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Denis Lefebvre, secrétaire général de l’OURS (Office universitaire de recherche socialiste, Paris), est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages historiques, parmi lesquels Guy Mollet, le mal aimé (Plon, 1992) ; Les secrets de l’expédition de Suez, (Perrin, 2010).
Absolument : on ne comprend pas son action en 1956 sans revenir sur ses engagements militants avant 1939, et sur les enseignements qu’il en a tirés.
Rappelons tout d’abord qu’en 1956, il exerce les responsabilités de président du Conseil à la tête d’un gouvernement de Front républicain, coalition de différents partis et individualités. Pour schématiser, les socialistes (membres de la SFIO, Section française de l’Internationale ouvrière, parti arrivé en tête aux élections législatives de janvier 1956), des radicaux proches de Pierre Mendès France, François Mitterrand et ses amis, une partie des néo-gaullistes autour de Jacques Chaban-Delmas. De la gauche démocratique, donc, au centre droit.
Guy Mollet est l’homme clé de cette période. Né en 1905, il est devenu secrétaire général de la SFIO en 1946. Un parti charnière dans cette République qui reconstruit le pays après la Seconde Guerre mondiale, sur fond d’instabilité politique et de guerre froide entre les deux blocs, américain et soviétique.
Militant socialiste depuis 1923, marqué par la Première Guerre mondiale (son père en est revenu gazé, et a mis des années à s’éteindre, dans de grandes souffrances), il a appartenu aux courants les plus pacifistes de la SFIO d’avant 1939, à ces courants qui approuvent par exemple les Accords de Munich en 1938. Bien que pacifiste, à l’encontre de certains de ses amis qui, pendant la Seconde Guerre mondiale se sont réfugiés dans l’attentisme, pour le moins, il est entré dans la Résistance, dont il a été un maillon sans faille dans son département du Pas-de-Calais.
Une déclaration qu’il a faite en décembre 1956, quelques semaines après l’affaire de Suez, devant ses camarades socialistes français, permet d’entrer dans le vif du sujet. Il déclare alors : « J’ai gardé le souvenir de mes années de jeunesse (…) J’ai été, comme Jeunesse socialiste, très bête. Oui, j’ai professé des stupidités (…) C’est vrai, de 18 à 22 ans, j’ai été fou. »
Il a donc été « pacifiste », pensant que le pacifisme permettrait d’empêcher la guerre, bien mieux qu’une politique de fermeté vis-à-vis des dictatures. Il a vite compris, ensuite, que les abandons, les renoncements s’apparentaient à des faiblesses dont les dictatures s’emparaient pour avancer leurs positions, et ne préservaient pas la paix, bien au contraire !
On a ici une des clés de l’affaire de Suez, en 1956.
Des deux guerres, il a donc retenu un enseignement qui le guide en 1956 : être pacifiste dans la tradition socialiste, certes, œuvrer pour la paix, bien sûr, mais pas n’importe laquelle. Etre pacifiste ne doit pas empêcher d’adopter une position de fermeté face aux dictatures, de prendre les risques d’une guerre pour les faire céder et donc, sauver la paix. Ne plus faire montre de lâcheté, comme on l’a vu pendant la Guerre d’Espagne, à partir de 1936, et après la capitulation de Munich, en 1938.
Nasser a, dans cette région du monde, une volonté hégémonique, autour de la notion de panarabisme, qu’il développe dans son livre de 1953, Philosophie de la Révolution : unifier le monde arabe « de l’Océan atlantique au golfe Persique ». Le Raïs, bien évidemment, entend aussi régler la question d’Israël.
Force est de constater à ce propos qu’il reste des pans encore inconnus, et pas des moindres ! Des études restent à mener, pour entrer au plus près de la réalité, mais le chercheur, au moins pour la France, sera sans doute confronté à un manque d’archives, qui seront sans doute plus riches côté israélien.
