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Entretien avec Elena Aoun et Thierry Kellner - Le Moyen-Orient vu par la Chine

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Elena Aoun, Thierry Kellner
Publié le 22/07/2015 • modifié le 14/03/2018 • Durée de lecture : 16 minutes

Quel regard porte aujourd’hui la Chine sur le Moyen-Orient ? Ce regard a-t-il évolué au cours de l’histoire ?

Les relations entre ce qui est devenu aujourd’hui la Chine d’une part et le Moyen-Orient d’autre part sont fort anciennes et ont évolué au gré des conjonctures historiques dans l’une et l’autre région, et celles de l’environnement international. Considérées sur le long terme, ces relations ne se sont pas uniquement cantonnées aux échanges commerciaux, mais se sont également traduites par une circulation importante d’idées, de techniques, de formes artistiques, ou encore de croyances et pratiques religieuses. Ce qui est d’ailleurs moins vrai déjà sous l’empire des Qing (1644-1911), en raison notamment de l’irruption des puissances impérialistes européennes et l’exportation de leurs rivalités et de leur appétit colonial dans les deux régions. Ce frein a d’ailleurs été particulièrement fort au tournant des 19ème et 20ème siècles, l’emprise des puissances européennes s’étant renforcée sur le Moyen-Orient. De ce fait, le choix des partenaires potentiels était plutôt réduit. Notons toutefois que, dans les années 1920, des relations diplomatiques se nouent très rapidement entre la Chine, devenue république, et la Turquie qui vient de perdre son empire et de s’ériger aussi en république. Le programme de modernisation autoritaire que mène Mustapha Kemal constitue un modèle d’inspiration pour le Guomindang (les nationalistes chinois) et même pour le PCC à ses débuts.

La révolution chinoise de 1949 et le climat de Guerre froide qui s’installe à cette période transforment considérablement l’approche internationale du pays et, par la force des choses, son regard sur le Moyen-Orient. La focalisation de Pékin sur la reconstruction du pays explique son désintérêt relatif pour le Moyen-Orient à cette époque. Les relations avec les acteurs moyen-orientaux vont par ailleurs désormais être déterminées par le prisme idéologique. L’alignement sur l’Union soviétique au début des années 1950 explique l’éloignement de la Chine par rapport à la Turquie – dont Pékin affronte d’ailleurs les troupes en Corée –, l’Iran ou Israël, proches du camp occidental.

L’émergence du mouvement des non-alignés (conférence de Bandung, 1955) introduit un prisme complémentaire, celui de la solidarité « afro-asiatique ». Pékin, qui met l’accent sur l’expérience coloniale commune de la Chine et des pays non-occidentaux et se considère comme le leader de ce qu’on nommera le Tiers-Monde, va établir dans le sillage de la crise de Suez des relations avec des pays du Moyen-Orient dits « progressistes » comme la Syrie et l’Egypte en 1956 ou l’Irak en 1958 (suite à la révolution qui balaye la monarchie Hachémite). Il condamnera par ailleurs l’intervention anglo-américaine en Jordanie et au Liban en 1958 et par « solidarité avec la lutte anti-impéraliste du peuple arabe » lancera à ce moment des opérations militaires contre les nationalistes de Taiwan soutenus par Washington. Pékin se rapproche aussi des pays et des mouvements dont les luttes nationales aboutiront à l’indépendance (Maroc en 1958, Algérie 1958, Tunisie 1964). Son idéologie révolutionnaire le mène par ailleurs à soutenir des groupes radicaux tels que l’Organisation de libération de Palestine ou encore le Front Populaire de Libération du Golfe Arabe occupé, actif à Oman.

