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Entretien avec Elodie Hibon - La Jérusalem ayyoubide

Par Elodie Hibon, Florian Besson
Publié le 13/04/2013 • modifié le 06/08/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Porche de la mosquée al-Aqsa, construit sous al-Mu’azzam

Crédits photo : Elodie Hibon

Quelles sources avez vous utilisées pour faire cette histoire de la Jérusalem ayyoubide ?

J’utilise évidemment des sources arabes : des chroniques, dont celles de ‘Imâd ad-dîn al-Isfahanî, de Abû Shamâ, de Ibn Wasîl, mais aussi des Livres de vertus religieuses dont on a quelques exemplaires pour Jérusalem, que je traduis moi-même. Les isnâd livreraient aussi des informations très intéressantes mais il est s’agit d’un travail très technique qui n’est pas au cœur de mon sujet. J’utilise aussi des sources juives, en reprenant les travaux de Josuah Prawer sur les documents de la Genizah du Caire [1], afin d’analyser le retour des Juifs, qui avaient quitté la ville après sa conquête par les Croisés en 1099. Saladin, qui aurait permis ce retour, est vu comme un nouveau Cyrus par les Juifs, dans une période de fort messianisme. Enfin, j’utilise également des sources latines, notamment les continuations de la chronique de Guillaume de Tyr, et surtout des itinéraires de pèlerinages. L’étude de ceux-ci permet de distinguer la mise en place d’un parcours de pèlerinage normé : les pèlerins occidentaux visitent d’abord le Saint-Sépulcre, le Temple de Salomon, puis Sion, la fontaine de Siloé, et finissent par le Mont des Oliviers. Les musulmans demandent aux chrétiens de passer par le nord de la ville, par la porte Saint Etienne, au lieu de passer par l’est (part la porte Saint Stéphane), pour qu’ils n’aient pas à traverser les quartiers peuplés par les musulmans, et imposent ainsi un parcours sacré bien délimité, peut-être au nom de problématiques sécuritaires. L’archéologie livre également des informations très intéressantes sur l’urbanisme de l’époque.

Comment se passe la reprise de la ville par les musulmans ?

Après la bataille de Hâttin, où il a écrasé l’armée du roi de Jérusalem et des ordres militaires, Saladin fait le siège de la ville, d’abord autour de la Tour de David, puis au nord, où les remparts sont sapés. La ville tombe le 2 octobre 1187. Saladin avait dit vouloir venger le sac de 1099 en faisant couler le sang des Chrétiens, mais il est très conscient de la nécessité de donner une bonne image de lui-même. Se posant donc comme magnanime, Saladin accorde l’amân [2] à la population chrétienne de la ville, en sorte que la reconquête de Jérusalem est largement pacifique. Cette politique de communication est très efficace [3] : on a vu que les Juifs avaient une image très positive de Saladin ; même les Chrétiens feront de ce redoutable ennemi un personnage de roman courtois. La ville repasse donc sous l’autorité musulmane, après presque un siècle de domination chrétienne : les conquérants abattent toutes les croix, ce qui choque énormément les Chrétiens. Les Ayyoubides ne garderont pas très longtemps la ville : en 1229, avec le traité de Jaffa, les Ayyoubides redonnent pacifiquement la ville à Frédéric II, empereur du Saint Empire romain germanique venu en croisade.

A quoi ressemble la Jérusalem de cette époque ?

C’est une ville assez peuplée, autour de 70 000 habitants probablement, même s’il est très difficile d’en avoir une idée plus précise. C’est peu pour l’Orient (rappelons que Bagdad a près d’un million d’habitants à la même époque), mais beaucoup pour les Francs (Paris, première ville de l’Occident chrétien, n’a guère que 40 000 habitants alors). De nombreux chrétiens ont fuit l’avancée de Saladin et se sont réfugiés dans la ville, qui est donc « pleine à craquer » au moment où Saladin la reprend. La conquête de la ville entraîne le départ de ces chrétiens, et la ville perd donc une bonne partie de sa population, qu’elle ne regagnera pas. En effet, les musulmans et les juifs ne viennent pas forcément s’y installer : les conditions géopolitiques sont très incertaines, et Jérusalem n’est pas un pôle économique. Les juifs notamment préfèrent Acre, et son port ouvert sur l’Occident, avec les débouchés commerciaux que cela permet. L’activité économique principale est probablement, comme à l’époque mamelouke, le tissage. Il reste évidemment des chrétiens d’Orient dans la ville, et quelques juifs reviennent s’installer, surtout les plus religieux d’entre eux. Ces communautés ont le statut de dhimmi, comme partout en terre d’islam. Les pèlerins venus d’Occident ne sont pas autorisés à résider dans la ville : les Occidentaux qui n’ont pu payer l’amân au moment de la reprise de la ville ont été réduits en esclavages et sont utilisés comme main d’œuvre pour la reconstruction de la ville. Ils laissent d’ailleurs des traces dans l’architecture, avec par exemple des chapiteaux anthropomorphes, que les ouvriers chrétiens prisonniers ont peut-être réussi à protéger de destructions iconoclastes en les intégrant dans des parties moins visibles des monuments ayyoubides. A priori, aucun Occidental ne reste dans la ville après la reconquête. Enfin, la ville est dirigée par un gouverneur, nommé par Saladin, puis par le sultan. Le premier est Diya al-dîn Isa. Il est notamment en charge de la reconstruction, de maintenir l’ordre dans la ville, et se charge de la réislamisation (recréation d’institutions religieuses). Il a probablement aussi un rôle administratif.

