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Entretien avec Dorothée Schmid sur la politique étrangère de la Turquie : « parler de néo-ottomanisme est un piège, mais ce terme est assumé par l’ensemble des protagonistes »

Par Dorothée Schmid, Ines Gil
Publié le 23/11/2020 • modifié le 25/11/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Dorothée Schmid

Le terme « néo-ottomanisme » est souvent utilisé pour décrire la politique régionale du président Recep Tayyip Erdogan. Est-ce un terme correct pour décrire la politique étrangère turque selon vous ?

Ce terme est très prisé par les Occidentaux, notamment par la France, qui conserve une culture « du précédent » : les Français ont un besoin constant de se replacer dans des continuités historiques, et ils ont réintégré la référence ottomane, notamment depuis le centenaire des accords de Sykes-Picot en 2016. Pour les Occidentaux, le néo-ottomanisme est perçu comme un impérialisme expansionniste offensif, en antagonisme avec la position occidentale. De ce point de vue, quand on parle de néo-ottomanisme, on place la Turquie en position d’ennemi, car les Occidentaux ont combattu les Ottomans en Europe pendant des siècles. En France en particulier, on n’oublie pas que les mandats sur la Syrie et le Liban ont été gagnés après la chute de l’Empire ottoman, à la fin de la Première Guerre mondiale. 

A priori, ce terme est problématique, car il nous enferme dans une vision figée de l’histoire et dans un antagonisme profond avec les Turcs. Cependant, il se trouve que les Turcs eux-mêmes ont repris à leur compte le « néo-ottomanisme ». Ils l’assument totalement : la référence à l’Empire ottoman est constante : pour l’opération turque en Libye notamment, ils font appel à un imaginaire ottoman pour légitimer leur présence militaire (et économique) dans le pays.

Cette rhétorique a d’ailleurs des échos positifs assez inattendus dans le monde arabe. Un phénomène étonnant est apparu : une certaine nostalgie de l’époque ottomane se manifeste en Afrique du nord et au Moyen-Orient. Les populations arabes voient notamment le retour de la Turquie comme un moyen de se débarrasser des rapports post-coloniaux avec des pays comme la France. La reprise du récit ottoman de façon positive dans le monde arabe n’était cependant pas une évidence, dans la mesure où l’occupation du monde arabe par les Ottomans n’a pas toujours été pacifique, bienveillante, ou bénéfique pour l’ensemble de la région.

Finalement, on peut dire que parler de néo-ottomanisme est un piège, mais d’un autre côté, ce terme est assumé par l’ensemble des protagonistes : les Turcs, les Occidentaux, et aujourd’hui les Arabes.

Vous avez parlé de la présence turque en Libye. Ankara avance aussi ses pions en Syrie, dans le Haut-Karabakh, en Méditerranée orientale (entre autres). Comment expliquer une telle projection à l’International ? Un moyen de retrouver du poids, alors que Recep Tayyip Erdogan semble affaibli sur la scène intérieure ?

Je ne pense pas qu’Erdogan soit si affaibli que cela sur la scène intérieure. Il a réussi à neutraliser la vraie opposition que sont les Kémalistes et les Kurdes en faisant alliance avec les ultra-nationalistes. Pour le moment, cette alliance fonctionne assez bien. Elle lui permet de développer un agenda très nationaliste à l’extérieur. Mais il y a évidemment d’autres raisons à cette super-affirmation de la Turquie dans son environnement régional vis-à-vis des Européens : 
• D’abord, la débâcle économique : la Turquie doit trouver de l’argent à l’étranger. L’opération en Libye est très importante puisqu’elle est largement financée par le Qatar et par les réserves du gouvernement d’accord national libyen. Elle vient aussi préparer le retour de la présence économique turque en Libye.
• Ensuite, la Turquie veut assurer son indépendance énergétique. L’opération sur le territoire libyen et les agissements d’Ankara en Méditerranée orientale ont pour but de donner la main à des entreprises turques sur des ressources énergétiques pétrolières et gazières très importantes. Rappelons qu’Ankara cherche à se défaire de la tutelle russe sur le plan énergétique. Ces dernières années, la Turquie est passée d’une dépendance à 70% au gaz russe, à environ 30% aujourd’hui.
• Il existe aussi un enjeu de statut international : la Turquie veut se faire reconnaître parmi les “grands” de ce monde. De ce point de vue, la relation très compliquée avec la Russie a permis aux Turcs de marquer des points sur le plan diplomatique. En effet, Ankara a été associée aux divers formats de négociations régionales inédits que les Russes ont mis en place ces dernières années (notamment sur la Syrie) et qui excluent totalement les Occidentaux (pourtant alliés classiques des Turcs).
Dans le même temps, la Turquie continue d’être valorisée par les Etats-Unis comme relais de la politique américaine au Moyen-Orient. Obama était plutôt ferme vis-à-vis de la Turquie, car il ne s’entendait pas avec Tayyip Erdogan. Mais la politique américaine a été assez erratique sur cette question sous le mandat de Trump : la vision stratégique était fragmentée, la prise de décisions otage des désaccords entre le Pentagone, le Département d’Etat, les services américains, le Congrès et Donald Trump (qui a été plutôt bienveillant vis-à-vis d’Erdogan). Ces divisions ont affaibli Washington dans le rapport de force avec la Turquie.
D’ailleurs, l’Union européenne (UE) souffre du même défaut : quand la France prend le leadership de l’UE pour s’opposer à R. T. Erdogan sur la question de la Méditerranée orientale ou sur la Libye, c’est à la fois important car cela montre à Erdogan qu’une opposition existe, mais cela fragmente la position européenne car les initiatives françaises ne font pas consensus en Europe. Sur la négociation avec la Grèce cet été par exemple, on a assisté à des divisions fortes, notamment entre la France et l’Allemagne (les deux membres dominants de l’UE, alors que Berlin assurait la présidence de l’Union européenne).