A partir des années 1960, le positionnement international de la Chine se complexifie en raison du schisme idéologique avec l’URSS qui se traduit en un nouvel axe de rivalité entre les deux frères ennemis du communisme, notamment au Moyen-Orient. Pékin s’opposera ainsi avec véhémence à la présence de Moscou à la seconde conférence des non-alignés prévue à Alger en 1965. La radicalité chinoise face à l’URSS et la révolution culturelle à partir de 1966 amèneront cependant de nombreux pays « progressistes » du Moyen-Orient à prendre leur distance avec la RPC. Au cours de la décennie suivante, le positionnement chinois évolue fondamentalement du fait du rapprochement opéré avec les Etats-Unis et de l’obtention par Pékin du siège de membre permanent du Conseil de Sécurité. Cette nouvelle période s’ouvre avec l’établissement de relations diplomatiques avec les Etats du Moyen-Orient proches des Occidentaux. Commencé en 1971 avec la Turquie, l’Iran ou le Koweït, le processus s’achève en 1990 au tournant de la fin de la Guerre froide avec l’Arabie Saoudite, pays conservateur par excellence, et Israël en 1992.

Ce tour d’horizon rapide montre que le regard porté par la Chine sur le Moyen-Orient a varié dans la période récente surtout en fonction des positionnements idéologiques de Pékin, positionnements qui se sont étiolés au fil des décennies pour faire place à un grand pragmatisme à partir de la fin de la décennie 70 avec l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping. Ce pragmatisme de la diplomatie chinoise lui a permis de concilier des approches a priori contradictoires, comme par exemple se rapprocher de l’Occident tout en appuyant l’Iran postrévolutionnaire dans sa guerre avec l’Irak, ou maintenir son soutien à la cause palestinienne en développant des relations importantes avec Israël. Cette tendance au pragmatisme s’est encore amplifiée dans la période post-Guerre froide du fait des ambitions internationales de Pékin et des besoins de l’économie chinoise tant en matière de marchés que d’énergie.

Quels sont les intérêts chinois sur le plan énergétique ? Sur le plan économique ?

En matière énergétique, les relations entre la Chine et les pays producteurs d’hydrocarbures du Moyen-Orient se sont considérablement amplifiées depuis le milieu des années nonante. Jusqu’à cette période, Pékin était auto-suffisant sur le plan pétrolier alors que le gaz ne jouait qu’un rôle marginal dans son bilan énergétique. Avec l’essor de son économie, la consommation pétrolière s’est considérablement accrue, amenant la Chine, devenue premier importateur mondial en 2014, à acheter des quantités croissantes de pétrole originaire du Moyen-Orient. En 2014, selon la revue statistique de BP, sur les 372,8 millions de tonnes (Mt) de pétrole importées par Pékin, 171,7 (Mt) – soit 46 % – provenaient de cette région. D’après les chiffres des douanes chinoises, son premier fournisseur en 2014 était l’Arabie saoudite devant l’Angola, la Russie, l’Irak et l’Iran. Malgré un effort visant à diversifier géographiquement son approvisionnement pétrolier (Afrique, Russie et Asie centrale), le Moyen-Orient demeure vital pour la RPC. Pour l’Agence internationale de l’énergie, les importations chinoises de pétrole provenant de cette zone pourraient même doubler d’ici à 2035. Dans l’autre sens, selon la revue statistique de BP, le marché chinois est la première destination du pétrole produit au Moyen-Orient devant celui du Japon, des Etats-Unis et de l’Europe. La RPC est ainsi le premier acheteur mondial de pétrole iranien et irakien et le premier acheteur asiatique de pétrole saoudien. Pékin est par ailleurs le premier investisseur dans le secteur pétrolier irakien. Vu du Moyen-Orient, la Chine apparaît de manière croissante comme un partenaire clé pour les économies des pays exportateurs de pétrole.

