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Depuis le début de l’année 2020, la consommation de pétrole a considérablement chuté. Le 16 avril, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) confirme l’effondrement du prix de l’or noir. Elle emploie des mots forts pour décrire la crise actuelle, parlant d’un « choc historique, brutal, extrême et d’ampleur planétaire » (1). En réponse à cette crise, les pays membres de l’OPEP+ (OPEP et leurs partenaires) se sont mis d’accord sur une baisse générale de la production.
Francis Perrin, chercheur associé au Policy Center for the New South et directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) a répondu aux questions des Clés du Moyen-Orient.
L’expansion du Covid-19 à travers le monde est la cause principale de la dégradation de la situation sur les marchés pétroliers. Plus précisément, les mesures prises par de nombreux gouvernements pour lutter contre ce virus (restriction des déplacements, confinement des populations) ont largement paralysé l’économie mondiale, provoquant une baisse vertigineuse des prix du pétrole. Rappelons que le débouché essentiel de cette énergie fossile est le secteur des transports routiers, aériens et maritimes. Actuellement, les populations ne se déplacent plus. Elles consomment donc beaucoup moins de carburant. En conséquence, les prix du pétrole ont dégringolé.
On observe cette tendance entre le début du mois de janvier et la fin du mois de mars (les prix ont légèrement augmenté au début avril). Le 6 janvier, le prix du pétrole Brent (de la mer du Nord) atteignait 68 dollars par baril. A l’époque, les fortes tensions entre l’Iran et les Etats-Unis avaient fait grimper les prix. A la fin du mois de mars, il s’élevait à 22-23 dollars le baril. C’est donc une chute vertigineuse.
Le Covid-19, et surtout la réponse des gouvernements à la pandémie, reste certes la cause majeure de cette crise. Mais ces derniers mois, les orientations politiques des pays producteurs de pétrole ont fait empirer une situation déjà critique.
L’échec du sommet de l’OPEP+, organisé le 6 mars dernier à Vienne, a favorisé la chute des prix. Rappelons que l’OPEP+ est constituée des 13 pays de l’OPEP et de 10 partenaires producteurs de pétrole, comme la Russie. Au total, 9 pays de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord font partie de ce groupe : l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït, les Emirats arabes unis, la Libye, l’Algérie, Bahreïn (OPEP+) et Oman (OPEP+).
Durant la réunion du 6 mars (qui s’est déroulée de manière physique, c’était encore possible à l’époque), les pays de l’OPEP ont fait deux propositions à leurs partenaires :
• Maintenir les réductions de production de pétrole décidées antérieurement (qui devaient alors expirer à la fin du mois de mars) jusqu’à la fin 2020.
• Ajouter une réduction supplémentaire de 1 500 000 barils par jour, jusqu’à la fin de l’année 2020.
La Russie a refusé ces propositions. Pour montrer son mécontentement, l’Arabie saoudite a considérablement modifié sa politique. Elle est passée d’une stratégie de défense des prix du pétrole à une stratégie de défense de sa part de marché. Ryad a annoncé une augmentation de sa production et de ses exportations à partir du mois d’avril. Elle a aussi réduit les prix de son pétrole à l’exportation, favorisant donc la baisse générale des prix, déjà amorcée depuis plusieurs semaines.
La chute des prix entre janvier et mars est donc la conjonction de trois facteurs : la lutte contre le Covid-19 au niveau mondial, l’échec du sommet de Vienne le 6 mars dernier et le changement de la stratégie saoudienne.
La stratégie - très risquée - de Ryad a fonctionné, car un mois après l’échec de Vienne, l’OPEP+ a trouvé un accord. Suite à deux réunions (virtuelles) organisées les 9 et 12 avril dernier, un texte, par ailleurs beaucoup plus ambitieux que les propositions formulées par l’OPEP en mars, a été adopté. Cette fois, la Russie a accepté, car la situation s’est incroyablement dégradée entre temps. Notamment à cause de la politique de pression menée par Ryad.
