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Franck Mermier, chercheur au CNRS, ancien directeur du Centre français d’études yéménites (Sanaa), et spécialiste du Yémen, revient pour Les clés du Moyen-Orient sur la guerre civile au Yémen, les combats à Marib et la situation politique et économique du pays.
La bataille de Marib est essentielle pour les deux forces qui s’affrontent : les Houthis qui mènent leur offensive sur Marib depuis février 2021, et les forces gouvernementales qui tentent de contrer cette offensive. Les forces gouvernementales ont perdu du terrain depuis que les rebelles houthis ont réussi à s’emparer de la totalité de la province d’Al Bayda, au centre du Yémen et ainsi de s’avancer vers le sud du Yémen et vers la région de Shabwa. Cette avancée décisive datant de début septembre a permis aux Houthis d’accroître par le sud leur pression sur Marib ainsi que sur la région de Shabwa [2], aux portes du Hadramout, une vaste région encore tenue par les forces gouvernementales.
Marib et Shabwa sont deux régions importantes sur le plan économique pour le camp gouvernemental, concentrant toutes deux des ressources pétrolifères importantes. La perte de Marib serait une défaite sévère pour le gouvernement yéménite du président Hadi, étant le dernier bastion gouvernemental à l’est du Yémen. Ce serait ainsi sur le plan politique, symbolique et économique, une perte très importante pour le camp gouvernemental.
De plus, il y aurait deux millions d’habitants à Marib (sous réserve que les chiffres soient exacts). Marib a accueilli de nombreux réfugiés venus de toutes les régions du Yémen qui subissent aujourd’hui de plein fouet les conséquences de cette guerre. En effet, plusieurs quartiers résidentiels ont été bombardés par les rebelles houthis et des pertes importantes sont survenues au sein de la population civile.
Cette bataille a aussi provoqué de nombreuses pertes militaires des deux côtés. Depuis plus d’un an, les offensives houthies ont été très sanglantes et très meurtrières pour le camp des forces gouvernementales ainsi que pour leur propre camp, la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite tentant d’empêcher l’avancée houthie par des frappes aériennes. En outre, de nombreuses forces tribales participent aux combats dans la région de Marib. Menées par Sultan Al-Arada, le gouverneur de Marib, qui est aussi un de ses cheikhs de tribu parmi les plus importants, elles défendent, de manière d’autant plus acharnée, leur territoire qu’elles sont sunnites et hostiles à l’idéologie houthie.
Cette bataille est ainsi une pierre d’achoppement dans les négociations puisque l’Arabie saoudite lie la levée du blocus contre les ports et aéroports tenus par les Houthis à un cessez-le-feu et à l’arrêt de l’offensive contre Marib. Les Houthis n’ont pour l’instant pas répondu positivement à cette condition et continuent leur offensive sur Marib. La prise de cette ville leur confèrerait une position privilégiée dans d’éventuelles futures négociations.
Cette décision dépasse le cadre du Président Hadi, dont le pouvoir sur la partie du Yémen qu’il est censé contrôler est très fragile et est dépendant du bon vouloir de son parrain saoudien [3]. Si les Houthis acceptaient un cessez-le-feu et se retiraient partiellement de Marib, il pourrait effectivement y avoir une levée partielle ou totale du blocus. Il ne faut toutefois pas oublier que les Saoudiens doivent également donner des gages aux Etats-Unis et à la communauté internationale en montrant qu’ils cherchent un moyen de cesser les hostilités [4]. Il y a en effet une attente de la part des Nations unies et des Etats-Unis que l’Arabie saoudite fasse des pas en faveur de la reprise des négociations de paix. L’envoyé spécial des Nations unies pour le Yémen, Hans Grundberg, appelle dans son premier rapport qu’il a présenté le 10 septembre 2021 aux Nations unies, à la reprise du processus de paix. Il affirme que depuis 2016, ce processus de paix n’a pas suivi son cours et demande à toutes les parties d’abandonner leurs pré-conditions pour négocier. Toutefois, j’imagine mal comment les négociations s’enclencheraient sans qu’un cessez-le-feu soit conclu à Marib et sans que les Houthis voient leur principale condition, celle de la levée du blocus, acceptée par l’Arabie saoudite.
Le Conseil de transition sudiste a récemment accepté le retour du Premier ministre yéménite du gouvernement Hadi à Aden. Mais le Conseil de transition sudiste, dont certains membres siègent dans le gouvernement du Président Hadi, joue sa propre carte dans le conflit. Le camp sudiste n’est cependant pas unifié sous la houlette du Conseil de transition sudiste et est sujet à des dissensions internes. À l’intérieur même du camp sudiste, il y a de grandes différenciations régionales et politiques empêchant au Conseil de transition sudiste, soutenu par les EAU, de contrôler le territoire du sud qu’il prétend pourtant représenter.
