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Entretien avec Fadia Kiwan - Regard sur la situation politique au Liban, la crise syrienne, la francophonie et la situation des femmes dans le contexte des printemps arabes

Par Fadia Kiwan, Félicité de Maupeou
Publié le 30/07/2013 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Quelle est la situation politique actuelle du Liban ?

Le Liban se trouve dans une situation de très haute tension politique. Il s’agit presque du moment le plus difficile du consensus national car il y a une très forte discorde entre sunnites et chiites. Il est clair aujourd’hui que les sunnites et les chiites au Liban sont mobilisés dans le conflit syrien chacun d’un côté et incitent tout le monde à s’engager, fragilisant ainsi le Liban. Cette fragilité ne va cependant pas jusqu’à déclencher de graves hostilités entre sunnites et chiites car seuls les sunnites radicaux, islamistes et salafistes, sont armés. La majorité de la communauté sunnite demeure à distance de l’armement. Cependant, cela a le désavantage de donner au Hezbollah une prépondérance militaire qui lui permet d’imposer ses vues sur la politique libanaise sans contestation. Cette prépondérance augmente le malaise libanais. Les chrétiens sont divisés de part et d’autre de l’échiquier politique. En l’absence d’une vision commune, ils ne peuvent pas avoir de poids sur le balancier, et jouer le rôle de catalyseur.

Le Liban va être paralysé pendant les quelques mois à venir dans l’attente du dénouement de la crise syrienne. Cette période peut être vécue avec un gouvernement qui gère le minimum d’affaires courantes de la vie quotidienne, sans traiter les sujets litigieux. Or le Liban n’a toujours pas de gouvernement : si un gouvernement est formé d’ici quelques semaines, la période d’attentisme pourra se dérouler sans trop de dégâts. A l’inverse, si le Premier ministre échoue à former un gouvernement, une déstabilisation qui se déplacerait d’une région du Liban à une autre, et qui pourrait prendre n’importe quelle forme, est à prévoir. Trois scenarii sont possibles. Il y a tout d’abord l’éventualité qu’Israël fasse une incursion sur le territoire libanais. Il est également possible que la déstabilisation vienne des camps palestiniens qui ne sont pas neutres, non-contrôlés, et dont certaines parties sont sous l’influence de groupes radicaux. Enfin on peut s’attendre à des incidents tels que des enlèvements, des voitures piégées et des tentatives d’assassinat intervenant ponctuellement dans le pays, mais pas à une guerre rangée entre sunnites et chiites.

Quelle serait la marge de manœuvre du gouvernement libanais dans le contexte de la crise syrienne ?

Le gouvernement libanais pendant la crise syrienne sera passif et sans réel pouvoir si les protagonistes restent chacun sur leur position. Cependant, sans gouvernement, la crise est à son comble. Attendre sans gouvernement c’est rester sans toit La constitution d’un gouvernement consenti par tous signifiera que chacun des protagonistes accepte de faire un minimum de compromis pour attendre le dénouement de la crise syrienne. Cependant, la formation actuelle d’un gouvernement est complétement bloquée, et le mois du ramadan ne va pas accélérer les choses car il est marqué par une relâche des activités politiques. La situation est donc actuellement complétement bloquée. Elle sera cependant sûrement décantée en septembre et le Liban pourra alors peut-être attendre le dénouement du conflit syrien dans une situation plutôt stable.

Quelles sont les conséquences du conflit syrien sur le Liban ?

