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Entretien avec Frédéric Tissot – Chroniques du Kurdistan et regard sur l’actualité (2/2) : après Daech, quelle place pour les Kurdes et pour la diplomatie française ?

Par Frédéric Tissot, Matthieu Eynaudi
Publié le 20/02/2017 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

Frédéric Tissot

Lire la partie 1 : Entretien avec Frédéric Tissot – Chroniques du Kurdistan et regard sur l’actualité (1/2) : la création du consulat Général de France au Kurdistan irakien

Aujourd’hui au GRK, les Kurdes accueillent des réfugiés arabes, comment se passe leur intégration ? Quelle est la politique d’accueil du GRK ?

Il subsiste effectivement des lois ou des usages qui font en sorte qu’un citoyen irakien arabe ne peut se rendre au Kurdistan irakien s’il n’a pas une caution, un parrain. Les Kurdes irakiens craignent en effet les infiltrations potentielles par des terroristes et ne souhaitent pas que la - petite - démographie de leur territoire soit transformée par ces flux de réfugiés.

En ce qui concerne les chrétiens, ils ont toujours été présents au Kurdistan irakien. L’accueil des chrétiens est également une politique, un outil de communication, mais ce que je retiens, c’est qu’ils ont été accueillis et bien traités. Toutefois en effet, pour les Arabes sunnites, être accueilli se révèle plus compliqué car ils représentent l’ancien occupant.

Le PYD syrien tend à s’imposer de plus en plus comme un interlocuteur légitime, au moins du point de vue de l’Occident. Un bureau du PYD a d’ailleurs ouvert à Paris. Quelle attitude adopter à l’égard du PYD dont on sait qu’il est intrinsèquement lié au PKK, lui-même reconnu comme une organisation terroriste par l’UE et les Etats-Unis ?

La France reconnait le PYD comme une des forces qui lutte contre Daech. Ensuite, en ce qui concerne l’organisation du futur de la Syrie, quelle place pour le PYD ? Est-il une réelle émanation de la population locale ? Je ne le sais pas. Est-il une simple filiale du PKK ? A ma connaissance, en 2004, le PYD n’existait pas (1). Certains diront qu’il est issu du peuple kurde, mais il n’y a jamais eu ni élections ni référendums. Il faudrait donc qu’en Syrie aussi, la France participe à faire émerger une répartition des pouvoirs, une organisation, un gouvernement, qui favorise le respect des minorités et non un découpage sur le modèle de Sykes-Picot.

Il existe un sentiment persistant chez les Kurdes que les puissances occidentales les instrumentalisent pour servir leurs objectifs, puis s’en désintéressent soudainement. Pensez-vous que cela soit toujours vrai ?

Oui, bien sûr, c’est le risque ! Et si les Kurdes ne sont pas en mesure de s’unir, une fois de plus l’Histoire avancera sans eux. Quel est aujourd’hui le front kurde en Irak ? Existe-t-il une classe politique unifiée ? Le PKK, l’UPK, le PDK s’entendent-ils ensemble ? Je crains que non.

Mes inquiétudes sont d’actualité : il y a eu à Astana des pourparlers concernant la Syrie. Il est difficile de savoir si les Kurdes y ont été représentés officieusement ou non et si oui, lesquels. En tout cas, la France a été représentée via son Ambassadeur pour la Syrie.

Il y aura aussi des négociations après Mossoul. Qui sera autour de la table ? Probablement les Etats-Unis, la Turquie, l’Iran et Bagdad (c’est-à-dire le gouvernement central irakien), mais en tout cas, les Kurdes doivent absolument y être. Il faudra décider qui gouvernera Mossoul.

Tous ces enjeux relèvent de la même grande interrogation : une fois Daech défait à Rakka et à Mossoul, que fera-t-on ? Quoiqu’il en soit, des décisions seront prises. Ce qui m’inquiète, c’est qu’elles pourraient éventuellement donner lieu à la redéfinition de certaines frontières, lesquelles encadreront peut-être des entités disposant d’un caractère fédéral encore renforcé. Il y aura, à cette table, une superposition des forces locales, régionales et internationales. Je suis très préoccupé par la place que se feront, à cette table, l’Europe et la France. Je crois que la France a perdu de son aura de puissance qui défendait des valeurs inaliénables comme les droits de l’Homme, l’autodétermination etc. Ainsi, au-delà de la puissance induite par la capacité nucléaire, il serait souhaitable que la France retrouve le rôle de pacificateur qu’elle a toujours eu, pour faire en sorte que les peuples puissent disposer d’eux-mêmes et vivre en paix.

Dans ce contexte, quelle place pour elle ? Elle peut aider les Kurdes et les autres à définir leur futur. Elle a pris, avec Sykes-Picot, une responsabilité colossale et il serait souhaitable qu’elle prenne une place très importante dans la redéfinition de la paix au Moyen-Orient, dans le choix des régimes, des Etats et en accompagnant l’émergence d’un Kurdistan indépendant, car je crois que l’Histoire a montré que ce pays méritait d’exister.

Vous avez parcouru les zones de peuplement kurde pendant des décennies, que pensez-vous de l’actuelle médiatisation des Kurdes ?

En fait, les Kurdes avaient déjà été médiatisés mondialement en 1991, lors de la répression par Saddam Hussein. Aujourd’hui, on découvre en revanche les Kurdes, non plus comme victimes, mais comme combattants, comme ceux qui ont résisté à Daech, qui plus est, pour le compte de l’Occident.
Ainsi, la médiatisation dont ils font l’objet est en effet très importante afin de montrer leur capacité de combat. Mais on évoque très peu leur capacité à diriger et administrer une entité politique. Enfin, on peine à expliquer correctement les enjeux politiques.