La politique extérieure du président Erdogan combine la défense du nationalisme turc avec une volonté de se présenter comme la puissance sunnite sur le plan régional. Comment décririez-vous cette idéologie ?

Pour décrire cette politique, on parle d’un retour de l’islamo-nationalisme, une mise à jour de la « synthèse turco-islamiste » qui traverse la vie idéologique turque depuis les années 1970. A la base, cette synthèse mettait en harmonie une vision islamiste avec un nationalisme turc fort sur le plan interne. Ce qui est intéressant aujourd’hui, et qui change par rapport aux décennies précédentes, c’est qu’Erdogan se pose en leader vis-à-vis des autres musulmans du monde et qu’il s’adresse aux opinions arabes sur deux sujets emblématiques : 1/ La question palestinienne : avec l’affaire du Mavi Marmara en 2010, avec l’opposition récurrente à Israël, mais aussi avec l’opposition au transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem. Ensuite 2/ La défense de l’islam contre des attaques jugées agressives (notamment de la France). Erdogan a pris la tête de ce front anti-Emmanuel Macron dans le débat international. Il a notamment appelé au boycott des produits français en réponse aux propos très fermes du président Macron sur le séparatisme. Par contraste avec la réaction épidermique d’Erdogan, les chefs d’Etats arabes apparaissent extrêmement mal-à-l’aise. Ils sont pris entre, d’un côté, les jeux d’alliance avec Paris, et d’un autre côté, des opinions publiques en majorité hostiles au discours français. Erdogan a donc vraiment un coup à jouer car il en appelle aux opinions publiques arabes, dans le dos de leurs dirigeants.

Il comble donc un vide au niveau du leadership arabe ?

Bien sûr. Sur ces deux sujets, il comble un vide que pendant plusieurs années l’Iran avait cherché lui-même à combler. Ce qui est intéressant, c’est que l’Iran et la Turquie partagent une « faille » : elles ne sont pas des puissances arabes. La Turquie, par contre, a l’avantage d’être une puissance sunnite. Mais elle ne produit pas de théologie, elle n’a pas de légitimité a priori sur le plan de la doctrine religieuse ; donc elle surcharge l’Islam sur le terrain politique et identitaire.

Sur la guerre dans le Haut-Karabakh : la fin du conflit résonne comme une victoire en demi-teinte pour Erdogan. Finalement, c’est la Russie (qui s’est d’ailleurs montrée plus balancée dans cette guerre vis-à-vis des deux protagonistes), qui récolte les plus importants bénéfices

La Turquie n’a pas tout gagné, mais elle n’a pas tout perdu dans le Haut-Karabakh. D’abord, la victoire du camp azéri soutenu par les Turcs, c’est un peu la victoire de la Turquie, et Erdogan n’a cessé de le répéter à ses supporters en Turquie même. Il y a là un vrai gain d’image pour lui en interne. Ensuite, sur le plan territorial, Ankara a gagné des points : un corridor passant par l’Arménie et qui permettra de mettre en contact direct la Turquie avec l’Azerbaïdjan va être établi, ce qui permettra de développer les échanges physiques entre les deux pays « frères ». Et puis l’armement turc a aussi donné l’avantage à l’Azerbaïdjan : ce conflit a donc permis de confirmer encore une fois, comme en Syrie et en Libye, les progrès de l’industrie de défense turque.

Malgré tout, c’est bien la Russie qui a fait cette paix. Moscou tenait à engranger tous les bénéfices de cette opération, et l’arrangement avec la Turquie faisait aussi partie des objectifs du règlement final, car les points de contentieux entre Moscou et Ankara se sont accumulés ces derniers mois. Pour les Russes, l’issue du conflit est positive car elle permet un rééquilibrage entre Azéris et Arméniens, et elle montre que ce sont eux qui font la loi dans la région (notamment vis-à-vis de l’Arménie, car Vladimir Poutine n’était pas en très bons termes avec le Premier ministre arménien Nikol Pachinian). Cela permet aussi de calmer les ardeurs de la Turquie en lui montrant que ce n’est pas elle qui fixe les règles. Visiblement, Poutine aimerait cantonner les Turcs dans un rôle de figurant dans le comité de surveillance sur le Haut-Karabakh. Moscou refuse la présence turque sur le terrain. Les gains des Turcs ne sont donc pas si évidents et les Russes ont réussi à « remettre les pendules à l’heure » dans leurs relations avec la Turquie : c’est pour eux un partenaire important mais compétitif, que l’on valorise et contient alternativement, de façon à maintenir les Occidentaux sous pression.

Lire également :
Dorothée Schmid, La Turquie en 100 questions

Publié le 23/11/2020


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Chercheuse, Dorothée Schmid est responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’Ifri. Elle est notamment l’auteure de La Turquie en 100 questions publié aux Éditions Tallandier en 2018.


 


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