Le conflit syrien déteint beaucoup sur le Liban, et le paralyse. Cette situation aurait pu être évitée, mais le Hezbollah a un intérêt stratégique évident à aider le régime syrien, car si ce dernier venait à tomber ou à s’affaiblir, le Hezbollah aurait son flanc exposé aux agressions israéliennes et à ses opposants libanais. Le Hezbollah est donc un allié inconditionnel du régime syrien. Cette position lui est cependant fatale car au jour du dénouement de la crise syrienne, les Syriens négocieront avec la carte du Hezbollah : en cas de compromis avec les États-Unis, Israël ou l’Europe, le Hezbollah sera l’objet de négociations sur lequel les Syriens pourront jouer. Le Hezbollah fragilise donc sa position en intervenant en Syrie et en risquant de devenir une monnaie d’échange. Aujourd’hui, déjà, il est affaibli au Liban car la communauté politique libanaise, même au sein des chiites, ne comprend pas pourquoi il est allé se battre au côté du régime syrien. L’intervention du Hezbollah en Syrie n’a pas d’intérêt sur le plan politique, elle n’est pas justifiable comme l’était la résistance contre Israël. En outre, la décision européenne de classer la branche armée du Hezbollah sur la liste des organisations terroristes est de nature à vouloir l’affaiblir moralement, ce qui correspond surtout à un vœu israélien. En dépit du discours tenu par ses dirigeants, je continue à croire que le Hezbollah a intérêt à apaiser et à assouplir sa position à l’égard des autres formations politiques libanaises.

La position des Libanais sunnites dans le conflit syrien est quant à elle paradoxale. L’accord d’entente nationale, piloté par l’Arabie saoudite, leur a conféré un pouvoir important, encore accentué par l’Accord de Taëf. Leur pari actuel sur la défaite du régime syrien, parce qu’il est alaouite et avec en tête une nostalgie de l’hégémonie sunnite, est paradoxale et difficilement justifiable alors qu’ils ont fait preuve de « libanisme » et de souverainisme depuis 2005, date de l’assassinat de Rafic Hariri.

Pouvez-vous nous parler plus particulièrement de la question des réfugiés syriens ?

Ma position est opposée à celle du gouvernement qui a choisi de ne pas faire de camps, en raison du traumatisme libanais des camps palestiniens. Il n’imaginait cependant pas avoir à gérer des effectifs de déplacés au-delà de 200 000 personnes. Les Nations unies avaient ainsi fait circuler le chiffre de 200 000 à 250 000 réfugiés. Mais le débordement qui a eu lieu a créé un problème à la fois politique, sécuritaire, économique et humain. On compte aujourd’hui plus d’un million cent mille réfugiés selon le directeur général de la sûreté, soit un peu plus du quart de la population libanaise. L’Etat libanais ne sait pas où ils sont installés ou si ils sont tous civils. Sont-ils neutres ? Y-a-t-il parmi eux des gens armés, envoyés au Liban pour déstabiliser le pays à un moment donné ? La population civile se trouve quant à elle confrontée à une situation tragique sur le plan humanitaire.

Face à cette situation, le gouvernement libanais devrait revenir sur sa décision en créant des camps. Il faut également que le Liban agisse auprès des Nations unies et des Etats occidentaux afin que soit acceptée la proposition des Nations unies de créer une zone pour accueillir les réfugiés en Syrie même, protégée contre toutes les opérations militaires. Cette zone serait gérée par l’ONU. Le Liban devrait être plus actif dans sa diplomatie en direction de cette solution qui a été initialement proposée par les Nations unies il y a plus d’un an environ. L’hiver va arriver et sera probablement très dur pour les réfugiés syriens au Liban. En outre, du point de vue libanais, cette solution atténuera les problèmes. Les réfugiés syriens mal logés au Liban, pourront ainsi être rapatriés et aidés chez eux.

Le problème ici est l’attentisme du gouvernement qui manque d’une action ciblée. Le ministre des Affaires sociales apporte des petites aides. Le Liban a tenté d’obtenir une aide plus importante des Nations unies. Cependant, la réunion internationale où le Président libanais en personne s’est rendu ainsi que le roi de Jordanie, n’a pas donné lieu à de grandes affectations de fonds. Ils ont obtenu des promesses mais peu de versements effectifs de fonds.

Le Liban n’a aucun intérêt à accueillir les réfugiés syriens. Sur le plan économique, la présence de 25% de plus de population correspond à une hausse de 25% de la demande en produits alimentaires, et à l’accroissement de la mendicité et de la précarité. Il ne faut cependant pas craindre de voir ces populations s’installer au Liban définitivement, en effet il s’agit de populations en déplacement. La fin des hostilités en Syrie se traduira par le retour des réfugiés syriens dans leur pays car la Syrie sera alors un grand chantier de travail, on évalue aujourd’hui à un million deux cent mille le nombre de logements détruits.

