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Entretien avec Emre Öktem et Tolga Bilener - Géopolitique de l’orthodoxie à travers la guerre en Ukraine

Par Emre Öktem, Florence Somer, Tolga Bilener
Publié le 15/05/2023 • modifié le 15/05/2023 • Durée de lecture : 6 minutes

Quelle est la place du fait religieux dans le conflit qui oppose aujourd’hui la Russie et l’Ukraine ?

E.Ö. : La construction identitaire de l’Ukraine repose principalement sur une querelle d’Eglise, entre le Patriarche de Moscou, Cyrile, et le Patriarche d’Istanbul, Bartholomée, alors que ce dernier avait, en 2019, accordé à l’Ukraine un statut autocéphale qui lui permettait de sortir de la tutelle de Moscou. Il faut bien avoir à l’esprit que tout est imbriqué ; le conflit géopolitique entre la Russie et l’Ukraine repose sur un enjeu de construction d’identité nationale et la volonté d’indépendance de l’un contre le refus de considérer cette indépendance caractérisée de « catastrophe historique » de l’autre. A ce titre, la déclaration d’indépendance de l’Eglise ukrainienne par rapport à Moscou se situe dans la droite ligne de son émancipation politique. Si on ne comprend pas les racines de cette alliance entre le politique et le religieux et les jeux d’influences qui sont à l’œuvre depuis l’époque de la Russie tsariste et de l’Empire ottoman, on manque des éléments essentiels à l’appréhension du conflit actuel. Alors que la Sublime Porte a été le témoin du rattachement de l’Eglise ukrainienne au patriarcat de Moscou au 17ème siècle, le gouvernement turc n’est pas étranger à sa séparation récente. Pour comprendre les enjeux de la géopolitique du monde orthodoxe et leur relation directe avec la guerre en Ukraine, il faut remonter aux origines du rapport des Eglises orthodoxes avec les pouvoirs politiques qui abritent leurs sièges. Ensuite, il faut se poser la question du rôle que le Patriarche d’Istanbul pourrait jouer en tant qu’outils diplomatique et politique de la Turquie, comme cela a été souvent le cas à l’époque ottomane. La question de la Crimée, partie intégrante de l’histoire turque, peut également expliquer l’adhésion tacite de la Turquie à la décision du Patriarche concernant l’église ukrainienne.

Dans un article de 1997, Stéphane Yérasimos semble d’ailleurs avoir prédit la collaboration entre Ankara et le Phanar, par une interprétation judicieuse des dynamiques contemporaines. Je le cite : « … le patriarcat de Constantinople recommence à jouer son rôle fédérateur sous l’œil approbateur du gouvernement turc, lequel, après l’avoir toujours considéré comme un suppôt de l’hellénisme, commence maintenant à le juger conforme à ses propres projets de puissance régionale. Les velléités impériales non seulement replacent Istanbul au centre de la région mais recomposent également les vieilles alliances [2]. »

Une telle position serait difficilement pensable dans le monde catholique alors que les liens entre les patriarcats orthodoxes et les Etats qui les abritent sont toujours vivaces

T.B. : Cette situation s’explique par la structure même de l’Eglise orthodoxe qui n’est pas constituée sur le même modèle hiérarchique que l’Eglise chrétienne au sommet de laquelle se trouve un souverain pontife. L’orthodoxie s’appuie sur l’organisation horizontale d’Eglises autocéphales, indépendantes sur le plan juridique et administratif, mais unies par une foi commune et une reconnaissance réciproque. Au début de l’ère byzantine, il existait une « pentarchie » composée de cinq Eglises patriarcales : Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Le Patriarcat « œcuménique » de Constantinople jouit dans ce contexte d’une primauté en vertu de l’article 28 du Concile de Chalcédoine de 451. Son statut de « primus inter pares » sera vivement contesté par d’autres Eglises, notamment celle de Rome. Au-delà du conflit relatif au dogme de la Trinité, c’est un élément qui a également conduit au schisme de 1054 et fait de Constantinople la capitale de l’Empire romain d’Orient. C’est ce statut qui a permis à Bartholomée de reconnaître l’indépendance de l’Eglise ukrainienne et a provoqué la fureur du Patriarcat de Moscou et du Kremlin. Les deux patriarcats n’ont pas été jusqu’à l’excommunication mutuelle mais ils n’ont plus aucun contact officiel. A cela, il faut ajouter une dimension économique. Les biens de l’Eglise orthodoxes situés en Ukraine n’appartiennent pas tous juridiquement à l’Eglise ukrainienne et certains sont théoriquement la propriété de Moscou. Tous ces éléments doivent être pris en compte. Quand on comprend ces différentes réalités historiques, la situation actuelle prend une certaine épaisseur, à l’inverse d’une vision à court terme et médiatique.