Plus récemment, les besoins de la Chine en gaz naturel se sont aussi considérablement accrus, ouvrant un nouveau secteur d’échange entre Pékin et le Moyen-Orient. Ils répondent au souci chinois de faire face à la dégradation de l’environnement, notamment en matière de qualité de l’air – le charbon consommé en grande quantité par les centrales électriques chinoises joue un rôle important dans la pollution atmosphérique massive que connaît le pays. Désormais, le Moyen-Orient joue donc aussi un rôle non négligeable dans l’approvisionnement gazier de la Chine. Selon la revue statistique de BP, cette région a couvert 19,3% du total des importations gazières chinoises (GNL+ gaz naturel transporté par gazoducs) en 2014. Dans le seul domaine des importations de gaz naturel liquéfié, le Moyen-Orient a couvert 41,7% des besoins chinois l’année dernière. Ses principaux fournisseurs de GNL étaient, dans l’ordre, le Qatar, le Yémen, l’Algérie, Oman et l’Egypte.

De manière générale, il existe donc une forte complémentarité entre l’économie chinoise et celles des pays producteurs d’hydrocarbures du Moyen-Orient. Les besoins énergétiques de la Chine ont ainsi considérablement alimenté l’essor du commerce sino-moyen-oriental. Mais ce commerce, qui s’est significativement diversifié cette dernière décennie, a aussi été entretenu par les exportations non-pétrolières des pays de la région (ex. les minerais iraniens) et par les exportations chinoises à destination des pays du Moyen-Orient. Ces derniers constituent en fait un marché non négligeable pour les produits chinois (de l’électronique aux jouets en passant par les biens de consommation courantes, les voitures, le métro, le train à grande vitesse ou l’armement) mais aussi pour les compagnies de Pékin (construction, télécoms, hydroélectricité,…) et pour sa main d’oeuvre. Au cours de la décennie écoulée, selon The Economist, le commerce sino-moyen-oriental a ainsi été multiplié par 600 % pour atteindre 230 milliards de dollars en 2014. Les principaux partenaires de la Chine dans la région étaient, dans l’ordre, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, l’Iran, la Turquie, l’Irak, Oman, le Koweït, le Qatar, Israël, l’Egypte et la Jordanie.

En termes d’investissement, vu les difficultés économiques dans la région, de nombreux pays du Moyen-Orient sont aussi très soucieux d’attirer les capitaux chinois. En juin 2015, l’Egypte a par exemple conclu avec Pékin des accords portant sur 15 projets pour un total de 10 milliards de dollars [1]. Les investissements chinois au Moyen-Orient, mais aussi moyen-orientaux en Chine (essentiellement des pétromonarchies du golfe Persique), se sont ainsi considérablement multipliés au cours de la décennie 2000. Symbole des liens croissants entre le Moyen-Orient et la Chine, plusieurs pays clés de la zone (Arabie saoudite, Turquie, Iran, Emirats Arabes unis, Qatar, Egypte) ont adhéré à la nouvelle Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB de son acronyme anglais) mise en place à l’initiative de Pékin en juin 2015 malgré les réticences américaines à l’égard de cette institution financière que certains considèrent comme une alternative au système de Bretton Woods dominé par les Occidentaux.
Les rapports économiques et commerciaux entre la Chine et le Moyen-Orient paraissent appelés à s’étendre dans l’avenir. C’est, en tout cas, le souhait de l’administration Xi Jinping qui a lancé à l’automne 2013 le projet trans-eurasien de Routes de la soie, à la fois terrestres et maritimes, destiné entre autres, à accroître les liens entre la Chine et le Moyen-Orient (Iran, golfe Persique, monde arabe, Turquie, Afrique du Nord). Dans le cadre de ce projet, Pékin projette d’investir près de 50 milliards de dollars dans la construction de chemins de fer, routes, oléoducs, voies maritimes et autres infrastructures. Ce projet de grande ampleur a été systématiquement évoqué lors des rencontres subséquentes du Président chinois avec les dirigeants de l’Arabie saoudite, de l’Iran, des Emirats arabes unis, du Qatar, de la Turquie, d’Algérie ou d’Egypte. L’ambition de cette entreprise reflète bien à quel point les intérêts énergétiques et commerciaux de la Chine dans la région sont devenus conséquents.

Comment les élites politiques et des affaires considèrent-elles la politique menée par les dirigeants du Moyen-Orient ? Les bouleversements liés aux printemps arabes ont-ils modifié cette perception ?

