été votée à la hâte dès 1991. Bien entendu, ce silence officiel n’a pas éteint les mémoires plus intimes existants au sein des familles, ni les mémoires collectives entretenues dans les partis politiques et les groupes religieux. Les groupes politiques, qui fonctionnent plus comme des sous-sociétés que comme de simples partis, sont en particulier devenus les principaux vecteurs de mémoires partielles et partiales de la guerre. Cela explique qu’aujourd’hui encore, on trouve de nombreux jeunes qui ont construit leur identité en référence à ces récits partisans omniprésents tant dans certaines familles, de groupes de pairs ou même sur les graffitis ou posters visibles sur les murs des villes ou des villages. Ces jeunes conservent un fort attachement pour ces partis. C’est notamment le cas pour les jeunes proches du Hezbollah, dont le récit partisan s’est construit autour d’une autre guerre, celle de la résistance contre l’occupation israélienne dont la mémoire est elle aussi vivace. Mais cela existe pour l’ensemble des formations politiques.

Au contraire, d’autres jeunes n’ont pas grandi avec des récits sur la guerre aussi bien structurés que les narrations partisanes. Leur mémoire de la guerre se définit par les souvenirs familiaux souvent fragmentaires et traumatiques. Ces mémoires se construisent souvent sur des logiques de localité plus que confessionnelles en tant que telle. Obligés par la violence milicienne de vivre une vie repliée sur un village ou un bloc d’immeubles, beaucoup de familles ont maintenu ce mode de vie dans l’immédiat après-guerre. Les jeunes nés dans les années 1990 que j’ai rencontrés au cours de mes recherches gardent le souvenir de ces vies « confinées ». Mais, avec la fin du conflit armé, la séparation entre les populations est devenue une question de plus en plus pratique, bien moins chargée idéologiquement, même si la méfiance et la xénophobie entre groupes confessionnels n’ont pas disparu. De fait, de nombreux jeunes issus de ces milieux n’ont pas nécessairement grandi avec une expérience de l’autre totalement négative. Au cours de leur scolarité, de leurs études ou de leurs premières expériences professionnelles, ils ont progressivement étendu leurs espaces de vie et pu acquérir d’autres expériences de leur environnement et des autres. L’appartenance confessionnelle de leurs camarades de classes, leurs amis ou collègues ne joue pas un poids important dans leurs expériences quotidiennes. Au contraire, les limites que leurs imposent l’incurie des gouvernants, l’appropriation grandissante des espaces publiques par des intérêts privés, les risques du chômage ou la réalité de la division inégalitaire du travail à l’échelle globale les affectent beaucoup plus.

C’est dans le contexte de ces expériences vécues qu’il faut comprendre la transformation du rapport au politique et aux hommes politiques d’une grande partie de la jeunesse. Ces jeunes insistent souvent sur le fait qu’ils sont la génération d’après-guerre et qu’ils ne se sentent pas représentés par un système politique hérité de cette guerre qu’ils n’ont pas connue. Ils insistent aussi souvent sur le fait qu’ils ne partagent plus la même vision confessionnelle de la société. Il est difficile de savoir à quel point cela est vrai et il est évident que les imaginaires confessionnels restent couramment présents. Mais cette revendication générationnelle doit aussi se comprendre dans son sens performatif. En se déclarant comme la nouvelle génération, ces jeunes affirment une frontière entre eux et les générations qui les ont précédés. Ils ne veulent plus se voir comme subissant les conséquences négatives d’un système qu’ils n’ont pas choisi. D’une certaine manière, ces revendications renvoient à une volonté de prendre en main leur destin. Et c’est cette volonté d’être acteurs de leur propre destin qui construit un rapport différent à l’histoire et au pouvoir en place. En un mot, ces jeunes nous font comprendre que l’histoire des luttes interconfessionnelles n’est pas leur histoire et que les hommes politiques au pouvoir ne répondent pas aux problèmes de leurs vies quotidiennes.

Cette distinction de la génération d’après-guerre n’est bien entendu pas absolue. D’une part, et comme je l’ai déjà évoqué, même parmi ces jeunes qui en quelque sorte se revendiquent d’un autre monde, il demeure des traces des imaginaires confessionnels, plus ou moins consciemment. D’autre part, la jeunesse libanaise reste évidemment au combien plurielle. Au-delà de la distinction déjà mentionnée entre les jeunes attachés aux partis et ceux qui s’en distinguent, les différences de niveaux socio-économiques, de lieux de vie, d’emplois ou autres continuent de jouer. Et même parmi les jeunes manifestants pour la chute du régime et l’établissement d’un nouveau système politique, les divergences d’opinions sur le modèle qu’il faudra construire sont nombreuses. Au sein de la jeunesse, il n’y a pas une, mais des oppositions, dont les tendances et sensibilités sont extrêmement multiples, allant de groupes ouvertement révolutionnaires, nourris par une culture politique d’extrême gauche, à des groupes aux conceptions beaucoup moins élaborées, simplement mus par le ras-le-bol d’un système dysfonctionnel.