De plus, les forces gouvernementales yéménites ne peuvent compter sur l’apport de combattants sudistes de façon régulière et décisive, le Conseil de Transition sudiste ayant pour principale stratégie la défense de son territoire. Par exemple, les sudistes pourraient se mobiliser face à l’avancée des Houthis vers le sud mais interviennent très peu à Shabwa, contrôlée par le parti Al-Islah, décrit comme proche des Frères musulmans et étant un des principaux alliés du Président Hadi. En outre, dans la région de Hodeïda, contrôlée par les Houthis, il n’y a pas d’offensive commune menée par les forces anti-houthies alors que dans la région de Mokha, sur la côte de la mer Rouge, sont stationnées les forces de Tariq Saleh, le neveu du Président défunt Ali Abdallah Saleh. Soutenu par les EAU, il joue lui aussi sa propre carte en gardant ses distances par rapport au camp gouvernemental.
Ainsi, le Président Hadi rencontre de nombreuses difficultés à unifier les régions et les forces politiques anti-houthies. Le Conseil de transition sudiste souhaite in-fine la sécession du sud et les forces de Tariq Saleh ne souhaitent pas une confrontation directe avec les Houthis, potentiellement dangereuse pour leur survie. Abd Rabbo Mansour Hadi est ainsi un Président aux assises fragiles, à la fois cornaqué du côté saoudien et en butte à l’hostilité des Emirats arabes unis qui soutiennent des séparatistes sudistes ou encore Tariq Saleh dans la région de la mer Rouge.
Le principal groupe djihadiste au Yémen est Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA). Les combattants de ce groupe ont participé en 2015 à la bataille contre les Houthis. Certains groupes djihadistes ont donc combattu à Taëz ou à Aden aux côtés de forces gouvernementales ou sudistes contre les Houthis. Toutefois, AQPA a aujourd’hui perdu sa principale base : Al Bayda. L’organisation Etat islamique a été en grande partie détruite en 2016 puisqu’une grande partie (la majorité sans doute) de ses combattants ont été tués par des Houthis dans des combats à Al Bayda. À cela s’ajoute la lutte anti-terroriste menée à la fois par les Saoudiens et les Etats-Unis contre AQPA et l’organisation Etat islamique. Ainsi, certains observateurs affirment aujourd’hui que le danger d’AQPA est moins important qu’autrefois. AQPA pourrait resurgir selon l’avancée du conflit mais n’est pas une menace très forte aujourd’hui par rapport à ce qu’il a pu représenter en 2015 lors de la prise de la ville Mukalla.
Ces neuf personnes dont un mineur au moment des faits, ont été accusés par les Houthis d’avoir espionné pour les Saoudiens et d’avoir ainsi contribué au meurtre d’un responsable Houthi à Hodeïda. Leur exécution a en effet provoqué des condamnations tous azimuts sur les réseaux sociaux et dans la sphère publique yéménite. D’autant plus qu’il y a encore beaucoup de prisonniers d’opinion, de la torture et des mauvais traitements dans les prisons houthies.
Une chape de plomb s’est également abattue sur la ville de Sanaa du fait du contrôle par les Houthis de la vie sociale, culturelle, politique et religieuse. Ils ont imposé dans les territoires qu’ils contrôlent leur idéologie d’inspiration zaydite, revisitée par eux-mêmes, dans les mosquées mais également dans les écoles en changeant les programmes, dans les rues en interdisant les chansons de mariage, en emprisonnant les chanteurs, au sein des universités en séparant les hommes et les femmes et en y imposant leur propagande et leur vision de la religion et de la société… Toute la vie politique est placée sous leur domination. Ils ont instauré leurs propres institutions telles que le Comité révolutionnaire et ont affaibli les institutions étatiques, tout en provoquant des changements majeurs dans tous les domaines de la vie sociale, politique, culturelle et économique. Le marché noir, le détournement de l’aide humanitaire, la contrebande ou encore le trafic, prévalent dans cette économie. La capitale Sanaa a perdu sa centralité politique, économique et commerciale et sa population vit aujourd’hui dans une situation d’extrême précarité, à l’exception d’une minorité proche de l’appareil de pouvoir qui bénéficie de ses prébendes.
Il est difficile de connaitre l’opinion des habitants de Sanaa sur la gestion de leurs territoires par les Houthis car la sphère sociale et publique est contrôlée. Toutefois, certaines voix qui nous parviennent de l’intérieur témoignent d’un mécontentement généralisé de la population concernant le modèle culturel, religieux et politique qui lui est imposé. L’atmosphère sociale de Sanaa a profondément changé depuis la prise de pouvoir des Houthis, tandis que le paysage urbain est aujourd’hui dominé par les slogans et l’iconographie de ces derniers.