Premièrement, il ne faut pas perdre de vue que les élites politiques et celles des affaires sont, en Chine étroitement liées. Ce constat vaut aussi, très largement bien qu’à des degrés divers, pour la plupart des pays du Moyen-Orient. Par conséquent, la convergence entre les visions des deux types d’élite et l’analyse de leurs intérêts bien compris est très forte de part et d’autre. Deuxièmement, la Chine, qui a subi l’impérialisme occidental dans son histoire, a construit sa politique étrangère autour d’une acception presque absolue du principe international de non-ingérence dans les affaires des pays tiers. Ce principe, pilier de l’ordre international porté par les pays occidentaux au lendemain des Première et Deuxième guerres mondiales, fait écho aux principes de souveraineté et du droit à l’auto-détermination des peuples. La souveraineté exclut les ingérences des tiers dans les affaires internes d’un pays, tandis que l’auto-détermination postule que le régime politique mis en place dans un pays reflète la volonté de sa population. La période qui commence avec la fin de la Guerre froide a été propice pour une réinterprétation par les Occidentaux de ces principes dans un sens restrictif, ce qui a permis l’adoption de sanctions contre la Chine dans la foulée de la répression de Tiananmen (1989) ou des campagnes comme celles entreprises par les Etats-Unis pour porter la démocratie en Irak en 2003. Tant par son ethos de pays au passé « semi-colonial » – pour reprendre la terminologie de la RPC – et désireux de contrer l’impérialisme occidental qui lui a infligé « un siècle d’humiliation nationale » (1840-1949) que par son identité de régime autoritaire, Pékin continue de s’arc-bouter à une interprétation étroite de la non-ingérence. Dans cette logique, la Chine politique et économique considère ne pas avoir à se prononcer sur les politiques internes menées par les dirigeants du Moyen-Orient, faute de quoi elle contreviendrait au sacro-saint principe de non-ingérence.

Mais au-delà du principe, la non-ingérence est aussi un précieux instrument au service du pragmatisme diplomatique chinois. En effet, ce principe lui permet de parler à tout le monde sans avoir l’air de se contredire, et de préserver ainsi ses relations, et donc ses intérêts, avec tout type de régime. Le cas de l’Egypte, avec laquelle la Chine avait significativement développé ses relations dans les années 2000, est très illustratif à cet égard. En effet, après un temps de malaise face aux événements qui ont conduit à la chute de Hosni Moubarak en raison de la crainte de voir cet exemple de contestation populaire se diffuser en Chine même, les élites de cette dernière ont rapidement signalé leur soutien aux nouveaux dirigeants du pays (en un premier temps les militaires), considérés comme issus de la volonté du peuple égyptien. La répression à laquelle se livreront les militaires et leurs manœuvres politiques n’altèrent pas le discours chinois, et il en va de même pour la percée aux élections des Frères musulmans. Alors que les diplomaties occidentales peinent à mettre en musique leurs discours et leurs approches d’abord face à des pratiques militaires contraires aux droits humains et aux principes démocratiques, ensuite face à l’émergence d’un acteur islamiste qu’elles craignent mais qui acquiert le pouvoir par la voie démocratique, la Chine accueille ces évolutions sans états d’âme, toujours au nom du respect de la volonté du peuple égyptien. Cela a ouvert la voie à une consolidation des relations bilatérales peu après l’arrivée du Président Morsi au pouvoir (juin 2012) qui, rappelons-le, a réservé sa première grande visite officielle à l’étranger à Pékin. Considérant la proximité historique entre l’Egypte de Sadate puis de Moubarak avec les Etats-Unis, ce geste était symboliquement fort. Les réactions de la république populaire au coup d’Etat mené par les militaires contre Morsi sont aussi représentatives du pragmatisme chinois. A peine son allié de la veille destitué, la Chine a de nouveau invoqué le respect de la volonté populaire égyptienne et assuré qu’elle poursuivrait le développement de ses relations bilatérales tant politiques qu’économiques avec le nouveau pouvoir au Caire.