Cet accord couvre une période de deux ans, du 1er mai 2020 au 30 avril 2022. Il prévoit trois phases avec des réductions de production de pétrole qui vont diminuer au fur et à mesure de la reprise économique mondiale :
• Première phase, la plus aiguë, mai-juin 2020 : réduction de la production de 9 700 000 barils par jour (notons qu’en 2019, la production mondiale était de 100 millions de barils par jour). La production mondiale de pétrole serait alors réduite de 10%. C’est considérable.
• Deuxième phase, sur le deuxième semestre 2020 : réduction de la production de 7 700 000 barils par jour. La baisse de la production ne serait pas aussi importante que lors de la première phase, car l’OPEP+ parie sur une reprise de l’économie au second semestre.
• Troisième phase, à partir du 1er janvier 2021 jusqu’à la fin avril 2022 : réduction de la production de 5 800 000 barils par jour.
Ces mesures sont historiques. Jamais les pays de l’OPEP ou de l’OPEP+ ne s’étaient mis d’accord sur une telle baisse de leur production. C’est totalement inédit.
L’accord cherche à stabiliser le marché pétrolier en réduisant la production, en attendant une reprise économique mondiale qui entraînera une forte hausse de la consommation de pétrole. Le but étant, dans les mois qui viennent, de faire remonter les prix de l’or noir, en rééquilibrant le marché. Ces mesures sont nécessaires, car si les pays de l’OPEP+ continuaient à produire au même niveau, alors que la consommation a fortement baissé, les prix s’effondreraient encore plus.
L’OPEP+ réunit 23 pays au total. Certains producteurs de pétrole ne sont donc pas engagés par cet accord. Les Etats-Unis par exemple, mais aussi le Canada, ou encore le Royaume-Unis, la Norvège et le Brésil et d’autres.
Suite à l’accord passé en avril, les pays de l’OPEP+ ont lancé un appel aux autres pays producteurs pour leur demander d’apporter, eux aussi, leur contribution au rééquilibrage du marché du pétrole. L’OPEP+ leur a proposé de réduire leur production de 5 millions de barils par jour. S’ils acceptent, cela entraînerait, dans les mois qui viennent, une réduction totale de 15 millions de barils par jour (9 700 000 pour l’OPEP+ et environ 5 millions pour les autres). Cependant, ces pays ne sont pas réunis autour d’une organisation, ils ne sont pas contraints par un quelconque engagement international. Ils vont prendre des mesures sur leur production de pétrole de manière nationale.
Rien n’est acté pour le moment, les décisions prises dans les jours et les semaines qui viennent nous en diront plus. Même si le flou règne, il faut cependant noter que certains pays africains (non membres de l’OPEP+) ont déjà affirmé qu’ils allaient prendre des mesures en ce sens. Par ailleurs, la production de pétrole des Etats-Unis va forcément baisser, non pas du fait d’une décision formelle du gouvernement fédéral, mais parce que les prix sont tombés à un niveau tellement bas que certaines activités ne sont plus rentables. La production américaine va forcément baisser en 2020, et très probablement en 2021. Les compagnies commencent déjà à réduire leurs forages. Les Américains pourraient donc participer au rééquilibrage du marché, mais involontairement. Washington étant le premier producteur mondial, une baisse de la production aura de fortes conséquences sur le marché. Mais il est encore tôt pour décrypter ces évolutions futures.
Le Texas est l’État fédéré qui produit le plus de pétrole. Il a donc un poids important aux Etats-Unis. La Railroad Commission of Texas (qui, comme son nom ne l’indique pas, ne s’occupe plus des chemins de fer) gère notamment les questions liées au pétrole et au gaz naturel. Trois commissaires sont à la tête de cet organisme texan. L’un d’eux a annoncé avoir pris des contacts avec l’OPEP et avec la Russie. Suite à ces contacts, la Railroad Commission a évoqué la possibilité d’une réduction de la production. Mais rien n’a encore été formellement décidé.
Cette commission existe depuis la fin du 19ème siècle. Entre la fin des années 1920 et les années 1960, elle a parfois imposé des mesures pour réduire la production de pétrole au Texas. Certes, depuis 1970, elle n’avait plus pris de décisions dans ce sens. Mais cela reste dans ses attributions. Donc, en théorie elle pourrait le faire aujourd’hui.
