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Entretien avec Clothilde Facon : « Le rôle des ONG dans la société libanaise risque de saper l’émergence d’un contrat social » (2/2)

Par Claire Pilidjian, Clothilde Facon
Publié le 15/11/2021 • modifié le 15/11/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

Clothilde Facon

Lire la partie 1

Comment les puissances régionales réagissent-elles à la crise libanaise ?

L’Arabie saoudite témoigne d’une forme de désintérêt pour la situation du Liban. Il semble peu probable que Riyad engage des ressources financières ou énergétiques pour soutenir le Liban, laissant la voie libre à l’Iran pour renforcer son influence dans le pays. L’Iran a en effet offert son soutien au Liban. Les navires de carburant iraniens sont arrivés dans le pays au milieu du mois de septembre 2021. L’accord avait été passé par le Hezbollah. Il est difficile d’appréhender les velléités de l’Iran au Liban. Pour le moment, l’Iran semble soutenir le statu quo au Liban et ne montre pas de volonté de faire évoluer les rapports de pouvoir internes au pays. L’Iran maintient son influence stratégique dans le pays à travers le Hezbollah depuis près de quarante ans. De manière générale, la désintégration du Liban comme État bénéficie au Hezbollah et par conséquent à l’Iran. Cependant le Hezbollah souffre de critiques de plus en plus nombreuses et a beaucoup perdu de sa crédibilité depuis deux ans. Lors des manifestations qui ont suivi l’anniversaire de l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2021, on pouvait voir des slogans contre une « occupation iranienne du Liban », ce qui représente un fait relativement inédit.

Comment expliquer cette perte de crédibilité du Hezbollah ?

Dans les années 1980-1990, l’influence du Hezbollah s’est étendue à travers son soutien auprès de la population chiite, alors la frange de la population la plus démunie du pays. Le Hezbollah avait engagé des programmes d’aide auprès de ces populations tout en tenant un discours antisystème. Puis progressivement, le Hezbollah s’est intégré au système politique libanais. Sa popularité tenait également à l’époque au rôle militaire qu’il a joué contre Israël, notamment en 2000 et en 2006, qui avait étendu sa popularité auprès de populations chrétiennes et libanaises en général. En 2017, les combattants du Hezbollah ont joué un rôle dans la victoire militaire contre les groupes djihadistes de l’État islamique et d’Al-Nosra à Aarsal, près de Baalbek.

Depuis 2019, cette influence a beaucoup diminué, d’abord du fait de l’engagement du Hezbollah en Syrie en soutien au régime de Bachar el-Assad. Par ailleurs, le Hezbollah est désormais vu comme un autre sponsor de l’establishment défendant le statu quo, et non plus comme un parti antisystème. Pendant la révolution, le parti avait tenu un discours très critique de décrédibilisation des manifestations. Les intérêts financiers du Hezbollah, très proche de certaines banques, l’ont conduit à participer au pillage organisé de la population qui a mené à la situation actuelle. Enfin, l’explosion du port de Beyrouth, qui a surtout affecté les quartiers chrétiens, représente un facteur considérable du discrédit dont souffre aujourd’hui le Hezbollah, suspecté d’avoir commandé ces explosifs pour les envoyer en Syrie pour le régime de Bachar al-Assad. Le parti cherche désormais à empêcher par tous moyens l’enquête et à démettre le juge Tarek Bitar. Ce n’est cependant pas le Hezbollah seul mais toute l’élite au pouvoir qui est mise en cause dans cette enquête et qui cherche à l’empêcher.

Ces tentatives d’empêcher l’enquête ont donné lieu à des violences meurtrières le 14 octobre 2021 à Beyrouth, réactivant le spectre de la guerre civile…

Cet épisode a montré que le Hezbollah et les autres élites mises en cause sont prêts à tout pour empêcher l’enquête. Une centaine de personnes ont manifesté contre le juge Tarek Bitar le 14 octobre. Ces événements sont à manier avec beaucoup de précautions. Les échauffourées sembleraient avoir opposé ces manifestants et des tireurs armés des Forces libanaises, une ancienne milice de la guerre civile chrétienne qui est aujourd’hui un parti politique. On ne sait pas encore exactement ce qu’il s’est passé. L’épisode a cependant montré qu’un nombre important d’armes circule toujours au Liban. Le Hezbollah a par la suite annoncé disposer de 100 000 combattants, mais les spécialistes de ce parti estiment que le nombre réel est sans doute 3 à 4 fois moins élevé. À titre de comparaison, l’armée libanaise compte 60 000 soldats. Il apparaît en tout cas que les factions politiques au pouvoir sont prêtes à tout pour que l’enquête n’ait pas lieu, y compris à raviver le spectre de la guerre civile en provoquant ce genre de conflits. Le risque est finalement de détourner l’attention de l’enquête sur l’explosion du port. Notons que ce port n’était pas exclusivement contrôlé par le Hezbollah mais également par le Courant patriotique libre, le parti du président, par le mouvement Amal et par le Courant du futur. Ces trois autres forces politiques seraient donc aussi mises en cause par l’enquête.