Cette attitude pragmatique au point d’apparaître cynique ne dérive pas uniquement d’un attachement viscéral au principe de non-ingérence, mais aussi d’un attachement à la stabilité. Durant toutes les périodes d’effervescence en Egypte, avant la chute de Moubarak puis avant et après celle de Morsi, la diplomatie chinoise n’a eu de cesse de prévenir contre les risques entraînés par l’instabilité si celle-ci s’installait. Ce souci est à comprendre au regard à la fois des logiques internes des dirigeants chinois dont l’attachement à la stabilité de leur pays est un des principaux leitmotiv et de leur souci de protéger les intérêts économiques de la Chine. Les compagnies chinoises n’ont en effet pas été épargnées par les « printemps arabes », particulièremment en Libye, où 27 des 50 projets qu’elles développaient – dont ceux de la CNPC dans le secteur pétrolier ou les projets hydroélectriques de Sinohydro Corp. à Benghazi –, ont été attaqués et pillés. La RPC a d’ailleurs dû organiser à cette occasion, et pour la première fois de son histoire, l’évacuation massive de dizaines de milliers de ses ressortissants.

Comment ces élites considèrent-elles Israël et la question palestinienne ?

Comme déjà mentionné, les positionnements de la Chine au cours des premières décennies de la Guerre froide l’avaient amenée à soutenir la cause palestinienne, représentée après le milieu des années 1960s par l’OLP. Plutôt neutre au début, la diplomatie chinoise s’infléchit avec la crise de Suez de 1956 qui constitue une illustration de l’impérialisme colonial contre lequel s’érige la République populaire. Celle-ci finit par rompre ses communications officielles avec Israël en 1963. S’érigeant comme soutien moral et matériel important de la cause palestinienne, Pékin est le premier pays non-arabe à reconnaître l’OLP. Plus de deux décennies plus tard, en 1988, il reconnaîtra aussi l’Etat palestinien déclaré par l’OLP peu après le début de la première Intifada (mais resté virtuel jusqu’à la reconnaissance, encore contestée, de la Palestine en 2012 par l’Assemblée générale de l’ONU). Mais entretemps, le rapprochement opéré dès le début des années 1970 avec Washington et la politique d’ouverture économique de Deng Xiaoping contribuent à diluer sa rhétorique anti-israélienne. Dans les années 1980, de multiples liens (commerciaux, culturels, académiques) sont tissés avec Israël en dépit de l’attachement de la Chine à un règlement respectant le droit à l’auto-détermination des Palestiniens et les résolutions onusiennes allant dans ce sens. Les évolutions apportées par la fin de la Guerre froide et par le lancement d’un processus de paix israélo-arabe à Madrid fin 1991 permettent à Pékin d’officialiser quelques mois plus tard, début 1992, ses liens avec Israël sans pour autant compromettre ses relations avec les pays arabes.

Dès lors, la Chine se retrouvera dans une position schizophrène que l’on retrouve aussi chez les Européens notamment. D’une part, elle continue à soutenir les droits des Palestiniens dans le principe et, sur cette base, à dénoncer les violations israéliennes (usage disproportionné de la force et politique de colonisation notamment). D’autre part, elle développe progressivement avec Israël des relations de plus en plus poussées et dans des domaines allant du commerce à l’éducation et aux échanges interculturels, en passant par les investissements (les géants chinois comme Huawei, Alibaba ou Baidu ont ainsi particulièrement investi dans les start-ups de « Silicon Wadi », la zone israélienne spécialisée dans la haute technologie) et la coopération militaire. Israël est le second plus important fournisseur de technologie militaire à la Chine. Ni les errements du processus de paix dans la deuxième moitié des années nonante, ni son déraillement avec la deuxième Intifada en septembre 2000, ni même son impossible résurrection depuis ne modifient cette dynamique duale.