Pour se limiter à Guy Mollet, nous sommes pour le moment face à un manque d’archives et de témoignages sur son rapport à Israël avant 1955.
C’est à la fin de cette année-là qu’il rencontre pour la première fois Shimon Pérès, alors directeur de l’armement au ministère israélien de la Défense, très souvent en France. C’est Pérès qui a sollicité ce rendez-vous, sur les conseils de Jacob Tsur, l’ambassadeur d’Israël en France. Si la SFIO est alors dans l’opposition gouvernementale, ses chances d’un retour « aux affaires » paraissent envisageables, et le socialiste Pérès vient rencontrer son camarade français. Ce dernier lui promet un soutien sans faille, auquel il ne croit guère, comme il le raconte dans son livre La Force de convaincre (paru en 1981), convaincu que les socialistes des différents pays sont toujours avec Israël quand ils sont dans l’opposition, mais jamais quand ils sont au pouvoir. Guy Mollet, en conclusion de cet entretien, lui demande d’attendre et de juger sur pièce. 1956 montre qu’il a tenu parole.
De nombreuses raisons peuvent être avancées. Le passé est très présent, dans l’esprit de Guy Mollet : celui de la Seconde Guerre mondiale ainsi que les lâchetés vis-à-vis des dictatures avant 1939, on l’a déjà vu, qui ne peuvent que l’amener à soutenir cet Etat, dans la tradition des socialistes français, Léon Blum en particulier. L’homme Guy Mollet (mais aussi le socialiste) regarde d’un œil attentif un pays qui construit au quotidien une société socialiste, en respectant la démocratie.
Sans doute pas, car les conditions de chaque pays pour construire le socialisme sont différentes, mais une expérience à suivre au plus près.
Et, permettez-moi d’insister sur ce mot de démocratie, un mot important dans cette région qui ne la cultive guère.
Certes, au point que Guy Mollet considèrera comme une des fiertés de sa vie d’avoir « sauvé » Israël, et de ne pas avoir consenti à un nouveau Munich.
Très souvent, les adversaires français de l’affaire de Suez mettent en avant d’autres raisons, pour expliquer à leur façon l’expédition de Suez.
Une de caractère impérialiste, héritage de la politique dite de canonnière du XIXe siècle, manifestation de « vieilles » puissances qui se sentiraient bafouées. Ou une autre liée au poids de la Guerre d’Algérie, donc au soutien apporté par Nasser aux nationalistes algériens en lutte contre la France. Je ne retiens pas la première raison, qui n’entre pas en compte dans la prise de décision de Guy Mollet en 1956. S’il fallait d’ailleurs la remplacer par autre chose, je mettrais volontiers en avant une autre raison : le respect du droit international. L’argument de la Guerre d’Algérie mérite qu’on s’y attarde davantage. Il est évident que l’affaiblissement de Nasser (ou sa chute) pourrait porter un coup sévère aux nationalistes algériens, qui perdraient une large partie de leurs bases arrière : soutien financier, livraison d’armement, camps d’entraînement, etc.
Au risque de me répéter, je suis convaincu, et tous les documents de l’époque en provenance de Guy Mollet en attestent, que la sauvegarde d’Israël est déterminante pour lui. Il sait la volonté hégémonique de Nasser, qui ne peut que se conclure par la disparition d’Israël. Il a une connaissance parfaite de ses menaces vieilles de plusieurs années, il sait aussi que les armements que le Rais accumule (en provenance d’URSS, via la Tchécoslovaquie) serviront à mener la guerre.
