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Entretien avec Catherine Saliou – Retour sur son ouvrage « Le Proche-Orient : de Pompée à Muhammad, Ier s. av. J.-C. - VIIe s. apr. J.-C. »

Par Catherine Saliou, Margot Lefèvre
Publié le 24/12/2020 • modifié le 23/12/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Catherine Saliou

Pouvez-vous revenir sur votre parcours et sur votre thèse « Les lois des bâtiments. Voisinage et habitat urbain dans l’Empire romain. Recherches sur les rapports entre le droit et la construction privée du siècle d’Auguste au siècle de Justinien. » ? Quels sont vos terrains et axes de recherches ?

Ma formation initiale est très classique, jusqu’à une agrégation de grammaire en 1986. En parallèle, je me suis initiée à l’archéologie en travaillant en particulier sur le site néolithique de Khirokitia (Chypre). Mon sujet de D.E.A (l’équivalent du M2), portait sur l’habitat privé urbain au Proche-Orient à la période romaine. À l’époque, le D.E.A. était une année de défrichement et lectures en vue de la préparation de la thèse. J’ai découvert l’intérêt des sources juridiques, que très peu d’historiens utilisaient encore, et j’ai décidé de consacrer mon doctorat au droit du voisinage dans ses rapports avec la construction privée, à partir d’une étude croisée des sources juridiques et de la documentation archéologique. J’ai ensuite été recrutée comme pensionnaire scientifique à l’Institut Français d’Archéologie du Proche-Orient, à Damas, ce qui m’a permis de travailler sur le terrain en Syrie et au Liban. À mon retour en France, j’ai enseigné à Caen, puis à Poitiers, et je suis maintenant Professeure d’histoire romaine à l’Université Paris 8 et directrice d’études cumulante à l’École Pratique des Hautes Études.

Mon domaine de spécialité est l’histoire urbaine dans le monde romain jusqu’à la fin de l’Antiquité. Je m’intéresse en particulier aux relations entre les normes, les représentations, les discours et l’espace urbain dans sa matérialité. Cette interrogation sur le fait urbain m’a conduite à travailler sur Doura-Europos, Palmyre, Gaza, et surtout Antioche « de Syrie » (capitale de la province romaine de Syrie, mais située actuellement en Turquie), qui constitue mon sujet principal en ce moment et depuis plusieurs années, et sur des sources très variées concernant la région.

Votre ouvrage, Le Proche-Orient, de Pompée à Muhammad, Ier s. av. J.-C. - VIIe s. apr. J.-C., a été publié en octobre 2020 aux éditions Belin dans la collection Mondes Anciens. Sachant que cette collection souhaite faciliter la lecture et la compréhension des civilisations traitées, cela a-t-il été un challenge de rendre accessible l’histoire du Proche-Orient du Ier s. av. J.-C. -au VIIe s. apr. J.-C. ?

La réponse devrait être « oui », car cette histoire est complexe et littéralement foisonnante, mais en réalité, mon expérience d’enseignante m’a beaucoup aidée. C’est peut-être le moment de remercier mes étudiant.e.s de Paris 8 !

Quels ont été vos objectifs principaux lors de la rédaction de cet ouvrage ?

Je voulais rendre compte de l’histoire du Proche-Orient dans son ensemble, et je voulais que les lecteurs puissent réellement se familiariser avec cette région, alors même qu’elle est aujourd’hui fragmentée en différents États, parfois ennemis, et que depuis quelques années elle n’est que partiellement accessible. C’est pourquoi j’ai choisi un plan en deux parties, à deux échelles différentes : d’abord une approche globale, dans une perspective géo-historique, pour mettre en évidence l’insertion du Proche-Orient dans le monde antique et son rôle dans l’évolution de ce monde, puis une approche au plus près des réalités concrètes, des modes de vie et de représentation.

Un de vos objectifs a été d’« Étudier en elle-même et pour elle-même une région trop souvent considérée comme périphérique par les spécialistes de l’Antiquité classique » (page 14). Pouvez-vous revenir sur cette problématique ?