Comme les Abbassides ont adopté un certain nombre de traditions politiques sassanides, les Ottomans reprennent-ils les coutumes byzantines après la prise de Constantinople en 1453 ?

E.Ö. : Oui, et de manière assez large. Les Ottomans poursuivent la tradition byzantine dans le lien entre l’Etat et le patriarcat de Constantinople qui est intégré dans l’administration ottomane et jouit d’une autorité politique et religieuse sur la communauté. Ses prérogatives universelles et sa primauté sur les autres Eglises orthodoxes sont également pleinement conservées, ce qui est toujours le cas aujourd’hui, au grand dam de l’Eglise de Moscou. Le pouvoir du Patriarcat de Constantinople s’appuie sur des textes juridiques rédigés durant le Concile de Chalcédoine de 451 et qui n’ont pas été modifiés depuis. Et ce n’est pas près de changer car, pour cela, il faudrait l’unanimité du monde orthodoxe. Donc, tant que le texte est en vigueur, il s’applique et la primauté de l’Eglise d’Istanbul, même si la communauté in situ est infime par rapport à celle de Moscou, subsiste. Ce statut permet la mise en place d’une diplomatie d’influence et donne la liberté à de plus en plus d’Eglises orthodoxes de quitter le giron russe et de faire allégeance au patriarcat d’Istanbul, ce qui augmente son pouvoir ecclésiastique et politique.

Bartholomée, le Patriarche d’Istanbul, jouit d’une certaine renommée et d’une popularité internationale mais également en Turquie. On peut dès lors s’étonner qu’un rapprochement plus franc n’a pas été opéré avec l’état turc

T.B. : Bartholomée possède en effet de nombreux atouts dont certains, comme la bonne relation qu’il entretient avec les Etats-Unis, sont utilisés par la propagande russe pour le décrédibiliser. Mais en fin stratège, il sait se faire discret et sait que trop d’intervention médiatique nuit à l’avancée d’un dossier. Regardez le cas de l’école du monastère de Halki, fermée car rentrant, selon les autorités turques, sous le coup d’un arrêt de la cour constitutionnelle de 1971 qui interdit les universités privées sur le territoire turc. Or, on pourrait se demander si l’école en question rentre dans la catégorie « université ». Les choses auraient sans doute pu s’arranger si les Américains n’étaient pas venus s’en mêler et faire un tapage médiatique autour de cette histoire, ce qui a rigidifié la position du gouvernement turc.

Pour en revenir à Bartholomée, il est non seulement très habile en relations personnelles, aussi bien avec des responsables politiques, le monde des affaires, que les milieux universitaires, mais il est aussi titulaire d’un doctorat en droit ecclésiastique obtenu à Rome. On retrouve d’ailleurs des références directes au droit canon dans ses édits, ce qui est fort habile. Il propose un excellent exemple d’un funambulisme politique maîtrisé.

Il garde néanmoins ses distances avec le gouvernement mais cela pourrait évoluer dans l’avenir. Bartholomée n’est plus très jeune et ses successeurs devront aussi faire preuve d’une grande diplomatie et seront amenés à jouer un rôle stratégique dans la future position géopolitique turque.