Presque à personne selon moi. Il est vrai que, dans une situation normale, sans le confinement, les consommateurs pourraient se déplacer à moindre coût avec une telle baisse des prix. Mais la situation que nous vivons est unique en comparaison avec les quatre dernières périodes durant lesquelles les prix du pétrole ont fortement chuté : en 1986, à la fin des années 1990, au second semestre 2008 et entre l’été 2014 et le début 2016, le consommateur pouvait “en profiter”, car il n’y avait pas de confinement. Mais actuellement, les consommateurs ne profitent pas de la conjoncture. En France par exemple, la consommation de carburant a baissé de 80% car les gens ne se déplacent plus.
En revanche, pour les pays importateurs de pétrole, au niveau macroéconomique, l’effet est positif. Les prix ont baissé, donc la facture de leurs importations pétrolières chute. Cette évolution est bénéfique pour la balance commerciale et la balance des paiements des pays importateurs.
En Afrique du nord (Algérie, Libye), au Moyen-Orient (Iran, Irak), en Afrique sub-saharienne (Nigeria, Angola) et bien sûr, de l’autre côté de l’Atlantique (Venezuela), certains producteurs de pétrole vont effectivement en pâtir plus que d’autres. Pour plusieurs raisons :
D’abord, certains de ces pays sont très dépendants vis-à-vis des prix du pétrole car leur économie dépend en grande partie de la production de l’or noir. Ensuite, certains de ces producteurs n’ont pas beaucoup de réserves financières. Quand le prix du pétrole chute, les pays producteurs qui ont d’importantes réserves, tels que le Qatar, les Emirats arabes unis, le Koweït, l’Arabie saoudite ou la Russie, puisent dans leurs ressources. La baisse des recettes liées à l’exportation de pétrole faisant chuter leurs recettes d’exportation et leurs recettes budgétaires, ils puisent dans leur épargne. Mais un pays qui a peu ou pas d’épargne va beaucoup plus souffrir.
Le niveau de développement et le niveau de vie des populations vont aussi marquer une différence entre les pays producteurs. Avec la baisse des prix du pétrole, les populations des pays exportateurs vont devoir se serrer la ceinture. Mais se serrer la ceinture pour des populations déjà pauvres (Libye, Iran notamment) est bien plus difficile que pour les populations plus riches, dans les pays arabes du Golfe par exemple.
Autre facteur qui marque une différence entre les producteurs de pétrole : l’existence d’un conflit armé. En Libye par exemple, le conflit qui dure depuis 2011 avait déjà fait chuter la production de pétrole. La situation économique de la Libye va empirer avec la crise actuelle. Pour le peu que Tripoli continue à exporter, les prix s’effondrent. C’est doublement catastrophique pour ce pays. Enfin, les sanctions économiques : en Iran, les sanctions américaines ont fait très fortement chuter les exportations pétrolières (d’environ 90%). De la même manière qu’en Libye, les prix s’effondrent pour le peu que Téhéran exportait. C’est une double peine.
Ainsi, si tous les pays producteurs-exportateurs de pétrole souffrent de la crise actuelle, certains beaucoup plus que d’autres.
Ils ne font pas face aux mêmes difficultés, mais ils vont aussi souffrir de la conjoncture, car le prix du gaz naturel est souvent indexé sur le prix du pétrole. Il y a encore beaucoup de contrats d’exportation de gaz prévoyant cette indexation. En général, avec un léger décalage dans le temps. Lorsque le prix du pétrole chute, le prix du gaz exporté par certains pays va chuter 3 ou 6 mois après. Ainsi, la forte chute des prix du pétrole observée depuis le début de l’année va se répercuter sur plusieurs contrats gaziers dans les mois qui viennent. Par ailleurs, l’Egypte est aussi un producteur de pétrole et un pays de transit pour le commerce pétrolier avec le canal de Suez et l’oléoduc Sumed. Ce pays sera donc frappé à plusieurs titres par la crise pétrolière actuelle.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
Francis Perrin
Francis Perrin est chercheur associé au Policy Center for the New South et directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris).
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