Du point de vue d’une histoire de l’Antiquité classique qui met Rome au centre de la réflexion, le Proche-Orient est un ensemble de provinces frontalières et donc par définition, marginales, parfois tardivement conquises, que l’on peut ou doit prendre en considération dans le cadre d’approches thématiques (relations internationales, armée), de façon ponctuelle et même parfois décontextualisée, mais qui reste un domaine « exotique ». De ce fait, la perception que l’on a de son histoire est souvent partielle, voire faussée. Mon objectif a été de ne pas étudier le Proche-Orient comme une partie de l’Empire romain, mais comme un ensemble régional qui est aussi en contact avec la grande puissance rivale de Rome que constitue l’Empire parthe, puis perse, ainsi qu’avec la péninsule Arabique au sud, et même l’Inde et l’Extrême-Orient grâce au commerce maritime et caravanier des « routes de la soie », et dont l’évolution économique, culturelle, linguistique et religieuse s’inscrit en partie dans l’évolution d’ensemble du monde méditerranéen, mais obéit aussi à des dynamiques spécifiques. À rebours, j’ai voulu aussi montrer que les aspects de l’histoire du Proche-Orient considérés comme relevant des disciplines « orientalistes » (le développement du syriaque ou l’émergence de l’écriture arabe par exemple) ne prennent sens que dans le contexte du Proche-Orient romain.

Cela dit, « trop souvent » ne veut pas dire « toujours ». Il était nécessaire d’expliciter ma démarche, mais il y a en France et dans le monde d’excellents spécialistes de l’histoire du Proche-Orient, dont certains enseignent ou ont enseigné à l’Université, sur des chaires d’histoire grecque, d’histoire romane ou d’archéologie, et cet ouvrage n’est pas la première synthèse sur cette région. Il se distingue cependant de l’ouvrage de Maurice Sartre, D’Alexandre à Zénobie, par sa chronologie : le livre de Maurice Sartre concerne une période qui s’étend de la fin du IVe s. av. J.-C. à la deuxième moitié du IIIe s. apr. J.-C., alors que j’ai choisi de me concentrer sur la période romaine envisagée dans toute son amplitude chronologique, en englobant donc l’Antiquité tardive.

L’introduction met en lumière les difficultés à définir cet espace, le Proche-Orient, tant dans son appellation, que dans ses frontières physiques

Le terme « Proche-Orient » est en effet employé dans des acceptions très diverses. J’ai choisi de traiter de l’ensemble géographique qui s’étend du Taurus à la mer Rouge et de la Méditerranée à la Mésopotamie, et dont l’unité profonde vient précisément de ce qu’il a été intégré à l’Empire romain.

Le premier chapitre définit quant à lui les bornes temporelles de 64 av. J.-C. avec la création de la province de Syrie par Pompée, à 641 ap. J.-C. avec la chute de Césarée de Palestine. Pouvons-nous revenir sur les grandes étapes chronologiques ?

Une première période, de la fondation de la province romaine de Syrie (64 av. J.-C.) à la fin du Ier s. apr. J.-C., correspond à la mise en place progressive de l’administration directe de Rome sur un territoire allant du Taurus au Sinaï ; ensuite commence une phase d’expansion, marquée notamment par l’annexion du royaume de Nabatène qui devient la province d’Arabie, puis par des avancées vers la Mésopotamie ; à partir des années 225, le contexte change : la dynastie sassanide supplante la dynastie arsacide à la tête de l’Empire parthe, désormais désigné comme l’Empire perse, et mène une politique offensive ; l’Empire romain est d’abord mis en difficultés puis prend le dessus à la fin du IIIe s., mais il faut des décennies pour que s’établisse un nouvel équilibre entre les deux grandes puissances. Ces années sont aussi des années de transformation dans tous les domaines. À partir de la fin du IVe s., l’Empire romain est scindé en deux parties : l’Empire romain d’Orient, dont la capitale est Constantinople (Byzance), et dont fait partie le Proche-Orient, devient l’Empire byzantin. L’Antiquité tardive est au Proche-Orient une période de prospérité et de croissance, particulièrement brillante dans les domaines artistique et intellectuel. Le sixième siècle correspond à une reprise de la conflictualité entre les deux empires, perse et romain (ou byzantin). Au début du VIIe s., à partir de 610, les Perses envahissent et occupent le Proche-Orient. Ils n’en sont chassés qu’en 628. Quelques années plus tard commence la conquête islamique, qui s’achève en 641. Le Proche-Orient est définitivement détaché de l’Empire byzantin. Il s’agit d’une rupture politique majeure, qui n’exclut bien entendu pas des continuités d’évolution dans les domaines économiques et culturels.