Quelles sont les transformations architecturales ? Cherche-t-on à effacer les traces de la présence chrétienne ?

On abat les croix, les cloches ne sonnent plus, certains monastères sont détruits (le monastère à côté du tombeau de Marie par exemple). On remploie les matériaux de ces bâtiments détruits pour reconstruire la ville (en autorisant le remploi de chapiteaux ou de colonnes, les Ayyoubides participent de la naissance d’un art composite qu’on voit encore aujourd’hui). On reconstruit les remparts, endommagés pendant le siège ; les conquérants couvrent la ville d’inscriptions commémoratives. Le drapeau noir des Abbassides flotte à nouveau sur la Ville Sainte. On crée de nombreuses institutions religieuses, notamment des waqf ou des madrasas (l’église Sainte Anne devient ainsi une petite madrasa). On observe d’ailleurs une profonde continuité avec l’époque précédente : les biens contrôlés par des institutions religieuses durant la période franque passent à des institutions religieuses musulmanes. Il n’y a pas en fait de grande rupture architecturale. Les nouveaux maîtres de la ville ont paré au plus pressé, sans avoir forcément le temps de reconstruire des nouveaux lieux. Julien Loiseau a montré que pour Le Caire, la recomposition de l’ordre urbain participait pleinement de la construction de l’Etat mamelouk [4] : ici ce n’est pas le cas, car Jérusalem n’a pas une place si importante dans l’Etat ayyoubide. Chaque sultan s’attache cependant à laisser une trace dans la ville : une madrasa, une fontaine, une coupole,… Le sultan al-Mu’azzam, qui a par ailleurs beaucoup contribué à l’architecture de la ville, fait démolir les murailles en 1219 : les croisés sont à Damiette et on craint qu’ils ne parviennent à reprendre la ville. Le sultan préfère abattre les murailles, rendant ainsi la conquête de la ville plus facile au cas où les Croisés arriveraient devant elle, mais rendant aussi très difficile, pour ne pas dire impossible, leur installation durable en Terre Sainte. Ce pari annonce la politique des Mamelouks, qui recourront souvent au même procédé.

Que reste-t-il aujourd’hui de la Jérusalem ayyoubide ?

On peut retrouver de nombreux monuments de l’époque : le porche de la mosquée Al-Aqsa, beaucoup de qubbas (des coupoles), de portes, de fontaines, d’inscriptions. Les Ayyoubides ont laissé une empreinte assez forte sur la ville, ce qui est d’autant plus surprenant que la ville n’est guère qu’une monnaie d’échange sur l’échiquier politique. La valeur symbolique de la ville l’emporte de loin sur son importance stratégique.

Précisément, pourquoi ce statut symbolique de Jérusalem ?

Jérusalem est, avec La Mecque et Médine, la troisième ville sainte de l’islam (c’est là que ce serait produit le miraj [5] du Prophète, une tradition qui n’est plus dénoncée comme hétérodoxe au XIIème siècle, et qui confère une valeur spirituelle très forte à la ville). Sur certains des certificats de pèlerinage par procuration donnés à l’époque, on représente ces trois villes saintes, ce qui témoigne de l’importance de Jérusalem et confirme son statut de ville sainte. ‘Imâd ad-dîn fait même dialoguer la pierre blanche de Jérusalem et la pierre noire de La Mecque, celle-ci prenant des nouvelles de l’autre pour savoir comment s’est passée la conquête. Jérusalem est aussi la ville de tous les Prophètes, on réactive donc les traditions bibliques. De nombreux lieux de dévotion sont par conséquent communs aux chrétiens et aux musulmans : par exemple l’édicule de l’ascension au Mont des Oliviers, Siloé, Sion pour l’épisode de la Cène (qui trouve dans le Coran un écho avec l’épisode de la Table Servie). Saladin est un très fin politique qui construit en grande partie sa légitimité sur cette reconquête : c’est la première fois depuis les Omeyyades que les trois villes saintes sont réunies sous un même pouvoir, et Saladin sait mettre cet élément en valeur. Même si ensuite Jérusalem va devenir une monnaie d’échange politique, Saladin reste le fondateur et le modèle à suivre : en 1229, le sultan Al-Kamil fait face à une forte désapprobation lorsqu’il rend la ville aux Occidentaux. Les oulémas et le peuple considèrent cet acte comme une trahison. Al-Kamil se défend en disant qu’il a gardé le contrôle de l’esplanade sacrée, le harâm al-sharif : pour les musulmans, Jérusalem pourrait presque se réduire au harâm.

