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Entretien avec Fabrice Balanche : « La reprise totale d’Idleb est inévitable »

Par Fabrice Balanche, Léa Masseguin
Publié le 21/05/2019 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Fabrice Balanche

Pourquoi la province d’Idleb est-elle un territoire si stratégique pour le régime syrien et ses alliés ?

Située au nord-ouest de la Syrie, la province d’Idleb est stratégique car, se trouvant à l’est de Lattaquié et de Hama, elle empêche Alep d’être totalement sécurisée par le régime. Les rebelles représentent également une grande menace pour la stabilité de plusieurs villes sous le contrôle du régime. En automne 2017, les rebelles avaient par exemple lancé des offensives pour s’emparer de Hama. Ils ne désespèrent pas non plus de reconquérir des villes comme Lattaquié et Alep.

Par ailleurs, se trouvent actuellement à Idleb 50 000 à 100 000 combattants, armés et aguerris au combat, qui se répartissent ainsi : un noyau dur de 50 000 rebelles ; 20 000 à 30 000 membres du groupe de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) ; 5 000 à 10 000 djihadistes de groupes liés à Al-Qaïda. L’objectif du régime syrien et de ses alliés est d’éliminer cette menace.

Source : Fabrice Balanche, Sectarianism in Syria’s Civil War 2018, Syria Intelligence 2019

Les frappes se concentrent sur la partie sud du bastion rebelle. Pourquoi le nord est-il pour l’instant épargné ?

Le fait de commencer par le sud-ouest de la province fait partie de la stratégie de l’armée syrienne. D’abord, parce qu’il s’agit de la zone la plus éloignée du fief des djihadistes, où le régime est encore assez fort. Jusqu’à présent, le sud de la province était tenu par des groupes rebelles modérés comme Ahrar al-Cham, divisés et moins aguerris au combat que les djihadistes. Par ailleurs, il s’agit d’une zone fragile car il existe des combats fratricides entre les rebelles et le HTS depuis que les djihadistes de ce groupe se sont emparés de cette région, l’hiver dernier. L’armée syrienne a par ailleurs lancé son offensive contre le maillon faible du dispositif : Jaysh al Izza, un groupe indépendant même s’il s’est toujours battu avec les groupes djihadistes dans toutes les offensives contre l’armée syrienne. Enfin, il s’agit de laisser le temps à la Turquie de s’adapter à cette offensive à laquelle elle s’était violemment opposée en septembre 2018.

Justement, comment expliquer que la Turquie a levé son veto sur l’offensive en cours ?

La Russie a forcé la main à Erdogan, incapable de faire appliquer les modalités de l’accord de Sotchi (septembre 2018), comme la création d’une zone démilitarisée et la libre circulation sur les autoroutes Alep-Lattaquié et Alep-Hama. Au niveau géopolitique, la Turquie est par ailleurs en position de faiblesse. Erdogan a perdu les élections municipales tandis que l’armée turque se remet à peine de la bataille d’Afrin et des purges qui ont eu lieu dans son sein. En provoquant un afflux de réfugiés et de djihadistes qui pourraient se réfugier en Turquie, Moscou presse Ankara d’acheter le système de défense anti-aérien russe S-400 afin de créer une rupture entre les Américains et les Turcs. Il y a actuellement un bras de fer entre ces trois pays.

Quelles conditions doivent être réunies pour qu’une offensive ait lieu au nord ?

L’armée syrienne doit être suffisamment forte pour faire face aux 25 000 à 40 000 rebelles djihadistes qui vont se battre de manière féroce. Parmi eux, des groupes comme les ouïghours chinois du Parti islamique du Turkestan sont prêts à se faire exploser à tout moment et la reprise de la frontière turque risque donc de faire énormément de pertes. La question humanitaire est également une donnée que le régime syrien et ses alliés doivent prendre en compte. La province d’Idleb compte 2 à 3 millions d’habitants et beaucoup d’entre eux se réfugient au nord, où ils sont pour l’instant en sécurité. Que va-t-il advenir de toutes ces personnes qui seront coincées à la frontière turque dans quelques mois ? Sachant que la Turquie n’acceptera pas de laisser passer des djihadistes sur son territoire, il existe, selon moi, deux solutions : un massacre de grande échelle comme à Raqqa, Baghouz ou Mossoul ; ou la création d’une échappatoire en poussant ces gens à aller vers Afrin et au-delà la zone d’influence turque au nord d’Alep, même si cette seconde option comporte des risques et qu’elle ne peut être que provisoire.

Une reprise totale de la province est-elle inévitable ?

