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Entretien avec Guillemette Crouzet à l’occasion de la publication de son ouvrage « Genèses du Moyen-Orient. Le Golfe Persique à l’âge des impérialismes (vers 1800-vers 1914) »

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Guillemette Crouzet
Publié le 10/11/2015 • modifié le 17/11/2015 • Durée de lecture : 14 minutes

Guillemette Crouzet

Pouvez-vous revenir sur les raisons de l’impérialisme britannique dans le Golfe au XIXe et au début du XXe siècle ? Quelle est la place de l’Inde dans cette configuration ?

Les raisons de la présence de la Grande-Bretagne et de l’Empire anglo-indien dans les eaux du Golfe évoluent au cours du XIXe siècle.
Mais il faut garder en tête que tout au long de cette séquence, les Indes jouent un rôle central en Asie du Sud et du Sud-Est et se comportent comme une puissance politique agissant de manière autonome par rapport à Londres. Ce rôle ne décline qu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale, lorsque le débat sur le mode de gouvernance de l’Empire britannique bat son plein et que Londres cherche à redéfinir son rôle au Moyen-Orient, face à l’intérêt croissant des Etats-Unis pour cette région. L’impérialisme londonien se fait ainsi davantage présent après 1918 dans le Golfe et ses espaces riverains tandis que Delhi, devenue capitale impériale en 1911, fait face à la montée en puissance du Congrès et voit son rôle en Asie du Sud décliner lentement.