Avant d’en arriver à cette étape, il faudrait un changement drastique des mentalités et de l’appréhension de l’histoire nationale par les Turcs qui méconnaissent les subtilités de la géopolitique religieuse du christianisme, en général, et de l’orthodoxie, en particulier. Aujourd’hui, l’Eglise orthodoxe ne représente plus une menace intérieure, elle ne pourrait pas l’être à l’avenir non plus. Par contre, l’habilité des héritiers du monde byzantin peut être mise à profit par l’ensemble des communautés et permettre la connaissance réelle des enjeux politiques contre l’aveuglement actuel.

Un rapprochement entre Ankara et le patriarcat d’Istanbul pourrait donc avoir des conséquences sur la politique internationale et positionner la Turquie en tant que médiateur civil et religieux ?

E.Ö. En tant qu’Etat laïc, la Turquie est un interlocuteur de choix pour bon nombre d’acteurs, même ceux qui s’opposent. Dans un prochain article, nous parlerons du rôle particulier de la Turquie dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine et du rôle important du patriarcat comme instrument géopolitique. Il faudrait pour cela qu’une réflexion profonde soit menée par le prochain gouvernement pour pouvoir, après la fin de la guerre en Ukraine, se positionner adéquatement et considérer le patriarcat œcuménique comme un acteur national et international et non plus comme une menace ou une nuisance comme cela a été le cas auparavant.

En prenant la place du pouvoir byzantin et en gardant le centre de l’orthodoxie dans ses terres, malgré le fait que le pays soit majoritairement musulman, la Turquie est, depuis l’époque ottomane, un acteur clé de la géopolitique de l’orthodoxie. Cette position lui donne un avantage stratégique certain et, même s’il est difficile de prévoir la tournure que prendront les évènements, le pays restera un acteur régional et international, adaptable et diplomate, en bon héritier de la tradition de la Sublime Porte.

Quelques liens :
H. Çolak et E. Bayraktar-Tellan, The Orthodox Church as an Ottoman Institution. A Study of Early Modern Patriarchal Berats, Istanbul, The ISIS Press, 2019
L.N. Leustean, « Eastern Christianity and the Cold War : An Overview », Eastern Christianity and Cold War. 1945-91, Edited by Lucian N. Leustean, Routledge, 2010.
V. Roudometof & I. Dietzel, The orthodox church of Cyprus. In Eastern Christianity and politics in the twenty-first century (pp. 195-214). Routledge, 2014.
T. Kastouéva-Jean et M. Audinet, L’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe ukrainienne et ses conséquences politiques, Sciences-Po Paris, Centre de recherches internationales, 2019
D. Kitsikis, L’Empire ottoman, Paris, PUF, 1985.
H. Inalcik, « The Status of the Greek Orthodox Patriarch under the Ottomans », in Essays in Ottoman History, Istanbul, Eren, 1998.
E. Öktem, « Turkey : Successor or Continuing State of the Ottoman Empire ? », Leiden Journal of International Law, vol. 24, 2011
E. Öktem, T. Bilener, « Repenser la géopolitique de l’orthodoxie à travers la guerre en Ukraine », dans J.Fernandez, C.Z. Pirim (éd.), Ukraine un an de guerre : Regards croisés et premières leçons, Editions Pédone, 2023.
J. Witte et M. Bourdeaux (ed.), Proselytism and Orthodoxy in Russia, Orbis Books, 1999.
S. Yérasimos, « L’église orthodoxe, pépinière des Etats balkaniques » in Hommes et idées dans l’Espace ottoman, ed. ISIS, 1997.

Publié le 15/05/2023


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


Emre Öktem est professeur de droit international à la faculté de droit de l’université Galatasaray à Istanbul.


Tolga Bilener est maître de conférence associé au département de relations internationales à la Faculté des sciences économiques et administratives de l’université Galatasaray, où il est également directeur du centre des recherches stratégiques.


 


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