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Entretien avec Deniz ünal – Quelle politique économique pour la Turquie contemporaine ? Retours historiques sur le développement d’un émergent au Moyen-Orient

Par Deniz Ünal, Enki Baptiste
Publié le 14/09/2017 • modifié le 11/03/2020 • Durée de lecture : 15 minutes

Deniz ünal

L’AKP arrive au pouvoir en Turquie en 2002. Afin d’expliciter l’arrière-plan historique qui précède la prise de pouvoir du parti de l’actuel Président, pourrions-nous revenir sur l’histoire du développement économique de la Turquie depuis la fondation de la République ?

Lorsque l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi) arrive au pouvoir en Turquie en 2002, le pays traverse, depuis 2001, une des plus graves crises politique et économique de son histoire. Sur le plan économique, la crise se manifeste d’une manière à peu près similaire à la grande crise de liquidités qui secoua le monde en 2008. Le pays assistait alors à l’implosion de son système bancaire.

En prenant le pouvoir sans avoir besoin de s’appuyer sur une coalition, l’AKP entame une mutation importante des modes de production et de gouvernance dans le pays. C’est une réussite et on peut dire que l’élection de l’AKP en 2002 est un bol d’air sur le plan économique pour la Turquie. Ce n’est que progressivement, à partir des années 2008 et plus franchement à partir de 2012, que le parti remet en place une politique marquée par l’opacité de sa gouvernance.

Il est fondamental de revenir sur l’arrière-plan historique des politiques économiques mises en place successivement en Turquie. Leurs échecs permettent de mieux comprendre l’arrivée au pouvoir de l’AKP.

Justement, lorsque la République est créée, en 1923, quelle est la ligne économique adoptée pour faire face au dynamisme européen d’alors ? Jusqu’à quand est-elle en vigueur en Turquie et comment se caractérise-t-elle ?

La République turque est fondée en 1923, sur les décombres de l’Empire ottoman. Sur le plan économique, l’Empire avait raté la révolution industrielle et s’était spécialisé dans la production agricole, entérinant une importante désindustrialisation de son territoire. À partir de 1923, la République entame une mutation de son système économique d’autant plus difficile que sa population est massivement rurale et peu éduquée. Choisissant une position pragmatique, inspirée à la fois par le modèle américain et par le modèle soviétique, la Turquie reconnait la propriété privée mais engage une réindustrialisation planifiée et menée par le parti unique – le CHP (Parti républicain du peuple). Cette première phase de l’histoire économique turque est marquée par une stratégie de développement autocentrée. L’offre industrielle est réalisée à partir des inputs locaux et elle est destinée au marché intérieur. Les rares exportations du pays se limitent à des produits agricoles.

Au carrefour géographique entre Europe et Asie, très influencée par la confrontation entre les blocs soviétique et américain dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Turquie adopte, on l’a vu, un comportement pragmatique, empruntant volontiers aux deux modèles économiques dominants. Craignant toutefois des velléités d’expansion de son voisin soviétique, elle adhère à l’OTAN et prend part au conflit coréen.

Après un intermède libéral privilégiant le secteur agricole sous la gouvernance du Parti Démocrate d’Adnan Menderes au cours de la décennie 1950, marquée par la mise en place du multipartisme, la Turquie revient à une stratégie de développement basée sur l’industrie, à partir des années 1960. L’industrialisation est encadrée par des plans quinquennaux où la substitution aux importations constitue le principal axe de l’économie politique. Celle-ci implique le remplacement des biens de consommation étrangers vendus sur le marché intérieur par des biens produits dans le pays. Il est alors instauré des droits de douane très élevés en aval des processus productifs (les produits de consommation) tandis qu’en amont, les importations de matières premières et de biens d’équipement destinés aux industries lourdes ne sont pratiquement pas taxées. L’offre industrielle turque est destinée au marché intérieur tandis que les exportations se limitent à des produits agricoles. Mais cette stratégie est moins autocentrée que celle des débuts de la République, car elle préconise une grande ouverture aux importations en amont du processus productif. A terme, elle vise à rendre l’offre nationale suffisamment compétitive pour vendre des produits industriels sur les marchés extérieurs.