De plus, cette guerre a suscité de nombreuses pertes en vies humaines, notamment parmi les jeunes et au sein des tribus. Cette atmosphère de mobilisation permanente pour l’effort de guerre, notamment dans la région de Sanaa, suscite de nombreux mécontentements. Les pertes effroyables pèsent sur la vie sociale et familiale des Yéménites dont les conditions de vie continuent de se dégrader sans que l’on puisse entrevoir une issue à cette situation tragique en l’absence d’une résolution, même provisoire, du conflit. Par ailleurs, la population de Sanaa peut comparer sa propre situation économique qui se dégrade à l’enrichissement de certains responsables Houthis qui ont érigé de grandes villas dans la banlieue de Sanaa, profitant ainsi de leur statut de seigneurs et de saigneurs de cette guerre.
Hans Grundberg est le quatrième envoyé spécial des Nations unies pour le Yémen. Je pense qu’il y a une difficulté très forte des Nations unies à gérer le dossier yéménite, ce conflit impliquant aussi la responsabilité des acteurs régionaux et internationaux. L’ONU seule ne peut rien faire s’il n’y a pas une pression portée sur les acteurs régionaux tels que l’Arabie saoudite, l’Iran ou les Emirats arabes unis.
Je ne pense pas que ce conflit puisse être seulement qualifié de guerre par procuration, même si le poids de l’Iran, de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis dans cette guerre est important. Il y a eu au départ des raisons internes qui ont déclenché le conflit. Avec l’évolution de la guerre, l’action des acteurs régionaux et internationaux est devenue déterminante pour arrêter le conflit. S’il n’y a pas de pression sur l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et l’Iran, il n’y aura certes pas de paix au Yémen puisque ces acteurs régionaux aident leurs protégés au Yémen. Il serait cependant trop simple de ne compter que sur la conjonction d’efforts externes pour cesser les hostilités sans prendre en compte la dynamique locale de la guerre. Les Houthis sont aujourd’hui en position de force dans ce conflit. Ils contrôlent la plus grande partie de la population yéménite restée au pays et ont l’initiative militaire sur le terrain.
Au mois de juin 2021, une délégation omanaise est allée à Sanaa et il semble difficile de concevoir que cette visite ait pu se faire sans l’accord du régime saoudien pour cette potentielle médiation omanaise. Des concessions sont à faire par toutes les parties au Yémen, pas seulement le camp gouvernemental et les Houthis, mais aussi le Conseil de transition sudiste et Tariq Saleh, et cela ne peut certainement pas se faire sans une pression des acteurs régionaux mais cela dépendra avant tout de la situation militaire sur le terrain. Il faudrait en outre que ces acteurs régionaux soient eux-mêmes soumis à des pressions internationales pour qu’ils ne considèrent plus le Yémen comme leur chasse gardée et le terrain de leurs politiques d’influence dont les résultats combinés sont aujourd’hui catastrophiques pour la population yéménite.
Franck Mermier
Franck Mermier est membre du conseil scientifique de la Maison d’Archéologie et d’Ethnologie René-Ginouvès, CNRS/universités Paris Ouest Nanterre La Défense/Paris 1 Panthéon Sorbonne. Ses recherches abordent plusieurs thématiques, particulièrement les dynamiques culturelles, sociales et politiques dans le monde arabe.
Arabisant, il s’est également adonné à plusieurs travaux de traduction de l’arabe vers le français, notamment des textes du philosophe syrien Sadik Jalal al-Azm (Ces interdits qui nous hantent : Islam, censure, orientalisme, Parenthèse Editions, 2008). En 2018, il publie chez Classiques Garnier deux recueils de textes nés dans la guerre : Récits libres de Syrie, de la révolution à la guerre et Yémen, écrire la guerre.
Dimitri Krier
Dimitri Krier est étudiant à Sciences Po Paris en Master Relations Internationales, spécialité « Etudes du Moyen-Orient » où il suit des enseignements sur l’histoire et la géopolitique du Proche et Moyen-Orient.
Notes
[2] La ville de Shabwa n’a pas encore été prise par les rebelles Houthis.
[3] L’Arabie saoudite finance l’armée yéménite gouvernementale et le président Hadi est depuis 2015, après un court séjour à Aden après son emprisonnement par les Houthis à Sanaa, à Riyad.
[4] Notamment depuis la nomination en février 2021 d’un envoyé spécial des Etats-Unis pour le Yémen, Timothy Lenderking, qui s’est rendu à Riyad le 27 septembre 2021 ainsi que la nomination en août 2021 de l’émissaire spécial des Nations Unies pour le Yémen, Hans Grundberg, présent à Riyad le 16 septembre 2021.
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François Burgat est directeur de recherches émérite au CNRS, politologue, spécialiste du monde arabe contemporain. Il a été directeur du Centre français d’archéologie et de sciences sociales au Yémen de 1997 à 2003, puis directeur de l’Institut Français du Proche Orient (...)
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