En revanche, le Hezbollah conserve une part de popularité en apportant une aide humanitaire conséquente dans certains quartiers chiites, grâce à ses apports financiers multiples. Aux ressources étatiques dont il dispose en tant qu’acteur de la vie politique, il faut ajouter les revenus tirés d’activités illicites : le Hezbollah récupèrerait 300 millions de dollars grâce au trafic de carburant entre le Liban et la Syrie. Enfin, l’Iran est sans aucun doute une autre source de financement pour le parti.

Le Hezbollah a mis en place une carte de paiement qui fonctionne dans certains magasins, à destination des familles de martyr, pour les personnes qui travaillent pour le parti, ainsi que pour les familles chiites les plus démunies. Cela est perçu comme une forme d’État providence à l’intérieur de l’État. Le Hezbollah a également créé des programmes durant la crise sanitaire en ouvrant deux centres de tests et en mettant à disposition des volontaires médicaux et des ambulances. Malgré la tendance actuelle de rejet croissant des partis politiques, ces logiques clientélistes comportent le risque de prospérer dans le contexte de pauvreté rampante qui affecte la population, et de consolider les partis au pouvoir lors des élections de 2022, dans la mesure où dans le contexte actuel il peut être plus facile pour les candidats d’échanger un vote contre une aide financière.

Quels acteurs politiques se distinguent-ils de ces logiques clientélistes dans le paysage politique libanais ?

Des partis politiques indépendants, des syndicats et des associations étudiantes continuent à jouer un rôle. Les partis politiques indépendants principaux sont Beyrouth Madinati, Minteshreen, al-Marsad al-Shaabi li Muharabat al-Fassad, le Bloc national, Lihaqqi, Taqaddom, Michel Moawad’s Independence Movement, Tahalof Watani, Mouwatinoun wa Mouwatinat fi Dawla (MMFD). A côté des partis politiques, il y a aussi des initiatives de nature économique : par exemple, l’une appelée Daleel Tadamon finance des structures économiques démocratiques. Une autre, Nation Station, s’est mise en place à Beyrouth après l’explosion du port, et rassemble des citoyens qui ont occupé une station essence hors service pour proposer un système solidaire d’aide, notamment de distribution de repas ou de soins médicaux. Cette initiative d’aide humanitaire se prolonge aujourd’hui dans la tenue d’une clinique médicale et pharmacie, une équipe de reconstruction, des systèmes de recyclage et l’organisation de différents événements. De tels projets ne relèvent pas d’ONG, mais de regroupements citoyens dans des quartiers, ce qui est assez novateur.

Ces acteurs vont-ils s’allier dans la perspective des élections de 2022 ?

La direction qui semble prise par ces différents groupes est de former des coalitions entre plusieurs partis. Cependant, ces acteurs manquent de moyens car en tant qu’organisations politiques, ils ne sont pas soutenus par des donateurs. Les financements internationaux sont dirigés vers la société civile dépolitisée. Le secteur des ONG est parfois accusé d’accaparer les jeunes Libanais diplômés, les détournant d’un engagement politique. En réalité, leur choix s’explique surtout par les salaires que sont en mesure de proposer ces ONG dans le contexte de crise économique. Mais ce secteur ne provoque pas de changement politique. Il perpétue finalement une forme de statu quo. Le changement politique vient des organisations politiques.

La place importante des ONG forme-t-elle finalement une entrave au développement d’un système politique plus démocratique ?