Cette politique est un échec en Turquie comme dans la plupart des pays qui l’ont appliquée (en majorité latino-américains). Les pays concernés sont très dépendants en amont des processus productifs et n’arrivent pas à passer au stade où les biens localement produits sont suffisamment compétitifs en termes de qualité-prix sur les marchés internationaux. Couplée aux deux grandes crises des matières premières des années 70, cette dépendance accrue entraine, pour les pays qui la subissent, un déficit de la balance des paiements et ces derniers finissent par importer beaucoup plus que désiré initialement.

Toutefois, si cette politique est un échec, la Turquie a su, à travers la politique adoptée dans les années 70, protéger ses industries naissantes, notamment l’industrie automobile – Renault est le premier groupe à s’installer sur place. Le pays a su mobiliser une main d’œuvre performante pour promouvoir ces nouvelles industries. À cela s’ajoute l’installation d’un réseau de grands groupes familiaux dont la présence est de plus en plus importante. Les performances de ces conglomérats permettent également de faire face aux aléas de l’instabilité politique et géopolitique. Dans les années 60-70, le champ politique turc est en effet marqué par l’alternance au sommet de l’État de deux formations, le Parti de la Justice (AP), de droite, et le CHP, de gauche, ainsi que par l’affirmation de plus petites formations (islamiste ou d’extrême droite) et de groupes d’extrême gauche. Les tensions politiques se manifestent à travers deux coups d’État.

De manière générale, la Turquie, à cette période, ne connait pas la réussite fulgurante des pays asiatiques qui ont basé leurs économies sur le modèle de croissance par la promotion des exportations. Mais le pays a progressé dans son développement et ressemble beaucoup en cela au Brésil et au Mexique.

La politique économique des deux dernières décennies est marquée par une ouverture générale. Quelles sont les spécificités de cette période sur le plan économique ?

La stratégie de développement change au début des années 80. Sous la houlette de Turgut Özal – successivement sous-secrétaire à la Planification, Ministre de l’Économie, Premier ministre et Président de la République – la Turquie adopte une stratégie basée sur la promotion des exportations. L’objectif est d’exporter à tout prix et surtout à des prix très bas grâce aux aides de l’État (des subventions notamment) et d’engendrer d’importants gains dans le secteur industriel. Ces gains devaient ensuite être redistribués dans le reste de l’économie et notamment dans le secteur agricole où la productivité est la plus faible. Dans un pays majoritairement rural, cette stratégie économique vise à faire converger les revenus de la population urbaine et ceux de la population rurale.

Portée par la politique de Özal, la Turquie fait des profits dans le commerce international mais la redistribution est délicate. On assiste à un blocage des gains engendré par un manque de fluidité du système économique. La situation est assez similaire à celle du Brésil lors de la destitution de Dilma Rousseff : les banques publiques s’étaient endettées pour pouvoir prêter au secteur agricole à des taux très privilégiés, tandis que les banques privées au lieu de financer l’industrie, préféraient prêter à l’État à des taux très élevés. Progressivement, la dette de l’État a fini par engloutir toutes les ressources financières du pays, entrainant une grande crise financière.

C’est dans ce contexte de crise que l’AKP prend le pouvoir. Quelle est la ligne adoptée en termes de politique économique ?

En 2001, une crise économique majeure touche le pays : le taux d’inflation dépasse les 100% et la dette représente 78% du PIB. En février, Kemal Derviş, auparavant vice-président de la Banque mondiale, est nommé au ministère de l’Économie. Mais le gouvernement est renversé sans qu’il ait pu mettre en place son programme économique. C’est dans ce contexte que l’AKP arrive au pouvoir. Alors qu’auparavant le premier parti à l’issue des législatives devait, faute d’avoir récolté suffisamment de voix, systématiquement s’allier à d’autres formations politiques, l’AKP n’a pas besoin de coalition. Dans un premier temps, Recep Tayyip Erdoǧan qui purgeait une peine de prison pour avoir récité un poème nationaliste ne peut endosser le leadership. En 2002, sorti de prison, ce dernier est élu député à l’occasion d’une élection partielle et devient Premier ministre dans la foulée. Par ailleurs, l’AKP ne possédant pas suffisamment de cadres formés à l’exercice du pouvoir s’appuie sur les élites gülenistes pour gouverner le pays.