Le déroulement général est en effet connu, et j’évoque tout cela dans mon livre, mais mon regard sur l’expédition de Suez n’est pas le même que ce qu’on lit d’habitude. Il y a bien sûr des aspects négatifs (perte d’influence des puissances européennes dans cette région) mais l’essentiel est qu’Israël a été sauvé. Sur ce point, je n’ai rien d’autre à ajouter, si ce n’est de reprendre un commentaire fait par Guy Mollet lui-même, en janvier 1966, dans une émission de télévision où il est interrogé sur le bilan de Suez, justement. Il déclare : « Dans le domaine très précis de la survie d’Israël, une survie que maintenant je crois acquise, car le reste du monde ne peut plus accepter cette condamnation, là oui, cela a été positif. C’est le seul domaine, je le concède. » Dans cette même émission, il reconnaîtra : « On n’a pas pu aller jusqu’au bout, c’est exact. C’est un très grand regret. Il y a eu la défaillance d’un très grand allié ; ce n’est pas aux Anglais que je pense. »
Certes, et je consacre de nombreuses pages dans mon ouvrage à cette question. « Défaillance » d’un allié traditionnel, pour le moins, trahison, sans doute.
1956 et 1957, en effet, voient la démonstration par les faits d’un moment exceptionnel d’amitié et de fraternité entre les deux pays. Un moment, je tiens à le signaler, qui était partagé par le monde politique, mais aussi par les Français dans leur quasi-totalité. Par la suite, la France, on le sait, a pour des raisons économiques plutôt penché du côté des pays arabes, tout en défendant le droit à l’existence de l’Etat juif. Mais cela sort du cadre de cet entretien.
Certes. On l’a vu en 1959, quand il est l’invité d’honneur pour les cérémonies du 11e anniversaire de la naissance de l’Etat hébreu. C’est son premier voyage dans ce pays. Il est accueilli à sa descente d’avion par David Ben Gourion et la quasi-totalité du gouvernement israélien. Il est fait citoyen d’honneur de Tel Aviv et est acclamé partout sur son passage. De nombreux hommages lui sont rendus, ainsi celui du secrétaire général du Mapaï : « Par son action à l’époque de la campagne du Sinaï, Guy Mollet a prouvé que les valeurs du mouvement socialiste international n’étaient pas de vains mots. » On note aussi dans ses archives une ultime lettre de Shimon Pérès, en avril 1973 : « Nous savons ce que nous vous devons, et nous continuons à accorder à l’amitié une place importante, tout en ayant appris, par l’expérience, que les intérêts peuvent parfois l’emporter. Personne en Israël ne peut penser à vous sans un élan de reconnaissance et un élan d’amitié. »
Certes, dans la conclusion. Et je pense que Guy Mollet a dû la lire avec grand plaisir, car elle lui montrait, alors que son action en 1956-1957 a souvent été décriée, qu’Israël n’oubliait pas son action à cette époque.
Absolument. J’ai pu avoir accès aux archives de Guy Mollet, d’une richesse considérable sur l’affaire de Suez en elle-même et sur son déroulement, mais aussi sur les années qui ont suivi, notamment sur les rapports maintenus entre Guy Mollet et les différents protagonistes britanniques et israéliens. J’ai aussi pu avoir accès à des documents extraordinaires, jamais publiés à ce jour, comme le protocole secret signé en octobre 1956 par la France, Israël et la Grande-Bretagne, qui définit les conditions des opérations militaires. Un protocole que tout le monde croyait disparu, et que j’ai retrouvé par le plus grand des hasards ! Il est reproduit et commenté dans mon livre. J’évoque aussi la question de l’aide secrète en armement apportée par la France à Israël en 1956 : avions, chars, etc.
Un chapitre est consacré à cette question.
Je suis heureux de la réception de mon ouvrage par le public, et par certaines personnalités françaises et étrangères. L’une des lettres qui m’a le plus touché à la sortie du livre est celle que m’a envoyée le président Shimon Pérès, le 31 octobre dernier : « You are to be congratulated for shedding light on this complexe event, and providing the reader with an exciting presentation of the facts ».
Denis Lefebvre
Denis Lefebvre, secrétaire général de l’OURS (Office universitaire de recherche socialiste, Paris), est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages historiques, parmi lesquels Guy Mollet, le mal aimé (Plon, 1992) ; Les secrets de l’expédition de Suez, (Perrin, 2010).
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