En tant que médecin vous avez travaillé presque toute votre vie dans des zones de conflit au Moyen-Orient. On présente aujourd’hui Daech et ses agissements comme inédits, pensez-vous que ce conflit soit réellement différent ?

Oui, déjà les membres de Daech se battent au nom de la religion et leur « califat » a une vocation globale, c’est-à-dire qu’ils envisagent de régir le monde entier. Daech a poussé l’instrumentalisation de la religion, en tant que méthode de combat, encore plus loin que Khomeiny n’a pu le faire. C’est en effet après la révolution islamique d’Iran que l’on a vu l’islam devenir une méthode de pouvoir politique et de combat dans l’histoire contemporaine. Lors de la guerre Iran-Irak par exemple (1980-1988) on a vu des milliers de jeunes bassidjis être envoyés en mission suicide (2).

En revanche, même en Afghanistan, les moudjahidines se battaient avant tout contre l’invasion soviétique (1979-1989). La religion n’était pas le moteur, elle ne faisait pas combattre Ahmed Shah Massoud. Pour le moudjahidine, il s’agissait avant tout de défendre sa terre, sa vallée, par un combat de patriote. Les talibans ont ensuite effectivement souhaité créer un émirat en Afghanistan mais ils étaient, à l’époque, marginaux.

Enfin, sur le plan humain, évidemment, toute guerre contient son lot d’exactions. Mais la mise en scène de la barbarie sur les réseaux sociaux relève en effet du jamais vu. La violence est devenue un outil de communication et nous n’avions jamais observé cela auparavant.

Justement, le conflit syrien est perçu comme un affrontement extrêmement violent, où chacun des belligérants a commis des exactions en toute impunité. Le 20 septembre 2016, par exemple, un convoi humanitaire de l’ONU et du Croissant Rouge qui se dirigeait vers Alep a été bombardé sans qu’aucun responsable ne soit à ce stade désigné alors qu’il s’agit là d’une violation fondamentale des conventions de Genève. Quelle est votre analyse ?

Le conflit syrien est une guerre terrible où rien n’a été respecté. Y aura-t-il, dans le futur, une cour pénale internationale pour juger des actes commis ? Certainement car il y a des preuves, détenues par l’ONU, les journalistes, les citoyens concernant des exactions à tous les niveaux, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre. Une conférence internationale se réunira de toute façon, et elle pourrait le décider. Cependant, ce n’est pas la priorité actuelle. L’urgence est de terminer la guerre en Syrie et en Irak, tout en sachant qu’en Syrie, il coexiste un processus interne et que de l’autre, la communauté internationale qui souhaite - à l’image du discours du Président Trump lors de son discours d’investiture - « aller au bout du monde pour pourchasser les terroristes ».

Pour finir, vous êtes aujourd’hui une des rares voix qui défendent l’interventionnisme pour des raisons humanitaires, alors qu’actuellement, la non-ingérence semble plus séduisante, particulièrement, lorsqu’il est question du Moyen-Orient. Ainsi, quelle est votre vision d’un interventionnisme réaliste ?

Tel que je le conçois, il s’agit d’un interventionnisme issu d’une diplomatie respectueuse des réalités du terrain. Il ne s’agit donc pas de raisonner simplement en termes d’intérêts stratégiques. Nous devons avoir cette capacité d’influence, cette place qui permette un interventionnisme raisonné.

Notes :
(1) En mars 2004, suite à un match de football, un soulèvement a lieu dans la zone de peuplement kurde de Qamishlo dans la province de Hassakeh, au nord de la Syrie. La répression par le parti Baas fit des dizaines de victimes.

(2) Les bassijdis sont une des composantes de forces de sécurité et de défense de la république islamique. Créés lors de la guerre Iran-Irak pour alimenter le flot de volontaires vers le front, beaucoup d’entre eux ont été envoyés au combat sans espoir de retour, voire en mission suicide.

Publié le 20/02/2017


Le docteur Frédéric Tissot est médecin de formation, diplomate et professeur. Jeune docteur, il a choisi la voie de l’action humanitaire à l’issue de son service militaire. Médecin humanitaire au Maroc et en Afghanistan, il porte également secours aux Kurdes d’Iran et d’Irak (1).

En 2006, il perd l’usage de ses jambes suite à un accident survenu au cours d’une mission en Haïti. En 2007, Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, le nomme consul général de France dans la région autonome du Kurdistan irakien, fonction qu’il occupe jusqu’en 2012.

Il enseigne désormais à Sciences Po et a publié en octobre 2016, avec Marine de Tilly, L’Homme debout aux éditions Stock, un ouvrage autobiographique qui est aussi une réflexion sur son engagement humanitaire.


Diplômé d’un master en relations internationales de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Matthieu Eynaudi est actuellement en master à Sciences Po.
Ancien chargé d’études en alternance au ministère de la Défense, il a également travaillé en Turquie au sein d’un think-tank spécialisé en géopolitique et mené des recherches de terrain à Erbil auprès de l’Institut Français du Proche-Orient.
Il a vécu en Turquie et à Chypre. Il s’intéresse particulièrement à la géopolitique de la région ainsi qu’à la question kurde au Moyen-Orient et en Europe.


 


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