L’échec des politiques économiques des années 80-90 et les multiples crises politiques sont les principaux vecteurs de l’arrivée au pouvoir des islamistes modérés de l’AKP. Une fois installé au pouvoir, le parti d’Erdoǧan donne la priorité à une régulation endogène de l’économie. Il est guidé en cela par le FMI, la Banque mondiale et le processus de digestion de l’acquis communautaire en tant que candidat à l’adhésion à l’Union européenne – rappelons que la Turquie, qui faisait partie du Marché unique pour les produits industriels depuis 1995, avait déjà adopté toutes les normes et réglementations techniques propres à l’UE dans ce domaine. Grâce à ces trois piliers qui agissent comme un ancrage externe, la Turquie change de mode de croissance. Celle-ci s’appuie désormais sur une forte institutionnalisation de l’économie où la transparence des institutions, grâce aux autorités d’autorégulation nouvellement mises en place, est un facteur crucial. La politique de la dévaluation compétitive de la livre en faveur des exportations à bas prix est stoppée. L’État se retire de la gestion des flux économiques et, dans le domaine macroéconomique, la Banque centrale est déclarée indépendante vis-à-vis du Trésor. Des instances de régulation sont mises en place pour surveiller la Banque centrale, les banques et la concurrence sur les marchés. L’économie s’institutionnalise, condition essentielle pour le bon fonctionnement d’un système capitaliste. Ce processus est un moment essentiel dans l’histoire économique récente de la Turquie.

Après la mise en place d’institutions de régulation, le pays entre dans un cercle vertueux. L’inflation endémique et la dépréciation de la livre turque sont enrayées, les exportations augmentent aussi bien en valeur qu’en volume. En plus de cela, l’AKP réussit là où ses prédécesseurs avaient échoué : le parti parvient à faire converger les revenus entre les régions les plus reculées de l’est et celles de l’ouest du pays, deux espaces entre lesquels les inégalités étaient très fortes. On assiste à une urbanisation massive. Les bidonvilles de la périphérie urbaine peuplés de migrants sont désormais intégrés à l’espace urbain. Ces espaces sont connectés aux réseaux d’eau et d’électricité. Le gouvernement investit dans les infrastructures. Le bond en avant est d’autant plus important que la majeure partie de ces investissements se concentre dans les régions les plus pauvres, et notamment les zones kurdes. Notons aussi que beaucoup de nouvelles écoles et universités sont ouvertes, mais souvent avec une intégration de l’enseignement religieux, et l’essor de ces établissements côtoie celui des mosquées.

En 2008, une protection sociale généreuse est mise en place avec la couverture universelle pour la maladie et des retraites convenables à l’instar de l’État providence à l’occidentale.

Avec le recul et une vision téléologique, on peut considérer que la politique d’Erdoǧan était populiste. Mais les résultats ont indéniablement été sans commune mesure pour le pays. La politique économique a eu des retombées importantes dans le champ social grâce à une redistribution transparente par le budget de l’État central dans le cadre de la protection sociale mais également de manière opaque via les budgets des municipalités ou encore le financement des grandes fondations privées qui ont distribué des aides directes aux familles (par exemple distribution de charbon en hiver ou fournitures scolaire, etc.) auprès d’un électorat pauvre, susceptible d’être gagné par l’AKP.

En 2008, une première phase s’achève dans la gestion économique du pays par l’AKP. Comment la Turquie fit-elle face à la crise mondiale de 2008 ? Quelles sont les caractéristiques de la politique économique à partir de 2008 ?