Vous représentez le Président de la République libanaise au Conseil permanent de la francophonie : quels sont aujourd’hui les enjeux de la francophonie au Liban ?

Depuis le début de l’après-guerre, un décalage est apparu dans les acquisitions linguistiques entre école privée et école publique, entre milieux urbains et milieux ruraux. Il est également apparu que la tendance à l’arabisation de l’école, forte avant la guerre, s’était atténuée grâce notamment à plusieurs positions courageuses du gouvernement qui a fait des choix stratégiques de renforcement du français. Il a notamment contribué à consolider le français là où il était faible, c’est-à-dire dans les écoles publiques ou à l’université libanaise, grâce à une affectation de fonds importants de la part du multilatéral francophone mais aussi et surtout de la France.
Aujourd’hui, avec l’importance croissante de l’anglais comme langue internationale, le français se trouve devant un défi. Pour protéger le choix stratégique de la langue française pour le Liban, nous essayons de lutter en faveur du plurilinguisme : au lieu d’abandonner le français, nous encourageons les étudiants à consolider leur français pour s’ouvrir ensuite vers l’anglais comme troisième langue. On a d’ailleurs constaté qu’une bonne connaissance du français permet d’apprendre plus aisément l’anglais et les autres langues ensuite.

En quoi le maintien de l’apprentissage du français est-il si stratégique pour le Liban ?

L’apprentissage du français est stratégique pour le Liban, car le Grand Liban a été proclamé par les autorités françaises en 1920 pour donner suite aux vœux d’un courant libanais. On estime donc que la proximité entre le Liban et la France est corrélative à l’entité libanaise. Si le Liban s’éloignait de la France et de la langue française, il pourrait en être fragilisé. La France a compris cela : malgré les changements politiques de majorité, la bienveillance à l’égard du Liban et la volonté de le protéger contre toute déstabilisation sont une constante dans la politique française.

Pour beaucoup et notamment pour la Syrie, le Liban est une création artificielle. Or, depuis sa création, le pays a gagné en substance. Aujourd’hui, un sentiment national libanais traversant les différentes communautés existe. Il n’existait pas au moment de la création du Liban, principalement initiée par les maronites, tandis que les autres communautés trainaient le pas. Puis progressivement et notamment dans les années 1930, une convergence d’intérêts entre la bourgeoisie sunnite et la bourgeoisie chrétienne est apparue. Elle a assis la légitimité de l’indépendance de 1943 même si elle ne comprenait pas les chiites qui étaient encore marginalisés. Le sentiment national libanais existe aujourd’hui même si le système communautaire, et notamment le système des quotas, porte les uns et les autres à faire des paris sur les changements politiques extérieurs au pays, mais déterminants pour sa vie politique intérieure.

La prédominance du français, notamment dans la communauté chrétienne, ne se fait-elle pas aux dépens de l’arabe ?

Il y avait autrefois un modèle de référence excessif consistant à s’identifier aux Français et à ne jamais parler l’arabe parce qu’on le méprisait. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, d’abord parce que le français n’est plus la langue de référence à cause de la prise de terrain de l’anglais. En outre les Libanais mesurent davantage l’intérêt de connaître la langue arabe pour entretenir les relations avec le monde arabe. Il s’agit moins d’un intérêt pour la langue identitaire que d’un intérêt pour une langue instrument d’une plus grande intégration dans le monde arabe.

Vous représentez le Liban dans l’Organisation de la femme arabe, quel regard portez-vous sur la situation des femmes au Liban ?