Après l’explosion du port de Beyrouth, l’aide mise en place pour reconstruire les quartiers endommagés et soutenir la population consistait en un système plaqué sur la réponse apportée à la population syrienne. Elle était établie par secteur, dans l’urgence, sans vision de long terme. Or, cette aide ne peut fonctionner car elle n’apporte pas de changements structurels. Elle doit s’accompagner d’un engagement des acteurs de l’État. Il faut que les agences étatiques, les municipalités et toutes les entités qui représentent l’État participent à la reconstruction et à la définition de politiques publiques. On assiste à une véritable déconnexion entre le monde de l’humanitaire et le secteur public. Le manque de consultation des populations locales représente un autre problème. Aucun processus de consultation des populations n’a été proposé dans le cadre de la reconstruction des quartiers de Beyrouth. Les financements de l’aide humanitaire viennent de pays étrangers, les projets sont décidés à l’avance et généralement plaqués sur des recettes toutes faites menées dans l’autre pays. Au Liban, le rôle de ces ONG fait débat. Leur utilisé est incontestable, mais « l’ONG-isation » de la société libanaise risque de saper l’émergence d’un collectif public et d’un contrat social. Cette aide met à l’écart des acteurs publics, dont certains sont corrompus et gangrenés par le système clientéliste, mais qui devraient être intégrés au travail des ONG par des processus consultatifs, tout comme la population libanaise.

Comment s’illustre cette déconnexion entre le secteur public et les ONG dans leur travail au quotidien ?

Au Liban comme ailleurs, les bailleurs de fonds conservent le pouvoir décisionnel sur les projets menés, même si ce sont généralement des ONG locales qui mettent ces derniers en œuvre sur le terrain.

Une étude récente a montré qu’entre janvier et mars 2021, en période de confinement, plus de 80 % des aides auprès des populations vulnérables venaient d’acteurs locaux. 45 % des initiatives émaillaient de la société civile nationale et 33 % d’organisations locales. Seuls 10 % de l’aide était internationale, le reste provenant d’initiatives individuelles. En situation d’urgence, les premiers à répondre sont donc les acteurs locaux. Or, ces acteurs locaux ne reçoivent que 4 % des financements internationaux. En 2011, au début de la crise syrienne, ce sont également les organisations de quartier et les initiatives citoyennes qui ont répondu en premier à la venue de réfugiés syriens.

De plus, le système humanitaire au Liban repose sur l’évaluation des besoins des populations vulnérables sur le terrain. Chaque année, le HCR et d’autres d’organisations mènent une étude des besoins des populations vulnérables pour identifier les populations et les secteurs bénéficiaires des financements. Ce système est beaucoup critiqué par les organisations locales qui bénéficient d’un accès plus privilégié aux populations vulnérables. Ces organisations sont présentes sur le terrain depuis des années, et sont socialement et géographiquement plus proches de ces populations.

Un autre problème est le coût opérationnel très élevé des organisations internationales. Les salaires des expatriés et les coûts de fonctionnement sont très élevés. Le pourcentage de leur budget envoyé aux populations bénéficiaires n’est finalement pas toujours si conséquent, alors qu’il s’élève toujours à la moitié voire davantage du budget des organisations locales. Cette situation donne le sentiment d’un gâchis financier.

Une étude de Thomson Reuters parue en juin 2021 a révélé que 250 millions de dollars américains d’aide humanitaire de l’ONU ont été perdus auprès de banques libanaises qui appliquaient des taux de conversion défavorables entre la livre libanaise et le dollar. Cette étude était menée sur le programme Lebanon One Unified Inter-Organisational System for E-card, qui visait à doter les réfugiés de cartes de paiement et de retrait, mais des pertes similaires ont pu survenir dans d’autres programmes de l’ONU. Les banques qui ont appliqué ces taux de conversion défavorables sont proches de partis politiques. Pour éviter cela, les organisations pourraient envisager d’envoyer les aides directement en dollars auprès des bénéficiaires ; mais les agences de l’ONU sont contraintes de négocier avec les autorités libanaises pour continuer à opérer. En 2018, le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil avait menacé le HCR de geler les visas de ses employés. Trouver des accords est donc nécessaire à l’ONU et aux ONG pour continuer à opérer au Liban. Le rapport de force leur est assez défavorable, car le système humanitaire est fondé sur le respect de la souveraineté de l’État.

Publié le 15/11/2021


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


Clothilde Facon est une ancienne élève de l’Ecole normale supérieure de Lyon. Doctorante en sociologie politique à l’université Sorbonne-Paris-Nord et affiliée à l’Institut Français du Proche-Orient, elle travaille sur les politiques d’aide mises en œuvre par les acteurs internationaux au Liban, en particulier à l’égard des réfugiés syriens, sur la politisation de l’aide humanitaire ainsi que les interactions entre les agendas humanitaire et sécuritaire. Elle a publié divers articles, notamment dans la revue Territory, Politics, Governance, la Civil Society Review et Orient XXI ainsi que des tribunes pour Le Monde et Middle East Eye.


 


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