A la fin du XVIIIe siècle, tandis que se font sentir hors d’Europe les conséquences des guerres napoléoniennes, la Présidence de Bombay cherche à étendre son influence dans le Golfe. Bombay, tout comme les Présidences de Madras et de Calcutta se comporte véritablement comme une puissance politique indépendante, tentant de se construire un « mini » Empire maritime. Une importante historiographie a démonté la prise d’indépendance du gouvernement de l’East India Company aux Indes et la construction d’un Empire territorial et maritime à partir du XVIIIe siècle. Il s’agit d’un phénomène majeur qui affecte l’Asie du Sud et du Sud-Est mais aussi l’océan Indien et l’Asie centrale.
Bombay se lance ainsi d’abord à la conquête à la fin du XVIIIe siècle d’un certain nombre de micro-Etats du littoral Ouest des Indes, notamment sur la côte actuelle du Gujarat. Puis la Présidence légitime son intervention dans le Golfe au début du XIXe siècle en bâtissant un discours complexe, dans lequel les tribus sont accusées de pratiquer la piraterie, de perturber le commerce avec les Indes et surtout de nuire à la sacro-sainte liberté des mers. La rhétorique développée par Bombay est empreinte de théories à caractère racial, décrivant les tribus comme vivant hors de ce qui caractériserait la « civilisation » et comme intrinsèquement « violentes ». Selon Bombay, elles attaqueraient les bateaux en mer dans le but de propager l’Islam le plus radical, celui des Wahhabites, qui sont alors très présents dans le sud de la péninsule Arabique. Bombay dénonce également le fait que la tribu des Qawasimis, installée à Ras el Khymah, sur le détroit d’Hormuz, point de passage clef et donnant accès au Golfe, aurait institué une taxe dont devait s’acquitter chaque bateau pénétrant dans les eaux khalijiennes.
Dans Genèses du Moyen-Orient, je démontre que ces accusations de Bombay à l’égard des tribus khalijiennes étaient très certainement totalement erronées et reposaient sur une incompréhension systématique, de la part des Britanniques, du mode de vie des tribus du Golfe. Peut-être une crise économique ponctuelle due à de mauvaises récoltes de dattes ou à des récoltes perlières moins satisfaisantes que de coutume (la pêche perlière et la culture du palmier-dattier étaient les deux secteurs majeurs de l’économie khalijienne), poussa-t-elle les tribus à attaquer quelques bateaux à la fin du XVIIIe siècle, mais ce type d’action fut très certainement fort rare. Des attaques certes violentes, mais ponctuelles eurent peut-être lieu, ainsi qu’il est rapporté dans les archives. Dans Genèses du Moyen-Orient, je développe plusieurs thèses afin d’éclairer les raisons de la construction de ce discours « accusateur » à l’égard des tribus khalijiennes. J’avance l’idée d’une sorte « d’anxiété coloniale » des Britanniques basés aux Indes face aux tribus du Golfe, fondamentalement différentes dans leur mode d’organisation socio-économique et dans leurs pratiques de l’espace. Pour exorciser cette « grande peur », les hommes de Bombay choisirent la violence, seul moyen permettant de précisément réduire à néant l’altérité khalijienne. Pour justifier les expéditions très violentes que Bombay orchestre en 1809 et 1819 dans le Golfe contre Ras el Khymah et les tribus khalijiennes, la Présidence évoque également une menace d’invasion sur les Indes, qui pourrait être orchestrée par la France de Napoléon. Il y eut bien un projet de Napoléon sur les Indes, dont on trouve trace dans sa correspondance avec des généraux lors de l’expédition d’Egypte ou dans d’autres textes, mais sans doute la Présidence choisit-elle de « grossir » les dangers inhérents à l’impérialisme français dans l’océan Indien et en Asie du Sud pour mieux justifier l’extension de sa juridiction dans le Golfe et la construction d’une ceinture de territoires protégeant les Indes – dont le Golfe était perçu comme un maillon stratégique essentiel.
Des traités sont signés avec les chefs des tribus des actuels Emirats arabes unis après le bombardement de Ras el Khymah et ce que l’on peut qualifier d’opérations de nettoyage conduites dans le reste du Golfe en 1809 et 1819. Ces accords permettent d’accroître la présence des Indes dans l’espace khalijien. Selon les clauses des traités, les ports des différentes cités de la partie sud de la rive arabe du Golfe seront désormais inspectés par les bateaux envoyés depuis les Indes qui auront également désormais le droit de patrouiller dans les eaux khalijiennes et dans celles de l’océan Indien à la recherche d’esclaves acheminés depuis la corne de l’Afrique ou Zanzibar. Les anciens comptoirs commerciaux de l’East India Company, fondés au XVIe siècle, - juste après qu’Elizabeth Ière ait signé la charte royale qui avait donné naissance à la Compagnie -, se transforment donc en de véritables postes diplomatiques, recevant leurs ordres des Indes.
On peut donc dire qu’au début du XIXe siècle, le Golfe constitue une « marge » pour Bombay. L’espace khalijien est en quelque sorte l’extrémité d’un vaste couloir maritime de territoires en Asie de l’Ouest et dans le sub-continent que la Présidence cherche à dominer. Ensuite, au cours du XIXe siècle, d’autres traités sont signés par les Indes avec les chefs des tribus khalijiennes. Pour les Indes, le Golfe est alors une frontière, protégeant les Indes. Le Golfe a la même fonction que d’autres espaces-parties intégrantes du glacis protecteur des Indes, comme l’Afrique de l’Est, le nord-ouest des Indes, la Birmanie, ou encore l’Afghanistan. Par les patrouilles des bateaux, par la mise en place d’opérations cartographiques de vaste ampleur, par la lutte contre la traite d’esclaves, les Indes, parfois aidées de Londres, s’affirment dans le Golfe, associant parfois aux différentes politiques menées les puissances régionales. La protection des Indes et la construction d’un Empire en Asie du Sud-Est et du Sud est donc une véritable obsession pour Calcutta tout au long XIXe siècle.