La Turquie surmonte bien la grande crise mondiale de 2007/2008 grâce aux réformes qu’elle a menées depuis 2001 et notamment grâce à la restructuration profonde de son système bancaire. En 2009, ses exportations chutent de manière radicale et son PIB est en forte décroissance. Dans ce contexte, le pays, qui avait fini de rembourser sa dette extérieure, refuse l’aide financière offerte par le FMI, une aide qui était conditionnée à une plus grande transparence dans la gestion des municipalités, qui constituent une force électorale très importante. Le pays se voit désormais comme une force régionale, voire comme une puissance mondiale. L’AKP met au point sa politique de « zéro problème avec les voisins » et tâche de se constituer un hinterland au Moyen-Orient, en Afrique et dans les républiques turcophones de l’ex-Union soviétique. Le pays initie également un rapprochement avec son voisin iranien.

Cette nouvelle stratégie géopolitique est en partie une conséquence de la mauvaise gestion de la candidature de la Turquie auprès l’Union européenne. Lorsqu’elle fait acte de candidature, la Turquie est réellement motivée à l’idée d’intégrer l’UE. Le processus est long, très complexe, mais très rapidement l’UE se braque sur la question religieuse. Alors que les questions relatives à l’intégration des 70 millions d’habitants que le pays comptait à l’époque ou encore les soucis d’éducation auraient mérité d’être soulevé à ce moment-là, l’UE n’a voulu parler que de la culture musulmane du pays à un moment où sa politique religieuse ne représentait pas de danger. L’UE a, dans le même temps, poursuivi son élargissement vers le sud-est en intégrant la Grèce, l’Espagne et le Portugal puis le groupe de Visegrád (Slovaquie, Hongrie, Pologne, République Tchèque) avant d’intégrer neuf autres pays dont la Roumanie avec des fondamentaux économiques bien en-deçà de ceux de la Turquie. La procédure a été précipitée et cette mise à l’écart a été vécue comme une humiliation par la Turquie.

Ce blocage européen explique grandement l’envie de la Turquie de regarder ailleurs : vers les anciens pays qui constituaient autrefois l’Empire ottoman, dont le souvenir nostalgique ne cesse de perdurer, mais aussi vers la Chine, nouveau pôle de l’économie mondiale, et la Russie. Entre les grandes puissances émergentes, il y a une volonté de coopération pour installer les bases d’un nouvel ordre économique mondial. Entre 2008 et 2014, la Turquie réoriente ses exportations vers le Moyen-Orient et l’Afrique, notamment l’Afrique noire, grâce à des réseaux gülenistes. Le pays y investit dans des infrastructures de services, notamment des écoles où est enseignée à la fois la langue du pays, celle de l’ancien colonisateur. Le turc est proposé en option aux côtés des deux langues. Les élèves africains prenant cette option peuvent bénéficier de bourses universitaires pour étudier en Turquie.

Le refus du financement du FMI dans un premier temps et l’éloignement de plus en plus prononcé de l’UE fait disparaitre l’ancrage externe de la stratégie de développement turc. Le gouvernement affirme être sur un axe où le pivot correspond au territoire national entouré de son hinterland par contraste à son ancien alignement occidental. Le processus d’institutionnalisation économique et démocratique s’arrête, la gouvernance perd sa transparence. Dans un premier temps, cette opacité n’affecte pas, en apparence, les performances économiques du pays qui affiche en début des années 2010 des taux de croissance proches de ceux l’économie chinoise.

Quelles sont les récentes évolutions internes qui ont changé la donne économique du pays ?

En 2014, après un troisième mandat de Premier ministre, Erdoǧan se fait élire Président de la République par un vote au suffrage universel, une première dans l’histoire du pays. En effet, jusqu’alors, le Président était élu par le Parlement. Mais le système politique turc accorde très peu de pouvoir au chef de l’État. Ce régime ne satisfait pas Erdoǧan. Pour accroître son emprise dans la vie politique, il passe outre les institutions représentatives pour s’adresser directement aux petits maires de village qui ne sont pas des élus. L’Assemblée nationale est mise de côté et le Président instaure de facto une gouvernance fondée sur la démocratie en directe.

