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Dans la nuit du 21 au 22 juin, les Etats-Unis sont intervenus directement dans la guerre Iran-Israël en frappant trois installations nucléaires iraniennes. Pourtant, les Etats-Unis et l’Iran n’ont pas toujours été des pays ennemis, l’histoire de leurs relations éclaire sur les hostilités actuelles. L’historien Frédéric Heurtebize, maître de conférences en histoire et civilisation américaines à l’université Paris Nanterre, chercheur associé à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et membre du comité de rédaction de la revue Politique américaine, répond aux questions des Clés du Moyen-Orient.
Les relations formelles entre ces deux pays commencent réellement en 1856, lorsqu’ils signent un traité de commerce et d’amitié, dont la portée reste néanmoins très limitée. A cette époque, les Etats-Unis sont davantage intéressés par l’ouverture du marché asiatique. Une flotte américaine se rend alors au Japon, et Washington montre un intérêt croissant pour le commerce avec la Chine. La région du Moyen-Orient reste secondaire du point de vue américain.
Au milieu du XIX ème siècle, les Etats-Unis sont avant tout centrés sur leur propre croissance économique et territoriale. La guerre contre le Mexique (1846-1848), déclarée pour des motifs spécieux, se solde par la victoire des Etats-Unis et le gain de la Californie, du Nouveau-Mexique, du Texas et d’un vaste territoire qui s’étend au nord jusqu’à la frontière canadienne. La Guerre de Sécession est imminente (1861-1865), ce qui ne favorise pas la projection vers l’extérieur. Le terme isolationniste, qui est souvent utilisé pour parler de la politique étrangère américaine à cette époque, est cependant impropre.
En réalité, durant cette période, et certainement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la politique étrangère américaine est marquée par un certain neutralisme. Les Américains ne veulent pas être entraînés dans des conflits ou signer des traités qui les contraindraient à s’engager dans des guerres qui pourraient leur être néfastes.
Ce débat sur la neutralité américaine ressurgit régulièrement, notamment avec la présidence de Barack Obama (2009-2017), puis de Donald Trump (2017-2021 puis 2025-), car après les mandats de George W. Bush (2000-2004) et les guerres en Irak et en Afghanistan, l’opinion publique américaine devient très réticente à voir le pays s’engager sur des terrains étrangers.
Non, les Etats-Unis produisent à hauteur importante déjà à la fin du 19ème siècle (et encore aujourd’hui). Surtout, les réserves au Moyen-Orient ne sont pas encore exploitées et le pétrole n’a pas alors l’importance stratégique qu’il aura au XXe siècle. A cette époque, l’intérêt pour la Perse n’est donc pas lié au pétrole.
Jusqu’aux années 1970, Washington s’intéresse d’ailleurs assez peu à la région du Moyen-Orient, qui est davantage une zone d’influence britannique. La présence des Etats-Unis, telle qu’on la connaît aujourd’hui, avec un réseau de bases militaires impressionnant dans la région moyen-orientale (qui ont d’ailleurs été la cible de l’Iran le 23 juin), est surtout un produit de la guerre froide et du désengagement britannique durant la décennie 1970.
Un phénomène semblable s’était déroulé en Méditerranée. Jusqu’aux années 1946-1947, les maîtres incontestables du bassin méditerranéen sont les Britanniques, qui ont aussi développé leur zone d’influence dans le Golfe persique. Mais à mesure que le Royaume-Uni se désengage, faute de moyens avec une influence politique et économique en baisse, les Etats-Unis se trouvent “contraints” de s’engager dans des régions pour lesquelles, à l’origine, ils n’avaient pas développé un fort intérêt.
