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Entretien avec Fouad Maroun – 1875-2015 : l’Université Saint-Joseph de Beyrouth fête ses 140 ans

Par Fouad Maroun, Mathilde Rouxel
Publié le 09/09/2015 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Fouad Maroun

Pouvez-vous revenir sur l’histoire de cette institution ?

L’Université Saint-Joseph (USJ) a été créée en 1875 par la Compagnie de Jésus. Elle a commencé à dispenser un enseignement en théologie avant d’ajouter progressivement la médecine (1883), le droit (1913) et l’ingénierie (1913). L’USJ était pionnière dans de nombreux domaines : la Faculté de droit, de laquelle sont issus les plus grands noms du barreau libanais, a longtemps été la seule institution prodiguant l’enseignement du droit au Liban de même que la Faculté d’ingénierie. Les médecins de l’USJ étaient déjà parmi les plus actifs sur le terrain durant les événements tragiques de la Première Guerre libanaise.

Les Jésuites ont ensuite créé, en 1922, l’Hôtel-Dieu de France qui est devenu depuis un centre hospitalier universitaire rattaché à l’USJ ; petit à petit, ils ont aligné leur offre de formation sur les besoins du pays et ont, en parallèle, instauré et développé des établissements scolaires, le plus réputé étant le Collège Notre-Dame de Jamhour.

L’USJ poursuivit son expansion durant le XXeme siècle malgré les deux Guerres mondiales mais subit un réel coup de frein durant la guerre du Liban (1975 - 1990). Le rectorat et les campus de Beyrouth étaient en effet situés le long de la ligne de démarcation alors que le campus de Mar Roukoz était investi par l’armée syrienne, ce qui a obligé l’université à se délocaliser à plusieurs reprises durant le conflit pour continuer à assurer ses formations.

A l’issue du conflit, la Compagnie de Jésus a tenu à confirmer la mission de l’USJ de servir de lieu de rencontre entre toutes les composantes de la société libanaise et a entrepris la reconstruction des bâtiments de l’USJ situés sur l’ancienne ligne de démarcation, tout en se développant par la construction de deux nouveaux campus dans la même zone. Les Jésuites ont ainsi évité la tentation facile du repli communautaire et misé sur la reconstruction du tissu social libanais transcommunautaire.

Tout le travail fut effectué dans une perspective ignacienne : l’USJ prône en effet la pédagogie de Saint-Ignace de Loyola qui vise la formation intégrale de la personne que ce soit au niveau éducatif, humain, social ou sportif.

L’USJ est également une université sociale : elle est chrétienne et le revendique, mais se définit avant tout comme une université libanaise ouverte à toutes les communautés et toutes les classes sociales ; elle propose ainsi des scolarités nettement moins élevées que les universités concurrentes pour un niveau académique équivalent sinon meilleur et tient à rester accessible au plus grand nombre d’étudiants. Elle insiste beaucoup sur ces points-là qui sont cités dans sa Charte et qui font toute sa spécificité. Elle s’aligne ainsi sur la charte des disciples de Saint-Ignace qui appelle à assurer la formation de toute personne qui le souhaiterait sans considération de son statut social ou de toute autre distinction.

Cette politique sociale contraint toutefois l’USJ à une gymnastique financière permanente pour maintenir des finances saines et maintenir l’excellence de son corps professoral et administratif.

L’USJ, qui fête donc cette année ses 140 ans, c’est aussi beaucoup de grands noms : professions libérales, hommes d’affaires, universitaires, hauts fonctionnaires, magistrats, députés, ministres, premiers ministres, présidents de la République – on compte des centaines de noms de personnages illustres de la société libanaise qui sont issus des rangs de l’USJ.

Quelles ont été les principales difficultés rencontrées dans l’histoire de l’université ?

Les guerres, sans aucun doute. Durant la Première Guerre mondiale, les Jésuites avaient entamé la construction de l’Hôtel-Dieu de France, chantier qui a dû alors être suspendu jusqu’à la fin des événements. La Seconde Guerre mondiale a apporté elle aussi son lot de complications.

Toutefois, c’est durant la guerre du Liban que l’Université Saint-Joseph a vécu ses heures les plus difficiles. Comme nous l’avons déjà dit, l’USJ a été ainsi contrainte de se délocaliser à plusieurs reprises durant le conflit pour continuer à assurer ses formations. Les enseignants et les étudiants avaient des difficultés à se déplacer, notamment ceux d’entre eux qui devaient passer à travers les lignes de démarcation. Aux problèmes logistiques sont venus s’ajouter les tensions politiques entre les étudiants, inhérentes à des conflits du genre, ou la présence d’éléments armés autour et parfois dans les campus, problèmes que l’administration universitaire devait traiter dans un souci permanent d’éviter les débordements et les dérives. A l’issue de la guerre, une grande partie des locaux de l’Université était détruite et il a fallu alors entamer le chantier de la reconstruction.