Toutefois, cette manière de gouverner ne satisfait pas tout le monde et des divisions apparaissent au sein même de l’AKP. Déjà en 2013, l’attitude intransigeante d’Erdoǧan face aux mobilisations du parc Gezi avait secoué l’unanimité dans son propre camp. Ces mécontentements renforcent l’isolement d’un Président que ses pouvoirs limités ne satisfont pas.

C’est en 2015 que la situation se dégrade violemment. Les résultats de l’AKP aux élections législatives de juin sont un peu moins bons. Le parti n’a plus de majorité absolue et doit composer, pour la première fois de son histoire, un gouvernement de coalition. Le parti pro-kurde, HDP, réussit à entrer à l’Assemblée nationale avec un nombre de députés aussi important que le parti MHP d’extrême droite. Aussitôt, l’ordre est donné à l’armée d’entamer des représailles en zones kurdes. L’AKP fait capoter par ailleurs les négociations de mise en place d’une coalition avec d’autres partis politiques et suscite de nouvelles élections législatives en novembre. Il les emporte largement suite à une campagne marquée par ses accents très nationalistes.

Depuis, la guerre larvée entre les Gülenistes et Erdoğan s’est matérialisée par une tentative de coup d’État güleniste en juillet 2016. Alors que le pays est gouverné sous un état d’urgence depuis l’été 2016, un référendum sur le changement de régime politique a eu lieu en avril 2017. Bien que le résultat très serré entre les camps du oui et du non soit sujet à caution, le régime présidentiel est désormais bel et bien instauré en Turquie.

Le coup d’État de juillet 2016 a fait beaucoup de mal au pays, d’autant que les raisons et le déroulement des opérations militaires sont restés très opaques. En revanche, il s’est accompagné d’un massif mouvement de purges, notamment des fonctionnaires. Au départ, les gens ont pensé que les gülenistes seuls seraient touchés par ces purges. En réalité, le mouvement a été beaucoup plus large et des centaines d’opposants ont été mis en prison. L’accusation de terrorisme s’est largement banalisée dans le pays.

Les implications de ces purges se sont également fait ressentir sur l’économie. La notion de propriété, notion fondamentale dans une économie capitaliste, a été rediscutée. Les gens qui ont fait les frais des purges ont perdu leur travail, sont devenus des pestiférés et leurs biens ont été également confisqués. Cela est valable aussi pour les entreprises. Ainsi, un millier d’entreprises parmi les plus importantes du pays sont désormais gérées par des administrateurs.

Pour faire face aux problèmes de liquidité, conséquence du manque d’investissement dans le pays, le gouvernement a décidé de mettre les plus grandes richesses du pays dans un fonds souverain. Sont concernés les barrages, les ponts ou une compagnie comme Turkish Airlines. Cela signifie qu’une fois mises dans ce fonds souverain, les parts de ces richesses peuvent être achetées sur le marché par n’importe qui. Dans ce système, ces biens sont possédés par des gens dont on ne connait pas l’identité, accentuant l’opacité ambiante.

Actuellement, Erdoǧan, après avoir purgé les fonctionnaires officiant dans les fonctions régaliennes (ministère de l’Intérieur, de la Défense ou de l’Éducation), remplace ces derniers par des gens en provenance d’autres groupes sectaires. Le risque d’accroître l’instabilité de l’État est donc réel. De plus, le Président a entamé une refonte des programmes scolaires, désormais très islamistes et transforme les écoles publiques laïques – les collèges surtout – en écoles coraniques.

Dans ce contexte, de plus en plus de Turcs se demandent si le pays ne tend pas vers un modèle comparable à celui des régimes d’ex-URSS, comme l’Azerbaïdjan. La Turquie, qui paraissait avoir enclenché une politique économique d’exception par rapport à ses voisins immédiats, semble non seulement retomber dans les travers du passé en ce qui concerne l’opacité de la gouvernance mais progresser dans un sentier qu’elle n’a jamais emprunté dans son histoire de République laïque.

Quelles sont les problématiques géopolitiques auxquelles la Turquie fait face depuis 2002 et qui peuvent freiner son développement ?