Pouvez-vous commenter votre citation « Ainsi, il n’y a pas de religion orientale, il n’y a pas de religion sémitique, et n’y a même pas de « religion palmyrénienne » » – « Les cultes, donc, se déplacent et se diffusent. Les dieux eux-mêmes changent » (page 147) ? Puis revenir sur ce que vous appelez « l’efflorescence monothéiste » (page 163)

 « Il n’y a pas de religion orientale, il n’y a pas de religion sémitique et il n’y a même pas de « religion palmyrénienne » »
Dans le cadre du polythéisme antique, mieux vaut parler de cultes plutôt que de « religion ». Le terme « religion » désigne un ensemble organisé de croyances et de pratiques relatives aux dieux (ou à un Dieu unique). Les cultes attestés au Proche-Orient sont d’une infinie diversité, chacun a sa propre histoire et ils ne constituent pas un ensemble organisé et ne comportent pas non plus de caractéristique commune qui permettrait de les différencier, globalement, des autres cultes attestés dans l’Antiquité. Le terme « sémitique » renvoie à une catégorie linguistique bien attestée : le groupe des langues sémitiques englobe notamment les langues arabes, les langues araméennes et l’hébreu, les nombreuses ressemblances entre ces langues témoignent de leur parenté (de même que les langues dites « romanes » sont dites « parentes » car elles descendent du latin).

Il est cependant erroné de superposer langue et culte : le choix de pratiquer tel ou tel culte ne dépend pas de la langue. Il est encore plus erroné - et politiquement et humainement dangereux, comme le montre précisément l’histoire de l’antisémitisme - d’associer à un groupe linguistique des caractères non linguistiques qui seraient immanents aux locuteurs des langues concernées, et c’est aussi vrai des pratiques cultuelles ou des croyances que de traits physiques et moraux. Enfin, à Palmyre comme dans n’importe quelle cité, de nombreux cultes sont attestés, d’origines et d’importance variées, et surtout de statuts divers : nous savons que certains cultes concernaient la cité dans son ensemble, ou des subdivisions du corps civique, mais nous ignorons dans quelle mesure et comment ils formaient un système avec d’autres cultes.

 « Les cultes, donc, se déplacent et se diffusent. Les dieux eux-mêmes changent »
Dans le contexte du polythéisme antique, tout individu ou toute collectivité peut décider de rendre un culte à une divinité de son choix. Les cultes se diffusent de diverses façons. On dispose parfois d’informations précises sur les modalités précises de ces transferts. Par exemple, une inscription trouvée à Doura-Europos commémore la fondation d’un sanctuaire désigné très explicitement comme la « succursale » d’un sanctuaire d’une agglomération située plus au sud sur l’Euphrate. La plupart du temps, cependant, on ne peut que constater la présence dans une région de tel ou tel culte « originaire » d’une autre région. La représentation que les fidèles ont de leurs dieux évolue aussi en fonction de plusieurs facteurs. Le plus évident est linguistique : quand le nom d’une divinité est traduite d’une langue dans une autre, la divinité concernée peut prendre tout ou partie des traits ou des caractères de celle dont on lui a donné le nom. Ainsi, la divinité arabe Allât, désignée en grec par le nom d’Athéna, a-t-elle pu être représentée à l’image de cette déesse.

 « L’efflorescence monothéiste »
Parce que le monothéisme consiste en la croyance en un Dieu unique, on pourrait imaginer qu’il y a lieu d’opposer le monothéisme - qui serait unique - à la diversité des cultes polythéistes. Par le terme « efflorescence », j’ai voulu souligner la diversité des courants monothéistes, et la multiplication de ces courants durant la période couverte par le livre. Le judaïsme est partagé en nombreux courants, dont le christianisme fait d’abord partie, et les communautés « judéo-chrétiennes » sont diverses, et pour certaines actives jusqu’à la fin de la période. Mani, le fondateur du manichéisme, au IIIe s., est originaire d’une de ces communautés.