Dans les années récentes, on a certes entendu les représentants chinois critiquer les Etats-Unis pour leur incapacité à faire bouger leur allié israélien tout en continuant à lui offrir au Conseil de sécurité onusien un bouclier impénétrable. Ils ont même fait, à l’occasion, allusion à leur intérêt à participer au Quartet, aréopage diplomatique supposé œuvrer à la reprise et l’aboutissement du processus de paix israélo-palestinien et rassemblant l’ONU, l’UE, la Russie et les Etats-Unis, mais dominé en fait par ces derniers. Ces signaux n’ont jamais été suivis de démarches actives en ce sens. De même, le plan de paix présenté en 2013 par le président chinois, Xi Jinping, à Mahmoud Abbas et Benjamin Netanyahou qui se succèdent (sans se rencontrer toutefois) à Pékin, ne connaîtra pas de suites. Pour l’essentiel, et malgré un discours parfois plus velléitaire sur le conflit israélo-palestinien, la Chine se contente, comme elle le fait depuis plusieurs décennies, d’appuyer les initiatives des tiers, en particulier celles des Etats-Unis aussi inutiles soient-elles. Et, dans le même temps, elle continue de densifier ses relations avec l’Etat hébreu d’une part, avec les Palestiniens d’autre part. Mais du fait même de la situation politique et économique qu’entraîne la poursuite de l’occupation des territoires palestiniens par Israël, la teneur des relations exponentiellement développées avec ce dernier sont sans commune mesure avec les rapports sino-palestiniens, forcément limités. Ainsi, la question israélo-palestinienne apporte une démonstration complémentaire de l’évolution de la Chine d’une position basée sur l’idéologie vers une approche foncièrement pragmatique.

Comment l’opinion publique chinoise considère-t-elle le Moyen-Orient ?

S’il est de plus en plus clair qu’il existe bien une « opinion publique » en Chine qui s’exprime notamment à travers l’Internet et les médias sociaux, il est délicat de répondre à la question posée en l’absence, à notre connaissance, d’études approfondies ou de sondages d’opinion complets sur cette problématique précise. Tout au plus peut-on apporter quelques éléments épars de réponse. Il faut tout d’abord remarquer qu’il existe une proximité culturelle et religieuse entre les musulmans chinois et le Moyen-Orient. Pékin a d’ailleurs historiquement misé en partie sur cette carte pour asseoir ses rapports avec le monde musulman dans son ensemble et les pays du Moyen-Orient en particulier. On peut intuitivement considérer que les minorités ethniques musulmanes comme les Hui ou les Ouïgours ont une image plutôt positive de la région et de certains pays en particulier, comme l’Arabie saoudite ou l’Egypte en raison de leur importance dans l’islam sunnite ou, dans le cas des Ouïgours, la Turquie.

Autre élément, il semble que le conflit israélo-palestinien soit récemment devenu l’objet de beaucoup plus d’attention en Chine de la part de l’opinion publique que par le passé. Cela a été le cas à l’été 2014 lors des opérations israéliennes à Gaza au cours desquelles une polarisation de l’opinion chinoise a été constatée sur les forums. Le groupe plutôt hostile à Israël rassemblait semble-t-il des internautes plus âgés ainsi que des musulmans chinois alors que le pro-Israël se rencontraient davantage dans les classes d’âge plus jeunes. Contrastant avec la position de neutralité affichée par les autorités de Pékin, les débats ont été très vifs entre internautes chinois favorables ou non à Israël. Un sondage réalisé par BBC World Service en juin 2014, avant le déclenchement des hostilités à Gaza, révèlait que l’image d’Israël en Chine était plutôt négative, avec 49% des sondés ayant une opinion « défavorable » de Tel Aviv contre 13 % d’opinon favorable [2]. Mais ce sondage contraste avec les commentaires parus dans Global Times en octobre 2014 selon lesquels la majorité des experts chinois s’accorde sur le fait que le soutien à Israël est devenu plus en plus évident parmi le peuple chinois et spécialement parmi les jeunes. Sur le forum militaire populaire BBS.Tiexue.net, plus de 70% des commentaires appuyaient ainsi les attaques d’Israël contre le Hamas, le reste sympathisant avec la Palestine selon ce journal [3]. La diplomatie publique israélienne, très active sur l’Internet – contrairement à la partie palestinienne comme au monde arabe en général –, notamment sur les microblogs chinois (Sina Weibo) ne serait pas étrangère à cette popularité croissante.