Mais à ces raisons politiques et géostratégiques s’ajoutent aussi des intérêts économiques. Le Golfe est ainsi perçu par les Indes comme un vaste couloir de circulation, permettant de mettre en connexion la Méditerranée avec l’océan Indien, mais surtout l’Asie du Sud avec l’Europe, les Indes avec la péninsule Arabique et l’Asie centrale. Dès les premières décennies du XXe siècle, Calcutta et Bombay tentent de mettre en place une ligne de steamships sur l’Euphrate et dans le Golfe afin de précisément structurer ce couloir de circulation. Certains espaces riverains du Golfe, comme le sud-ouest de la Perse sont aussi envisagés comme de possibles débouchés pour les produits britanniques et anglo-indiens.
En outre, il faut également avoir en tête l’idéologie qui préside à l’impérialisme britannique et anglo-indien dans le Golfe. Il n’y a pas à proprement parler de « mission civilisatrice » britannique dans cet espace de l’Empire, comme dans le reste d’ailleurs. C’est au contraire dans la violence que les Britanniques cherchent à transformer les tribus et les populations du Golfe en des sujets de l’Empire. De plus, en s’installant dans le Golfe, ils se pensent les héritiers des Empires qui les ont précédés dans le Golfe. Au nord du Golfe, non loin de ce centre idéologique que constituent les Indes, se trouve le centre imaginaire de l’Empire britannique, la Mésopotamie, où près de Bassorah, on pourrait rencontrer ce qui avait été le Jardin d’Eden.

D’autres Etats ou empires ont-ils eu des visées sur le Golfe ?

Plusieurs puissances, occidentales et non occidentales ont des visées sur le Golfe tout au long du XIXe siècle. Surtout, précisons que même si l’impérialisme britannique donne une certaine « unité » à l’espace khalijien dans la violence, les pouvoirs locaux et régionaux demeurent en place. Tous cherchent à exercer une certaine influence. Les pouvoirs anglo-indiens ne constituent qu’une super-structure, « coiffant » une mosaïque de micro et macro-pouvoirs.

Il faut d’abord voir que la Perse, malgré le relatif effondrement du pouvoir central de Téhéran sous la dynastie qadjare, demeure jalouse de ses intérêts dans le Golfe, notamment sur certaines îles plus ou moins proches du littoral perse, mais aussi sur Bahrein, en raison notamment de la présence d’une importante communauté chiite. Il faut ensuite considérer la puissance wahhabite, en émergence dès les premières décennies du XIXe siècle, qui cherche à s’installer sur la portion nord-ouest du littoral arabe. Lorsque Mehmet Ali prend son indépendance face à Constantinople et lutte contre la montée en puissance des Al Saoud, il cherche également à mettre la main sur le Golfe.

L’Empire ottoman est aussi une puissance majeure qu’il ne faut pas oublier. Si l’on est rigoureux, à la fin du XVIIIe siècle lorsque Bombay se lance à la conquête de l’espace khalijien, les petits Etats de la côte Arabe du Golfe font partie de l’Empire ottoman, et ce depuis le XVIe siècle. Néanmoins, le pouvoir central de Constantinople et celui régional de Bagdad ne se font guère plus sentir, jusque vers 1870 environ. Dans le contexte des grandes réformes qui sont menées à Constantinople, - les Tanzimats -, Bagdad met en œuvre le retour de la Porte dans le Golfe. Loin d’être l’homme malade de l’Europe, l’Empire ottoman est très actif dans le Golfe et ses espaces riverains à la fin du XIXe siècle. Mais Calcutta et Londres - qui cette fois est très présent aux côtés des Indes - tentent de bloquer toute tentative de présence ottomane dans le Golfe. Le « come back » de la Porte dans les eaux khalijiennes est le prétexte choisi par les Indes et Londres pour orchestrer la « conquête » du Nord du Golfe, aussi appelé « Upper Gulf ». A la veille de la Première Guerre mondiale, via un complexe jeu de traités et d’alliances, seul le Qatar échappe à la mainmise britannique.