Comment se structure l’USJ ?

L’Université Saint-Joseph a longtemps été une fédération d’institutions qui avait chacune à sa tête un chancelier doté de pouvoirs forts et qui opérait chacune selon un mode de fonctionnement spécifique. Le Recteur avait alors un pouvoir plutôt honorifique. Cette structure s’est maintenue jusqu’en 1975, date à laquelle le Conseil de l’Université a adopté la Charte et les nouveaux statuts de l’USJ, qui fixaient sa mission, son identité et son mode de fonctionnement, et a ainsi donné le coup d’envoi de la nouvelle structure de l’USJ. Ce chantier de restructuration a dû être suspendu avec le début de la guerre du Liban ; il a été remis sur les rails dès la fin de la guerre et, en parallèle avec l’effort de reconstruction des bâtiments, l’USJ a alors entamé la restructuration de ses institutions : ce dernier chantier était le plus difficile puisqu’il fallait composer avec le poids de l’histoire et des traditions dans chacune des institutions. L’USJ est aujourd’hui dotée d’une administration centrale efficace et d’institutions académiques dotées d’une forte autonomie, mais soumises toutes aux mêmes statuts et au même règlement, sous l’autorité du Conseil de l’Université présidé par le Recteur. Le chantier est toujours en cours puisqu’il faut désormais s’aligner sur les exigences normatives internationales et celles de l’accréditation : l’USJ a ainsi intégré le Processus de Bologne et adopté l’ECTS ; elle a opéré un profond changement au niveau de la pédagogie universitaire en adoptant l’approche par compétences et par les résultats attendus (expected outcome) ; la formation est ainsi désormais centrée sur l’étudiant alors qu’elle était auparavant centrée sur l’enseignant.

Les universités anglophones se multiplient dans le pays. Les jeunes Libanais semblent aujourd’hui plus attirés par les formations anglophones ?

Tout à fait. On remarque aujourd’hui cette tendance : les jeunes étudiants sont davantage attirés par les formations anglophones. C’est compréhensible : l’économie mondiale se joue aujourd’hui principalement en anglais. Il s’agit là d’une considération purement pratique, mais il est indéniable qu’une bonne maîtrise de l’anglais devient incontournable sur de nombreux marchés du travail.

Sur un tout autre plan, les universités anglophones ont, dans l’imaginaire des écoliers, une image plus attirante que les universités francophones qui sont généralement perçues comme une prolongation du système scolaire aussi bien au niveau de la discipline que du système pédagogique académique. C’est pourquoi de nombreux écoliers issus d’établissements scolaires francophones choisissent de poursuivre leurs études universitaires dans des établissements anglophones. L’USJ a un gros effort de communication à faire pour changer cette perception solidement ancrée chez de nombreux écoliers.

On constate, par ailleurs, l’émergence de nombreuses écoles anglophones, ce qui vient bousculer le visage traditionnel du paysage scolaire libanais constitué habituellement d’une grande majorité d’écoles francophones. Le vivier de recrutement de l’USJ est donc touché de plein fouet puisque le public de l’USJ est issu, de manière quasiment exclusive, des écoles francophones alors que celui des universités anglophones est issu aussi bien des écoles anglophones que francophones.

L’USJ doit donc s’adapter avec cette nouvelle donne. Nos étudiants doivent déjà réussir un test d’aptitude de haut niveau en langue anglaise pour pouvoir obtenir leur diplôme universitaire. Nos institutions commencent à proposer de nombreuses matières en anglais et, pour certaines, des filières entièrement anglophones, notamment le Master « Oil and Gas » à la Faculté d’ingénierie.

Mais, quel que soit l’engagement de l’USJ dans les formations en langue anglaise, elle maintiendra résolument son attachement à la francophonie et son identité francophone telle que définie dans sa charte. En effet, en marge de l’aspect culturel de la francophonie auquel l’USJ est fortement attachée, il semble que le prochain grand marché économique se situera en Afrique qui compte de nombreux pays francophones et une diaspora libanaise majoritairement francophone : ceci devrait donner au Liban un rôle important dans cette nouvelle conjoncture aussi bien de par sa situation géographique que de sa connaissance de ce nouveau marché et de sa langue.