Les femmes libanaises ne sont pas des femmes artificielles mais des femmes qui essayent de faire la synthèse entre la tradition et la modernité. Les femmes libanaises ne sont pas « modernes » à la manière occidentale. Elles évoluent dans une société de consommation, mais elles sont très contrastées et ambivalentes. Les valeurs dans nos milieux libanais sont des valeurs « arabes », elles sont partagées par les autres sociétés arabes et musulmanes. La société libanaise reste conservatrice dans les mœurs, même si cela n’est pas visible. Elle vit très bien ce croisement entre la tradition et la modernité. Le Liban est ainsi considéré comme la synthèse de la tradition et de la modernité dans le monde arabe et tient lieu de modèle de référence pour les pays arabes qui voient dans le Liban une réponse à l’occident montrant que les Arabes ne sont pas étanches à la modernité. Le Liban est considéré par beaucoup d’Arabes comme la vitrine du monde arabe. A plus d’un titre, la société libanaise a des particularismes qui lui donnent des atouts. Il s’agit d’une société très libérale où la vie associative, les médias, les partis politiques sont très libres. Ce climat tout à fait exceptionnel pour les pays arabes, aussi bien les pays conservateurs que les pays qui ont choisi des régimes autoritaires, en fait une exception.

Quelle est la situation des femmes aujourd’hui dans le monde arabe, dans le contexte du printemps arabe ?

On observe un accroissement général du port du voile dans les pays arabes. Cependant, on ne peut pas réduire la question de la femme dans les pays arabes à la question du voile. Même avec le voile, les femmes arabes portent un discours extrêmement courageux. Leur situation est en train d’évoluer. Les mouvements en faveur des femmes sont de plus en plus nombreux et efficaces, le débat est plus courageux sur des thèmes qui sont habituellement des tabous tels que l’âge du mariage, les conditions du mariage et du divorce, le rapport aux enfants. Plusieurs pays ont pris des mesures : ainsi le Maroc a adopté en 2005 un code de la famille où les responsabilités des deux époux sont égales dans le foyer, ce qui est tout à fait nouveau. En Égypte et en Tunisie, les femmes sont arrivées à arracher au tribunal le droit à la femme de demander elle-même le divorce, ce qui est tout à fait nouveau. Les Egyptiennes notamment ont vécu cette réforme comme un triomphe. L’âge minimum du mariage a également été fixé à 18 ans aussi bien pour le garçon que pour la fille. Le régime de Morsi a essayé de revenir sur ces lois, sans aboutir, notamment sur l’âge du mariage et sur l’excision qu’il a essayé de dépénaliser. Le combat des femmes est très fort, notamment dans l’arène politique où elles commencent à entrer.

Les pays arabes vivent aujourd’hui, plus que le Liban, un moment historique d’appropriation de la modernité. Ils se reconnaissent comme musulman, mais en tant que musulman ils ne veulent pas appliquer la charia dans la vie politique et encore moins dans l’organisation de la cité où seule la loi civile devrait être en vigueur dans les rapports entre les citoyens, à tous les niveaux. Ils veulent être modernes. Ils ont donc des valeurs modernes qu’ils essayent de réconcilier avec leurs croyances. Il y a aujourd’hui un réveil très important de la conscience des musulmans qui veulent lire le Coran et l’Islam à travers la grille de la modernité. Une société comme l’Égypte est aujourd’hui partagée, comme c’était le cas il y a quelques années en Algérie, comme c’est le cas de la Tunisie ou du Maroc. La majorité de leurs habitants sont musulmans et parmi ces musulmans on trouve un groupe en faveur de l’application littérale de l’Islam et un groupe qui y est opposé tout en suivant ses règles religieuses. Un féminisme islamique se développe dans ce contexte et la situation de la femme arabe évolue doucement.

Publié le 30/07/2013


Félicité de Maupeou est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, après une formation en classes préparatoires littéraires. Elle vit actuellement à Beyrouth où elle réalise un stage dans l’urbanisme.


Fadia Kiwan est titulaire d’un doctorat d’Etat en sciences politiques de l’Université de Paris I Sorbonne, et d’un C.A.P.E.S en philosophie et en psychologie de la Faculté de Pédagogie de l’U.L.
Elle est professeur de sciences politiques et directrice de l’Institut des Sciences Politiques de l’Université Saint-Joseph.
Fadia Kiwan représente le Président de la République libanaise au Conseil permanent de la francophonie et le Liban dans l’Organisation de la femme arabe.


 


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