La Russie est un autre acteur majeur dans ce jeu impérial. Dans le cadre de ce que l’on a appelé le « Great Game », les Russes se taillent la part du lion en Perse et mettent la main, après plusieurs guerres et un complexe appareil de traités, sur le nord du pays. Ils ont également des vues sur le Golfe et dans les années 1860, l’inquiétude de Calcutta et de Londres est à son comble lorsque des bâtiments russes croisent dans le Golfe et mouillent dans les ports perses.

Citons également les Français que le Golfe intéresse à deux « moments » distincts. Tout d’abord à la fin du XVIIIe siècle, dans le contexte des projets napoléoniens sur les Indes et l’océan Indien. La France dépêche alors plusieurs missions diplomatiques en Perse et signe un traité d’amitié avec le Sultan omanais. Puis, à la fin du XIXe siècle, Paris choisit de rouvrir le vice-consulat de Mascate. Oman est alors envisagé comme une étape sur une route de navigation qui mène de Suez, en passant par Obock et le nord de l’océan Indien, à l’Indochine française, en connexion avec les comptoirs français des Indes. Les tensions entre la France et les Indes sont à leur comble à la fin du XIXe siècle, lorsque Paris cherche par des biais différents, à s’affirmer comme le rival de la Grande-Bretagne en Oman. Le représentant diplomatiques français envoyé par Paris et celui dépêché par les Indes rivalisent pour s’attirer la bienveillance du Sultan.

Enfin, à la fin du XIXe siècle, une dernière puissance cherche à s’installer dans le nord du Golfe : l’Allemagne. Dans le cadre du projet du Bagdadbahn, Berlin veut faire du Koweït le terminus de cette vaste ligne de chemin de fer connectant Constantinople avec le Golfe. Les intérêts économiques allemands se développent très fortement dans le Golfe.

Mais il faut bien remarquer que la présence d’autres puissances occidentales est un moyen pour les Indes de justifier le renforcement de leur présence. Une « rhétorique de l’angoisse » évoquant une invasion française, russe ou même allemande sur les Indes est une constante sur le long XIXe siècle.

Comment le Golfe est-il finalement à l’origine de ce « Moyen-Orient » ?

Peut-être faut-il mieux dire que le Golfe est au centre de ce Moyen-Orient que crée la politique anglo-indienne en Asie de l’Ouest. Genèses du Moyen-Orient démontre comment l’impérialisme anglo-indien dans le Golfe et ses zones riveraines est à l’origine de la construction d’un espace… qui de marge, de frontière des Indes, se mue en un centre presque autonomisé à la veille de la Première Guerre mondiale. Cet espace central est le Moyen-Orient, un monde composite, constitué de territoires aux statuts politiques et administratifs divers, mais unifié par la super-structure anglo-indienne. Les Indes ont en quelque sorte donné une cohérence à ce monde de diversité.

Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, alors que le pétrole a été découvert en 1908 au Nord-Ouest de la Perse, l’espace du Moyen-Orient sous domination britannique s’agrandit avec les mandats transjordaniens et palestiniens. Mais c’est désormais Londres qui orchestre la politique britannique dans cet espace, et là réside le changement majeur par rapport au XIXe siècle. En ce sens, 1914 marque donc bien une rupture fondamentale dans l’histoire de l’impérialisme britannique et anglo-indien au Moyen-Orient. Les raisons de ce changement sont très complexes, et le contexte international oblige Londres à redéfinir son rôle « impérial ». L’impérialisme se teinte d’universalisme, en raison de l’émergence des Etats-Unis comme un acteur majeur du jeu politique régional au Moyen-Orient, mais également global.

Surtout Londres fait du Moyen-Orient un objet central de sa politique en raison des liens étroits entre certaines administrations impériales et les compagnies pétrolières qui exploitent de ce qui est déjà un « or noir », le pétrole.

Dans quelles régions les Britanniques se sont-ils installés ?