Comment avez-vous construit le dernier chapitre, L’atelier de l’historien, commun à chaque ouvrage ? Un atelier qui est selon vous : « plutôt une tente à la lisière d’un champ de bataille » (page 543)

L’atelier de l’historien, commun en effet à chaque ouvrage de la collection, doit être consacré à une réflexion d’ordre méthodologique : « comment écrit-on l’histoire » de l’aire géographique et de la période considérées dans l’ouvrage ? Les disciplines telles que l’épigraphie et l’archéologie, qui sont d’un apport essentiel à la connaissance, ont déjà été présentées dans d’autres volumes de la série. Plutôt que de répéter ce qui a été fait, il m’a paru plus utile et plus opportun de proposer une réflexion sur la façon dont les vestiges archéologiques ont été étudiés, interprétés, voire instrumentalisés au fil du temps, en fonction de l’évolution historique de la région aux époques moderne et contemporaine, entre impérialismes et nationalismes. Le plan chronologique s’est ensuite imposé de lui-même, de la « découverte » de Palmyre au XVIIe s. jusqu’aux événements dramatiques du début du XXIe s. L’histoire est fille de son temps : les historien.ne.s visent l’impartialité et l’objectivité, mais cette exigence méthodologique ne doit pas leur faire croire à leur propre innocence.

Pouvons-nous discuter de la place particulière de Palmyre dans votre ouvrage ?

J’avais déjà commencé à travailler sur l’ouvrage quand a eu lieu la prise de la ville par Daech et la destruction de certains de ses monuments les plus emblématiques. J’ai été frappée par les réactions à ces événements et à ceux qui ont suivi. Puisque l’ouvrage s’adresse à un public de non-spécialistes, il m’a semblé qu’il pouvait être opportun d’évoquer Palmyre dès l’introduction, comme un point de repère. C’était aussi une manière de rendre hommage à l’ancien conservateur du site, décapité en 2015. Palmyre fournit également la problématique d’ensemble du livre, y compris l’atelier de l’historien. En quoi la destruction de ruines antiques - et de ces ruines en particulier - peut-elle être perçue comme une atteinte à un patrimoine universel ? La réponse est double. D’une part, et c’est ce que montre « l’Atelier », le Proche-Orient romain est perçu à la fois comme « gréco-romain » et comme « oriental », et du point de vue occidental, c’est ce caractère « gréco-romain », qui a conféré aux vestiges de Palmyre, en particulier, leur « universalité ». Il faut déconstruire cette conception particulière de l’universalisme. D’autre part, le Proche-Orient romain a « produit » en quelque sorte - et entre autres - le christianisme, le judaïsme dans sa définition moderne, l’écriture arabe, et à ce titre son histoire nous parle du monde actuel ; plus profondément encore, l’étude de cette histoire, en raison à la fois de sa complexité et de l’abondance des sources à disposition de chercheurs, fournit des éléments de réflexion sur des notions essentielles à la compréhension du monde et des hommes telles que l’usage des ressources culturelles, les modalités de la construction de l’autorité, l’innovation culturelle et religieuse. C’est en cela, à mon sens, que les vestiges antiques du Proche-Orient ont une valeur universelle. Le livre commence et s’achève par une référence à Palmyre, il est cependant consacré au Proche-Orient dans son ensemble. Il n’y a donc pas de chapitre portant spécifiquement sur Palmyre, je reviens sur différents aspects de l’histoire de cette cité au fil des chapitres thématiques.

Publié le 24/12/2020


Après avoir obtenu une double-licence en histoire et en science politique, Margot Lefèvre a effectué un Master 1 en géopolitique et en relations internationales à l’ICP. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s’intéresse à la région du Moyen-Orient et plus particulièrement au Golfe à travers un premier mémoire sur le conflit yéménite, puis un second sur l’espace maritime du Golfe et ses enjeux. Elle s’est également rendue à Beyrouth afin d’effectuer un semestre à l’Université Saint-Joseph au sein du Master d’histoire et de relations internationales.


Catherine Saliou est spécialiste en histoire romaine et en histoire de l’Orient romain tardif. Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégée de grammaire, docteur de l’Université Paris 1, elle a été pensionnaire scientifique à l’Institut Français d’Archéologie du Proche-Orient de 1992 à 1995. Après avoir enseigné, comme maîtresse de conférences, le latin à l’Université de Caen puis l’histoire Ancienne à l’Université de Poitiers, elle est, depuis 2007, professeure d’histoire romaine à l’Université Paris 8, et depuis 2013 directrice d’études cumulantes à l’École Pratique des Hautes Études (chaire « Histoire urbaine de l’Orient romain tardif »).


 


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