Après la reconquête, Saladin a l’intelligence de réautoriser très vite le pèlerinage et de faire protéger les pèlerins par ses propres troupes. Cela contrarie les croisés, qui, pour légitimer leur cause, auraient au contraire souhaité que les nouveaux maîtres de la ville interdisent son accès. Richard Cœur de Lion, le célèbre roi d’Angleterre, refuse notamment de se rendre à Jérusalem pacifiquement. On a un récit selon lequel Saladin aurait rencontré et parlé à un évêque catholique lors du pèlerinage de celui-ci à Jérusalem : après un échange très cordial, le sultan lui accorde un vœu. L’évêque – prêchant littéralement pour sa propre paroisse – demande alors à ce que les Latins puissent prononcer la messe au Saint-Sépulcre (les offices religieux sont alors assumés par des jacobites), et Saladin lui accorde son vœu. Les contacts entre civilisations ne sont pas toujours aussi évidents : lorsque Frédéric II, souverain très attiré par l’islam, arrive à Jérusalem, il demande aux muezzins de continuer d’appeler à la prière car il est en partie venu pour l’entendre, s’attirant ainsi le mépris des Occidentaux sans pour autant susciter l’intérêt des musulmans. Frédéric II, qui a su récupérer Jérusalem sans verser le sang, incarne une possible synthèse qui n’est absolument pas comprise à l’époque.

Quelle est la place de Jérusalem dans l’Etat ayyoubide ?

Jérusalem n’est pas une capitale politique, ni économique, ni culturelle. Il n’y a significativement pas de chronique ayyoubide sur Jérusalem. Après la destruction des murailles, la ville n’est même plus un point stratégique. Le Caire reste la capitale économique et Damas (l’ancien siège du pouvoir zengide) la capitale politique. La Mecque n’est qu’un lointain arrière-plan, tout comme Bagdad, la ville du calife, un calife qui entretient au mieux des rapports très tendus avec des Ayyoubides toujours suspectés d’avoir usurpé leur pouvoir. Jérusalem se connecte avec les autres villes de l’Etat ayyoubide : pour Le Caire, on contourne les Etats Latins en passant par le Sinaï ; il est plus facile d’aller à Damas puisqu’on n’a pas besoin d’éviter les Etats Latins. Cet espace est densément parcouru, Saladin et les sultans qui lui succèdent étant très mobiles. Lors de ces séjours à Jérusalem, Saladin réside probablement dans le palais de l’ancien patriarche (un bâtiment qui avait servi de chapitre aux Hospitaliers), alors que le gouverneur de la ville habite la Tour de David, là où résidaient les rois de Jérusalem. Sur le plan économique, les Ayyoubides n’ont pas interrompu les relations avec les marchands italiens, mais les cantonnent aux ports. Faute d’accès direct à la mer, Jérusalem n’est pas en position de devenir ce que l’on appellera plus tard une « échelle ».

Conclusion

Jérusalem a été étudiée pour la période des débuts de l’islam et pour la période du Royaume de Jérusalem, mais seules deux publications anglo-saxonnes portent le titre « Ayyubid Jerusalem », ce qui révèle bien que des études à la fois précises et synthétiques n’ont pas été réalisées en grand nombre. D’où la recherche d’un axe de recherche original (l’espace sacré) pour aborder cette question passionnante.

A lire :
 J. Prawer, The history of the Jews in the Latin Kingdom of Jerusalem, Oxford, 1988.
 R. Hillenbrand, Ayyubid Jerusalem, 2009.
 K.J. Asali (éd.), Jerusalem in history, 2000.

Publié le 13/04/2013


Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.


Normalienne, étudiante en master 2 d’islamologie et histoire des mondes musulmans à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), Elodie Hibon travaille avec Jean-Michel Mouton sur la Jérusalem ayyoubide, et plus précisément sur la façon dont se perçoit et se construit un espace sacré, dans la propagande de Saladin qui reconquiert la ville en 1187, dans les transformations architecturales engagées par les nouveaux maîtres de la cité, dans les pratiques des pèlerins chrétiens qui continuent à venir visiter la Ville Sainte.


 


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