Dans cet espace du Moyen-Orient que le journaliste britannique Valentine Chirol et l’amiral américain Alfred Thayer Mahan définissent comme s’étendant de l’Egypte à l’Asie centrale, les Britanniques exercent une influence presque partout, même si elle est de nature différente selon les zones. L’impérialisme britannique, « formal » ou « informal » pour reprendre les concepts de l’historiographie anglo-saxonne, motivé par des visées économiques ou politiques, est une donnée à prendre en compte en Egypte, dans la Péninsule Arabique, en Perse, en Asie Centrale et dans l’océan Indien. Les outils utilisés par les Britanniques pour instaurer et maintenir cette domination sont nombreux. Traités, patrouilles navales, lignes de navigation à vapeur, représentants de sociétés britanniques, agents diplomatiques ou voyageurs, autant de figures et de moyens de cet impérialisme britannique et anglo-indien au Moyen-Orient sur le long XIXe siècle. Dans Genèses du Moyen-Orient, je démontre, en me démarquant de l’historiographie, comment le XIXe siècle fut dans le Golfe et ses espaces riverains un siècle d’impérialisme anglo-indien « continu ».

Comment cette présence fut-elle perçue par les populations du Golfe ?

Il est peu aisé de répondre à cette question, étant donné l’absence de sources locales. L’historien qui s’intéresse à la région du Golfe s’appuie quasi essentiellement sur les archives laissées par la présence britannique. Il ne faut pas négliger l’extrême violence initiale de l’impérialisme anglo-indien, lorsque Bombay bombarde Ras-El Khymah en 1819, comme je l’ai indiqué plus haut. Il ne faut pas non plus oublier le contrôle qui est exercé par les Indes sur cet espace, à travers notamment les patrouilles maritimes. Néanmoins, les populations locales trouvent, sans doute dans les interstices que laisse libres la super-structure politico-administrative anglo-indienne, des moyens de résister. Les trafics unissant le Golfe avec les espaces riverains, continuent de perdurer. Les Britanniques peinent ainsi à mettre un terme au commerce d’esclaves. Ils doivent également faire face à la fin du XIXe siècle à un vaste trafic d’armes qui met en connexion le Golfe avec la frontière nord-ouest des Indes, alors en rébellion contre Calcutta. Les populations khalijiennes trouvent dans la contrebande d’armes précisément un moyen d’occuper l’espace, tandis que Mascate devient un entrepôt pour les armes et les munitions d’importance régionale, où des aventuriers français notamment, viennent tenter leur chance et faire fortune.

Comment la région du Golfe s’insère-t-elle sur les plans territorial, maritime et économique avec les autres espaces ?

Bien avant l’arrivée des Britanniques au XIXe siècle, le Golfe déjà était connecté, par un complexe jeu de flux commerciaux et de réseaux et en raison de son appartenance au « système » de l’océan Indien à des espaces divers, comme la péninsule Arabique, l’Asie du Sud et du Sud-Est, l’Asie centrale et l’Afrique de l’Est. En raison de sa position géographique, le Golfe se situait véritablement à l’intersection de différentes voies de commerce, que les empires qui s’étaient succédés dans la zone avaient cherché à développer et à complexifier. L’actuelle politique des Emirats arabes unis, qui consiste, entre autres, à développer le hub aéroportuaire de Dubaï, les ports des Etats et les lignes des compagnies aériennes Etihad ou Emirates Airline, perpétue en quelque sorte cette tradition.

La profondeur des connections est une donnée à vraiment souligner, en raison des ramifications du commerce caravanier vers la péninsule Arabique ou l’Asie centrale, mais aussi en raison d’une navigation maritime rythmée par les vents de mousson. Il existait un réel habitus marchand des populations du Golfe, commerçant avec des espaces aussi lointains que l’actuelle Malaisie ou Indonésie. L’impérialisme britannique dans le Golfe et l’océan Indien vint dès la fin du XVIIIe siècle perturber ces flux humains et commerciaux, mais sans que ces derniers ne cessent pour autant d’exister.