Cependant, et peut-être pour terminer sur une note plus optimiste, il est remarquable de constater qu’en dépit de cette diversité, il se dégage de cette mobilisation de la jeunesse libanaise une énergie, une volonté et des compétences hors du commun.

La contestation du 17 octobre 2019 a donc créé une nouvelle dynamique politique qui semble dépasser le clivage traditionnel 8 mars / 14 mars qui régit le Liban depuis une quinzaine d’années. Récemment, un débat sur la neutralité au Liban a été lancé par le patriarche de l’Eglise maronite, Bechara Boutros Rahi. Il a pour ambition de dépasser ces clivages traditionnels, mais ne reproduit-il pas plutôt le schéma 8 mars / 14 mars, notamment en matière de rapport aux acteurs étrangers alliés des différentes composantes de la société libanaise ?

La question de la neutralité et les discussions qu’elle suscite sont effectivement liées aux positionnements des différents acteurs du champ politique libanais et s’inscrivent dans une histoire, mais cela va bien au-delà du clivage entre 8 mars et 14 mars qui a d’ailleurs perdu en pertinence. En fait, la question de la neutralité libanaise renvoie à la question de « l’exception » ou de la « spécificité » libanaise qui a été construite par les élites politiques et confessionnelles maronites, en partenariat avec la France, pour justifier la création du grand Liban séparé de la Syrie et se voulant une enclave tournée vers l’Europe au Levant. Cette question est donc, comme vous le suggériez, au cœur de la construction identitaire de l’Etat libanais tel qu’il a été imaginé, créé et légitimé.

Au cours des cent ans d’histoire du Grand Liban (1920-2020), cette figure de la neutralité est revenue à de nombreuses reprises sous des habits différents. Le pacte national de 1943 conclu entre les élites politiques maronites et sunnites pour se partager le gouvernement du pays est le résultat du débat sur la spécificité du Liban. Ce moment fondateur n’est d’ailleurs guère « national », puisqu’il s’agit d’un compromis entre élites des deux principales communautés d’alors. Compromis construit précisément autour de cette discussion sur l’identité du Liban et de ses relations avec la région. Concluant provisoirement des années d’antagonismes, les leaders maronites acceptent à ce moment-là que le Liban ne soit pas présenté comme totalement distinct de son environnement arabe en contre partie du renoncement des responsables sunnites à demander le rattachement avec la Syrie.

La crise de 1958 - en fait une véritable guerre civile quoi que limitée - entre les tenants du nassérisme et le président Chamoun, résolument pro-occidental, peut aussi être considérée comme un autre avatar de ce débat. De même que le clivage entre les factions soutenant la révolution palestinienne et le camp dit « libaniste » qui précipita le Liban dans la guerre en 1975. Aujourd’hui centré autour de la question du conflit en Syrie, le débat sur la neutralité suppose encore une fois que le Liban pourrait être « isolé » (ou « confiné » pour utiliser un terme d’actualité) du reste de la région et des conflits qui s’y déploient (la fameuse « distanciation »).

Je précise ici que si cette rhétorique réapparait sous différentes formes, il ne faut pas pour autant en déduire que cette question traduirait une quelconque essence politique immuable de certains groupes politiques ou confessionnels. D’abord parce qu’il n’y a pas et n’y a jamais eu de groupes politico-confessionnels homogènes et ensuite parce que différents acteurs politiques et/ou confessionnels se saisissent de cette question à différents moments, en fonction de leurs intérêts qui sont changeants. En terme d’identité, la question de la neutralité n’est donc pas un révélateur de « vraies » identités politiques mais plutôt une formule ou un référent disponibles pour mobiliser autour d’une cause ou d’objectifs politiques.

Fondamentalement, cette idée que le Liban ne serait en fin de compte pas vraiment partie prenante de la région est évidemment une illusion. C’est même une illusion absurde et dangereuse. Absurde parce qu’il est évident que le Liban est fortement inséré dans les dynamiques régionales, tant politiques que géopolitiques mais aussi économiques, culturelles et sociales. Contrairement à ce que proclament (tous) les discours nationalistes, les nations n’ont pas toujours existé mais sont au contraire des fictions politiques et identitaires. Le Liban ne fait pas exception. L’histoire de ce territoire s’est forcément construite en interaction avec son environnement, à tous les niveaux. Aujourd’hui, les dimensions politiques et géopolitiques de ces relations sont souvent mises en avant, inutile d’y revenir. Mais l’interdépendance est également économique. À titre d’exemple, le système bancaire libanais hypertrophié est devenu au fil des décennies l’alternative pour les capitaux syriens (tant aux mains du clan au pouvoir que des hommes d’affaires qui y sont liés) dans la mesure où leur système national était au contraire atrophié. Cette situation d’interdépendance s’est traduite aujourd’hui par une spirale négative alimentée par les sanctions américaines du côté syrien et la crise financière majeure du côté libanais.