L’implication des États-Unis en Iran débute en 1946, bien qu’elle soit limitée au départ. À cette époque, l’Union soviétique occupait le nord de l’Iran, principalement pour ses ressources pétrolières. Washington a exercé une pression significative sur Joseph Staline pour qu’il retire ses troupes d’Iran en 1946. Cette démarche était motivée par la crainte de voir l’Union soviétique s’accaparer le pétrole iranien. Un an plus tard, la guerre froide commence, avec la doctrine Truman, lorsque les Etats-Unis entrevoient la possibilité que des forces communistes prennent le pouvoir en Grèce et en Turquie, offrant ainsi le contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles à Moscou. 1946 et 1947 sont donc des années cruciales dans le façonnement de ce qui deviendra la guerre froide. Il est à noter cependant que Staline s’est finalement montré prudent, que ce soit en Grèce, en Turquie ou en Iran, cherchant à éviter une intervention directe des puissances occidentales, notamment britannique ou américaine.
En 1953, un coup d’Etat (appelé opération Ajax), renverse le Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh, qui avait été porté au pouvoir grâce à une coalition avec les communistes, pour le remplacer par le général Fazlollah Zahedi. Ce sont les Britanniques qui ont fait appel aux Américains pour renverser le pouvoir iranien. C’est bien la CIA qui monte l’opération, mais à l’instigation de Londres et avec le soutien du MI6 (service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni) qui ne disposait pas des moyens suffisants pour mener l’opération. Aujourd’hui, on se souvient davantage du rôle de la CIA et du président américain Dwight D. Eisenhower (1953-1961), mais on oublie de mentionner le rôle central des Britanniques. La responsabilité de la CIA dans le coup d’État de 1953 a empoisonné les relations entre les Etats-Unis et l’Iran après la Révolution islamique de 1979.
La décennie 1970 fut marquée par des changements majeurs. La guerre du Kippour en 1973 et les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 ont profondément transformé les dynamiques mondiales, sans oublier, bien sûr, les conséquences de la guerre du Vietnam. Au Moyen-Orient, la région fut secouée par d’importants bouleversements, portés par un renouveau religieux et nationaliste. Cette période se situe à un véritable carrefour historiographique : elle voit la poursuite de la lutte contre le communisme, la résurgence des nationalismes, et la place croissante du religieux dans la politique. Plus globalement, c’est aussi le temps de l’accélération de la mondialisation et de l’émergence de la question des droits de l’Homme, ce qui rendait de plus en plus difficile le soutien à des régimes répressifs, comme celui du Shah.
Durant cette décennie, deux bouleversements importants ont lieu pour les Etats-Unis au Moyen-Orient : au début des années 1970, Washington gagne un allié précieux, avec l’arrivée d’Anouar el-Sadate comme président (1970-1981) en Egypte (plus important pays arabe). Mais il en perd en autre en 1979, avec l’avènement de la République islamique d’Iran.
Le Shah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi (renversé en 1979 durant la Révolution islamique) était un allié dans lequel les Américains avaient investi, notamment par la vente d’armes. C’est d’ailleurs encore un problème aujourd’hui, car après la révolution, l’Iran s’est retrouvé avec du matériel américain sans possibilité d’acheter des pièces détachées pour entretenir leur matériel militaire. Cela constitue, jusqu’à aujourd’hui, une faiblesse militaire, notamment pour l’aviation iranienne.
Dans les années 1970, le président Richard Nixon (1969-1974) avait mis en place la “doctrine Nixon”, en réaction à une surextension impériale des Etats-Unis au Vietnam. Il tente alors de maintenir les Etats-Unis au centre du jeu mondial, tout en se retirant de certains terrains conflictuels. Après le Vietnam, la population américaine a un désir d’en finir avec les guerres interminables au bout du monde. Cette doctrine pousse les Etats-Unis à s’appuyer sur des alliés locaux plutôt que d’intervenir directement. Et justement, l’Iran, avant la révolution de 1979, était censé faire le relais des Américains au Moyen-Orient.
Effectivement, il y a aujourd’hui une tension dans la politique étrangère américaine avec une volonté de désengagement militaire mais une omniprésence sur les dossiers brûlants. Donald Trump varie sur beaucoup de dossiers, certes, même s’il a été constant sur deux sujets : 1/ Le commerce international 2/ L’idée que les Etats-Unis n’avaient pas à être le “gendarme” du monde car cela, selon lui, dessert les intérêts américains. Une grande partie de sa base électorale et même une grande partie des Américains sont d’accord avec le désengagement des terrains de conflits.