En raison du conflit israélo-palestinien mais aussi du fait des « printemps arabes » – à propos desquels Pékin a d’ailleurs soigneusement filtré les informations pour éviter tout effet de contagion, le Moyen-Orient semble être devenu l’objet d’une attention accrue. Cela est d’autant plus vrai que les évolutions récentes dans la région se sont accompagnées de l’accroissement de la « menace terroriste », menace ressentie en Chine en raison de l’agitation latente au Xinjiang depuis 2009 et les incidents interethniques d’Urumqi, et parce que le pays a été victime d’« attentats » comme sur la place Tiananmen en 2013 ou à Kunming en 2014. De plus, à la fin de l’année 2014/début 2015, les médias chinois se faisaient l’écho de la présence de radicaux provenant de Chine au sein de Daech. Selon eux, au moins 300 « extrémistes » combattaient aux côtés de ce mouvement en Irak et en Syrie alors que plusieurs centaines d’autres cherchaient à le rejoindre en transitant par la Malaisie. Par conséquent, l’attention portée au Moyen-Orient semble se teinter d’une certaine inquiétude de la part d’une opinion chinoise de plus en plus diversifiée.

Elément supplémentaire à verser au dossier de cette question complexe, le dernier rapport du Global attitude project. Basé sur une série de sondages d’opinion réalisés sur plusieurs années dans le monde entier par le Pew Research Center, un think tank américain basé à Washington, ce rapport offre un éclairage qui mérite d’être relevé [4]. Selon ce rapport, l’image de l’Iran, un pays généralement considéré comme proche de Pékin, est plutôt négative dans l’opinion chinoise, avec 61% des personnes interrogées en Chine déclarant avoir une image défavorable de Téhéran. Ces quelques éléments parcellaires nous amènent à déduire que l’image du Moyen-Orient semble donc aujourd’hui pour le moins contrastée au sein d’une opinion chinoise elle-même fort diversifiée.

Publié le 22/07/2015


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Docteur en relations internationales de l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) de Genève, Thierry Kellner enseigne au Département de science politique de l’Université libre de Bruxelles. Il est également chercheur associé au Brussels Institute of Contemporary China Studies (BICCS/VUB).
Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, dont La Chine et la « Grande Asie centrale » dans la période post-11 septembre, dans La Chine sur la scène internationale. Vers une puissance responsable ? Peter Lang, 2012 ; Histoire de l’Iran contemporain, (avec Mohammad-Reza Djalili), Collection Repères, 2012 ; L’Iran et la Turquie face au « printemps arabe », vers une nouvelle rivalité stratégique au Moyen-Orient ? (avec Mohammad-Reza Djalili), Les livres du GRIP, 2012 ; 100 questions sur l’Iran (avec Mohammad-Reza Djalili), Editions La Boétie, 2013.
Voir : http://repi.ulb.ac.be/fr/membres_kellner-thierry.html


Elena Aoun a effectué un doctorat en Sciences politiques à Sciences-Po Paris et un post-doctorat à l’Institut d’études européennes des Universités de Montréal et McGill.
Elle a enseigné à l’Université Libre de Bruxelles et à l’Université de Namur avant de passer à l’Université Catholique de Louvain.
Ses recherches portent sur la politique étrangère de l’Europe au Moyen-Orient, notamment sur le conflit israélo-palestinien, les différentes crises du Moyen-Orient et le maintien de la paix.
Elle est aussi membre du Centre d’étude des crises et conflits internationaux (CECRI), du Réseau de recherche francophone sur les opérations de paix (Université de Montréal), de l’International Studies Association et collaboratrice au centre de Recherche et Enseignement en Politique internationale (REPI – ULB).


 


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