En outre, les interrelations sont également sociales. Un exemple concret : nombreux sont les Libanais(es) ayant de la famille ou encore des origines en Palestine ou en Syrie par exemple. Dans leur vie quotidienne, ces personnes, lorsqu’elles racontent leurs histoires familiales, inscrivent leur identité dans un ensemble plus large que le seul Liban, dont l’exceptionnalité n’est donc qu’une construction politique (voire même si on veut idéologique). Cette construction sert un discours identitaire ancré dans une profonde tradition politique. Mouvant, il a autrefois justifié le colonialisme avant de servir les intérêts de la caste maronite dominante, pour aujourd’hui être brandit comme un recours par ceux qui entendent ainsi dénoncer l’influence du Hezbollah et de ses alliés au sein du gouvernement. Or, parmi eux, nombreux sont ceux qui entretiennent tout autant de liens avec des acteurs étrangers. Cela est vrai aujourd’hui comme par le passé. A l’époque de la guerre civile notamment, le camp libaniste était lié avec les Israéliens en particulier mais il a également poussé à l’intervention syrienne en 1976 avant de la dénoncer quelques années plus tard.

J’ai également dit que cette illusion est dangereuse parce qu’elle entretient un autre mythe vivace dans la mémoire de la guerre civile libanaise : celui de la guerre pour les autres. Selon cette thèse, le Liban n’aurait en fin de compte été qu’une victime des appétits et règlements de compte des puissances régionales. C’est un discours que l’on retrouve aussi aujourd’hui à propos des répercussions tant du conflit israélo-palestinien que de la guerre en Syrie. Cette posture est problématique car elle exonère les Libanais – et j’entends par là tous les chefs de guerre qui sont aujourd’hui les dirigeants actuels (ou successeurs directs) – de leurs responsabilités dans le déclenchement et les dynamiques du conflit entre 1975 et 1990. Or, ce manque de responsabilisation de la classe politique est une des caractéristiques de l’incurie qui prévaut depuis les débuts de la seconde république en 1990. On le voit bien depuis la dramatique explosion du 4 août dernier : chacun cherche les responsables ailleurs (l’opposition politique, qui était au pouvoir il y a peu, dénonce le gouvernement actuel, lequel a beau jeu de lui renvoyer la balle ; le président de la république en personne évoque la possibilité d’une bombe ou d’un missile plutôt que d’assumer sa responsabilité dans les disfonctionnements majeurs de l’administration et du gouvernement). En attendant, rien n’est fait pour mettre fin aux pratiques dénoncées par une population exaspérée et à bout de force.

En fin de compte, on retrouve aussi la dimension hautement politique de cette question de la neutralité, et donc de l’identité du Liban, dans la discussion autour de l’enquête internationale suite à l’explosion du port, ou lors de la visite du président de la république français. Quand Emmanuel Macron vient à Beyrouth, il s’adresse littéralement (les lieux visités ou encore la langue parlée lors de sa conférence de presse, exclusivement en français) et symboliquement à ce Liban qui ne serait pas tout à fait un pays du Moyen-Orient comme les autres. En somme, à voir la manière dont le président français s’est permis de sermonner les responsables politiques libanais ou son soutien aux écoles catholiques plutôt qu’au secteur de l’éducation publique, il rejoue le mandat français, peut-être pour faire oublier la perte d’influence totale de la France dans la région, mais c’est là une autre question.

De même, lorsque le président Michel Aoun refuse toute enquête internationale en déclarant qu’elle pourrait obscurcir la vérité, on est encore au cœur de la question de la place du Liban dans sa région. Parmi les politiciens fraichement ralliés à l’opposition qui réclament cette enquête internationale, beaucoup pensent que le Liban doit rester à part, pour demeurer en fin de compte une tête de pont des puissances occidentales dans la région. Évidemment, on peut comprendre les motivations de cette demande face aux risques bien réels d’étouffement de l’enquête. Mais penser que dans le contexte actuel de confrontation à l’échelle régionale que vous rappeliez si bien dans votre question, une enquête internationale pourrait ne pas être elle aussi partiale, est une illusion. Dans ce contexte, c’est donc aussi autour de la question de l’identité du Liban et de son ancrage dans la région qu’il faut comprendre ces passes d’armes autour de la question de l’enquête internationale.

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Publié le 10/09/2020


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Post-doctorant à l’Université de Tampere (Finlande) et chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient à Beyrouth (études contemporaines), Bruno Lefort il travaille principalement sur les questions de mémoire, la transmission intergénérationnelle des récits de guerre et les mouvements étudiants.


 


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