Si les paramètres géopolitiques régionaux et internationaux ne changent pas radicalement (conflit Iran-Etats-Unis dans le Golfe ou rupture de la coopération russo-turque), la reprise de la totalité de la province par le régime et ses alliés est inévitable même si elle n’aura pas lieu sans doute avant l’automne 2019. Toutefois, un conflit entre l’Iran et les États-Unis pourrait rebattre les cartes : Idleb ne serait plus la priorité car il faudrait défendre le Sud de la Syrie contre une offensive israélienne et la présence des troupes américaines dans le Nord-Est serait une menace plus conséquente. Mais tout cela reste de la spéculation car nul ne sait ce qu’il pourrait advenir de la Syrie.

Si Bachar al-Assad reprend l’intégralité de ces territoires et qu’il gagne officiellement la guerre, que va-t-il advenir des millions de réfugiés syriens ?

Bachar el-Assad ne veut pas du retour massif des réfugiés et la plupart d’entre eux n’ont pas envie de toute façon de revenir en Syrie tant qu’il est à la tête du pouvoir, mais également en raison des problèmes économiques et sécuritaires. Ces populations vont donc rester durablement dans leurs pays d’accueil. Si la Turquie a été en mesure de les intégrer et commence à les assimiler, la Jordanie et le Liban font face à d’énormes problèmes économiques ce qui rend la situation dramatique pour les réfugiés eux-mêmes.

L’offensive sur Idleb représente-t-elle un danger pour l’Europe ?

La question des réfugiés est une épée de Damoclès qui plane au-dessus de la tête des Européens, et Moscou les pousse à financer la reconstruction du pays, ce qu’ils ont toujours refusé. Mais de son côté, Ankara exige des milliards d’euros pour ne pas laisser passer les réfugiés en Europe tandis que Bruxelles est silencieuse sur la répression en Turquie. L’offensive sur Idleb est par conséquent extrêmement dangereuse pour l’Europe, car la menace d’une nouvelle vague de réfugiés risque de se concrétiser. Or, il n’existe pas de plan B du côté de l’Union européenne pour l’éviter.

Une confrontation entre Israël et l’Iran est-elle probable ?

Il ne faut effectivement pas perdre de vue qu’une confrontation entre ces deux pays se profile en Syrie et au Liban à mesure que Damas, avec l’aide de Téhéran, reconquiert son territoire. Tant que les milices chiites, le Hezbollah et les Gardiens de la révolution sont occupés à se battre en Syrie contre les jihadistes et les rebelles, Israël se montre patient. Mais une fois la victoire acquise, l’Etat hébreu ne laissera pas l’Iran s’installer confortablement en Syrie avec du matériel capable de menacer sa sécurité. De simples roquettes tirés de Gaza qui ont pu briser le dôme de fer, ou les missiles iraniens tirés depuis le Liban et la Syrie feraient beaucoup plus de dégâts. Israël n’a guère confiance dans la capacité de la Russie à empêcher l’Iran de l’attaquer et elle peut se prévaloir du soutien inconditionnel de Donald Trump. Si cela devait se produire, cela provoquerait notamment une nouvelle crise humanitaire de plus grande ampleur en Syrie et dans la région, qui viendrait s’ajouter à l’existante.

Lire également les articles de Fabrice Balanche :
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 Fabrice Balanche, Atlas du Proche-Orient arabe
 Fabrice Balanche, Géopolitique du Moyen-Orient

Publié le 21/05/2019


Fabrice Balanche est maître de conférences à l’Université Lyon 2 et directeur du Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient à la Maison de l’Orient.

Agrégé et docteur en Géographie, il a fait un premier séjour au Moyen-Orient en 1990. Depuis il a vécu une dizaine d’années entre la Syrie et le Liban, terrains privilégiés de ses recherches en géographie politique. Il a publié en 2006 un ouvrage sur la Syrie contemporaine : La région alaouite et le pouvoir syrien dans lequel il analyse le clientélisme politique qui structure le régime baathiste. Son dernier ouvrage : Atlas du Proche-Orient arabe présente les traits communs et la diversité du Proche-Orient arabe (Syrie, Liban, Jordanie et Palestine) contemporain.


Léa Masseguin est étudiante en Master 2 Gouvernance et Intelligence internationale dans le cadre d’un double diplôme entre Sciences Po Grenoble et l’Université internationale de Rabat. Passionnée à la fois par l’actualité et la diplomatie, elle a travaillé au sein du quotidien libanais L’Orient-Le Jour et à la Représentation permanente de la France auprès des Nations unies à New York. Elle s’intéresse à la région du Proche-Orient, en particulier la Syrie et le Liban.


 


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