Durant les campagnes présidentielles de 2016 et 2020, que ce soit chez les démocrates ou les républicains, on a observé une forte poussée anti-interventionniste, conséquence directe des guerres en Irak et en Afghanistan.
Jusqu’à aujourd’hui, Donald Trump s’est toujours montré anti-interventionniste, malgré des frappes en Syrie durant son premier mandat (2017-2021). Certes, l’attaque américaine sur le territoire iranien peut paraître surprenante, néanmoins, elle n’est pas totalement incohérente avec la politique de Donald Trump, car il n’y aura pas d’Américains engagés au sol et il n’y aura donc pas de soldats qui rentrent dans des cercueils aux Etats-Unis. C’est la ligne rouge à ne pas dépasser pour l’opinion publique américaine. En parallèle, Donald Trump cherche à rester au centre du jeu : avec un côté auto-promotionnel dans les frappes sur l’Iran, il se targue d’être celui qui a détruit le programme nucléaire iranien.
A Washington, le lobby israélien représenté par l’AIPAC a toujours été puissant pour défendre les intérêts israéliens. Certains sénateurs américains suivent d’ailleurs depuis longtemps les recommandations de l’AIPAC pour prendre des décisions qui ont trait à la politique étrangère américaine. Mais lors de la dernière campagne présidentielle, la question de la guerre à Gaza a joué un rôle important dans le soutien à Israël. Les rassemblements sur les campus universitaires, perçus comme antisémites par une partie des Américains, ont été exploités par les Républicains pendant la campagne, accentuant le soutien au gouvernement israélien. Le soutien à Israël a évidemment un impact sur la politique américaine vis-à-vis de l’Iran.
Depuis 1979, l’Iran et les Etats-Unis ont une relation particulièrement conflictuelle dont les raisons sont multiples. Premièrement, durant la révolution iranienne, une cinquantaine d’Américains ont été pris en otages dans l’ambassade américaine, avec toute la symbolique que cela comporte, car une ambassade est censée être un espace de souveraineté dans un pays étranger. L’Iran a alors tout fait pour humilier les Etats-Unis, la prise d’otage a duré 444 jours, jusqu’à la fin du mandat de Jimmy Carter (président des Etats-Unis, 1977-1981). Les otages ont quitté l’espace aérien iranien quelques minutes après l’investiture de Ronald Reagan (président des Etats-Unis, 1981-1989) le 20 janvier 1981. Deuxièmement, l’Iran nourrit un discours anti-américain très fort. Troisièmement, Téhéran soutient des acteurs considérés comme terroristes, notamment le Hezbollah au Liban, le Hamas à Gaza, les Houthis au Yémen, ainsi que diverses milices chiites en Irak et en Syrie, toutes ennemies d’Israël et très hostiles à Washington. Évidemment, la question du nucléaire et de n’importe quelle arme de destruction massive renforcent les velléités entre ces deux pays ennemis. Mais ce point ne prend de l’importance que dans les années 2000. On se souvient bien sûr de l’Irak de Saddam Hussein, qui avait été accusé de posséder des armes de destructions massives, ce qui avait servi d’excuse pour envahir l’Irak en 2003. L’Irak faisait d’ailleurs partie, pour Washington, de l’”axe du mal”, au même titre que la Corée du Nord et l’Iran, tous accusés de financer le terrorisme international. Si le dossier du nucléaire est aujourd’hui le dossier central, il n’est donc pas à l’origine des animosités entre l’Iran et les Etats-Unis.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
Frédéric Heurtebize
Frédéric Heurtebize est maître de conférences en histoire et civilisation américaines à l’université Paris Nanterre, chercheur associé à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et membre du comité de rédaction de la revue Politique américaine.
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