En outre, Genèses du Moyen-Orient démontre comment au XIXe siècle, le Golfe fut un espace à la fois mondialisé et régionalisé, deux processus non pas contradictoires, mais bien concomitants ou synchrones. Les flux de deux produits, les dattes et les perles, en sont la preuve. Les perles et la nacre du Golfe étaient au XIXe siècle exportées non seulement vers les Indes et l’Empire ottoman, pour servir à fabriquer bijoux, parures et objets précieux, mais aussi vers l’Europe, pour alimenter une industrie bien particulière, celle des boutons, alors fabriqués avec de la nacre. La vogue des perles, popularisées par certaines figures, à commercer par la reine Victoria elle-même, entraîna un boom des exportations des perles du Golfe vers l’Europe et les Etats-Unis à la fin du XIXe siècle. Les pêcheries de perles du Golfe furent les plus mondialisées, alors qu’il existait d’autres zones de production, comme l’Australie ou Ceylan. Elles connurent un déclin important avec l’invention de la perle de culture, par le japonais Mikimoto.

Avec les flux de dattes, on observe le même phénomène. Les dattes, produites dans des oasis localisées dans les espaces riverains du Golfe, furent exportées tout au long du XIXe siècle vers l’Europe, les Indes et les Etats-Unis. Elles devinrent ainsi un produit phare de la cuisine victorienne, avec des recettes de pâtisseries comprenant toutes des dattes. Les exportations vers les Etats-Unis déclinèrent à la fin du siècle, avec l’avènement d’une culture dattière irriguée en Californie, fortement encouragée par l’Etat américain.

Les raisons de la présence britannique ont-elles évolué à l’approche de la Première Guerre mondiale ?

Non pas vraiment. Certes les Indes et Londres cherchent à renforcer leur présence dans le Golfe en raison de la menace de l’impérialisme allemand, mais les raisons de la présence britannique n’évoluent pas encore, même si le pétrole a été découvert en 1908 à quelque centaines de kilomètres du littoral khalijien, dans les montagnes du Zagros du nord-ouest de la Perse. Elles vont évoluer après la Seconde Guerre mondiale, je le répète, parce que le contexte international et régional est totalement différent. L’impérialisme anglo-indien décline, en raison de la montée en puissance du Congrès et des débats sur le mode de gouvernance des Indes. Londres doit désormais tenir compte de la présence des Etats-Unis au Moyen-Orient, qui tentent d’avoir accès à une ressource dont on mesure désormais l’importance, le pétrole. Or, si Londres cherche précisément à renforcer son autorité au Moyen-Orient, c’est précisément en raison des gisements d’or noir, que l’on découvre peu à peu et que l’on commence à exploiter. Depuis les débuts de l’aventure pétrolière au Moyen-Orient, les administrations londoniennes et les sociétés pétrolières impliquées en Perse et dans le nord du Golfe entretenaient des liens extrêmement étroits, et notamment financiers. Londres depuis le départ a encouragé l’aventure britannique au Moyen-Orient. On peut dire qu’avec le pétrole se développe une nouvelle forme d’impérialisme dans le Golfe et ses espaces riverains, tout aussi violent que celui qui a marqué le XIXe siècle.

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Publié le 10/11/2015


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Guillemette Crouzet, agrégée d’histoire, docteur en histoire contemporaine de l’Université Paris-Sorbonne, est actuellement Max Weber fellow à l’Institut universitaire européen de Florence.
Spécialisée dans l’histoire de l’Empire britannique, elle vient de publier son doctorat sous le titre Genèses du Moyen-Orient. Le Golfe Persique à l’âge des impérialismes (vers 1800-vers 1914) chez Champ Vallon (collection « Epoques »).
Site de Guillemette Crouzet : http://www.mwpweb.eu/GuillemetteCrouzet/


 


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