Quel bilan vous a permis de faire cet anniversaire ?

L’USJ a d’abord voulu profiter de l’anniversaire des 140 ans de sa fondation pour chercher à identifier les dénominateurs communs de sa communauté et renforcer le sentiment d’appartenance à l’université de ses étudiants et des alumni. Comme nous l’avons déjà dit, l’USJ a longtemps été une fédération d’institutions dotées chacune d’une identité qui lui est propre : les étudiants s’identifiaient donc fortement à leur institution et très peu à leur université ; le fait d’avoir une université éparpillée sur cinq campus et trois centres régionaux n’est pas de nature à aider à la constitution d’une identité commune solide. C’est donc à cela que l’USJ a voulu répondre en cette année des 140 ans.

Elle a également lancé, à cette occasion, la réflexion sur la Vision USJ 2025 afin d’identifier les prochaines étapes de son développement pour les dix prochaines années. Toute la communauté universitaire a été invitée à participer à cette réflexion, par le biais de ses représentants, afin de faire de cette vision une œuvre commune.

Elle a enfin entamé un long travail de reconstruction des ponts avec ses alumni qu’elle souhaite voir devenir de véritables parties prenantes au sein de sa communauté. Contrairement aux habitudes des universités anglophones et américaines, l’USJ n’avait pas la culture de relance de nos anciens étudiants et européenne et les associations d’anciens travaillaient à minima ; elle est aujourd’hui résolument engagée dans cette politique et travaille à renforcer les structures existantes et à créer les nouvelles structures nécessaires à cette fin.

Quels ont été les principaux événements mis en place pour fêter ces 140 ans ?

L’Université Saint-Joseph a préparé un programme d’événements pour célébrer ses 140 ans. Chaque institution de l’Université a ainsi contribué, dans le cadre de ses compétences, à ce programme qui visait à rappeler le rôle que l’USJ a joué durant ses 140 ans d’existence mais aussi à préparer l’avenir.

Le point d’orgue de ces manifestations a été le colloque international « Une université jésuite au Moyen-Orient. Quel rôle ? Quelle mission ? » durant lequel a d’abord été évoquée l’expérience des universités jésuites dans le monde avant d’aborder le thème de l’USJ dans son environnement francophone et régional puis le thème de l’USJ dans son environnement libanais. Des recteurs d’universités jésuites américaines, européennes et asiatiques ont participé à ce colloque aux côtés de sommités du monde politique et socio-économique libanais. Les Actes de ce colloque ont récemment été publiés et sont disponibles aux Éditions de l’USJ.

Les célébrations des 140 ans ont été l’occasion d’accueillir à l’USJ l’Assemblée générale de l’Association des universités arabes. C’était un défi important puisque c’est la première fois que cette assemblée se réunit dans une université chrétienne. Près de 200 recteurs ou présidents d’universités arabes ont participé à cette manifestation qui a été un grand succès aussi bien de par la qualité des interventions que par celle de l’organisation et de l’accueil. La cérémonie d’ouverture, qui coïncidait avec la date de la fête nationale islamo-chrétienne de l’Annonciation, a vécu un grand moment d’émotion durant lequel des étudiants de l’USJ ont interprété l’Avé Maria islamo-chrétien qui a remplacé, à cette occasion, la traditionnelle Fatiha.

Cet événement a permis de renforcer le positionnement de l’USJ sur la scène régionale et de mettre en avant son rôle actif dans le dialogue interreligieux orchestré par la Faculté des sciences religieuses et ses instituts rattachés (Institut d’études islamo-chrétiennes et Institut supérieur de sciences religieuses). Il a également confirmé le rôle de l’USJ comme lieu d’accueil, de rencontre et de dialogue.

Les 140 ans ont enfin été l’occasion d’organiser les États généraux des Anciens, dans la ligne de la politique d’ouverture vers les Alumni précédemment mentionnée. Des ateliers préparatoires ont été organisés en avril afin de paver la voie aux États généraux de juin qui ont vu la contribution des différents acteurs du monde des anciens sur les moyens de renforcer les relations entre ceux-ci et leur Alma Mater.

Publié le 09/09/2015


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


Fouad Maroun est le Secrétaire général de l’Université Saint-Joseph. Il a suivi une formation en génie civil à l’École polytechnique de Montréal (Bachelor) puis à McGill University (Master). Il a ensuite obtenu un MBAIP de l’Université Paris Dauphine et de l’Université Saint-Joseph. Il prépare actuellement un EDBA au sein de ces mêmes établissements universitaires.


 


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