Sur le plan géopolitique, la Turquie sort bien sûr du lot par rapport à la situation de ses voisins. Sur le plan économique, la période allant des années 2000 à 2010 représente un moment de forte croissance pour l’ensemble des pays émergents. Ils comblent en partie leur écart de revenu par tête en s’appuyant notamment sur la percée économique de la Chine qui importe massivement en provenance des émergents non seulement des matières premières mais de plus en plus de produits industriels. La Chine prend ainsi le statut de leader mondial. La Turquie, quant à elle, a profité de son statut d’intermédiaire géographique entre l’Europe et l’Asie. Pour des pays comme la Turquie ou la Russie, la notion d’Eurasie a pris une importance nouvelle au gré des réorientations de la globalisation.

La Turquie s’est d’ailleurs largement rapprochée de la Russie ou de l’Iran jusqu’en 2011. Ces deux pays sont des producteurs importants de matières premières que la Turquie, pays industrialisé, est en mesure de transformer. Ces économies apparaissent donc comme complémentaires.

Avec les révoltes arabes de 2011, la Turquie a été contrainte de prendre en compte la nouvelle donne géopolitique et la mise en place de sanctions contre Moscou. Quant à l’Iran, elle a continué d’entretenir une politique très ambigüe. Ankara et Téhéran ne se sont plus affrontés militairement depuis le XVIIIe siècle et entretiennent des relations d’échange que les conflits arabes n’ont pas remis en cause, malgré l’affrontement idéologique entre l’Armée syrienne libre, soutenue par Erdoǧan, et le régime syrien, soutenu par l’Iran.

La Turquie, face à la déstabilisation engendrée par la guerre en Syrie, a réorienté ses exportations vers l’Europe (à nouveau plus de 50% de ses exportations). Le pays a dû gérer l’afflux de réfugiés en provenance de Syrie : elle a accueilli près de trois millions de Syriens qui fuyaient le conflit. Malgré le jeu malsain entre Bruxelles et Ankara sur cette question des réfugiés, le pays a réellement pris en charge ces populations. Les flux constants ont toutefois réellement déstabilisé la Turquie, notamment parce que la majorité de ces réfugiés s’est installée dans les zones frontalières à dominante ethnique kurde. En 2016, dans certaines localités de ces régions, 95% de la population était arabe syrienne. Aujourd’hui, on dépasse parfois les 100%. Ces zones étaient justement celles qui avaient enregistré une convergence économique depuis le début des années 2000. Prises d’assaut par les migrants, ces régions ont connu un appauvrissement que les aides économiques n’ont pu combler, qui se couple presque systématiquement à des conflits ethniques dans les villes. En effet, seuls 200 000 réfugiés ont été accueillis dans des camps. Les autres sont disséminés dans les villes et souvent marginalisés économiquement et socialement. De surcroît, le pouvoir semble instrumentaliser la question des migrants pour affaiblir le parti pro-kurde en accordant le droit de vote aux réfugiés arabes qui seraient en faveur de l’AKP.

Pour conclure, le mode de gouvernance actuel en Turquie est loin d’être adapté aux critères de performance à l’occidentale. Toutefois, la Turquie n’est pas le seul pays touché par un mouvement de concentration des pouvoirs. La Chine ou l’Inde traversent des évolutions similaires. Sous prétexte d’accélérer des procédures et diminuer la corruption, l’opacité gagne du terrain.

Publié le 14/09/2017


Deniz Ünal est économiste au CEPII (Centre d’Études Prospectives et d’Informations Internationales), un service d’étude en économie internationale du Premier ministre. Elle travaille particulièrement sur le commerce international de biens et de services, ainsi que sur la Turquie et la Chine. Elle est également traductrice de plusieurs œuvres de la littérature moderne turque aux Éditions Bleu autour.


Actuellement en master recherche, rattaché au CIHAM (UMR 5648) et à l’université Lumière-Lyon II, Enki Baptiste travaille sous la direction de Cyrille Aillet sur la construction d’un imaginaire politique du califat.


 


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