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Entretien avec Hamit Bozarslan - À propos de « L’anti-démocratie au XXIe siècle. Iran, Russie, Turquie » (1/2)

Par Claire Pilidjian, Hamit Bozarslan
Publié le 29/12/2021 • modifié le 31/12/2021 • Durée de lecture : 4 minutes

Hamit Bozarslan

Quels sont les critères sur lesquels s’appuie la définition et quel est l’intérêt herméneutique de ce concept ?

Je suis parti du constat d’une confusion ou d’une profusion conceptuelle, qui me semble intéressante en tant qu’elle est révélatrice de la diversité d’un phénomène difficile à analyser. Parmi ces nombreux concepts, citons le populisme, le souverainisme ou encore l’autoritarisme démocratique. Cette palette doit être conservée. En même temps, il me paraissait que ces concepts ne s’appliquaient pas à l’analyse de certains régimes, notamment les régimes turcs, russes et iraniens sur lesquels j’ai travaillé. L’anti-démocratie s’imposait comme un concept adéquat pour une raison simple : ces trois régimes se considèrent comme des alternatives radicales, nationales, impossibles à dissoudre dans un universel, viriles, à la démocratie. Il y a quelque chose de parfaitement assumé de ce point de vue : la démocratie libérale est considérée comme universelle, mais aussi corrompue, alors que le régime strictement national est défendu en tant qu’il est irréductible à toute autre forme.

Le premier élément de définition de ces régimes réside dans leur insistance sur l’ontologie. La nation est considérée comme ontologiquement pure, qui traverse les siècles et leur survit, permettant à la nation de rester irréductible à toute autre composante. L’autre, c’est-à-dire l’Occident, est également déterminé ou défini par une ontologie, mais cette dernière serait corrompue par elle-même et corruptrice du reste du monde. Il est important de noter que le discours anti-occidental porté par ces régimes est très éloigné du discours anti-impérialiste ou anticolonial qui s’entendait dans les années 1960-1970. Ce dernier visait à reconstituer l’universel sur une base égalitaire, alors que ces trois régimes partent du principe que l’égalité n’est pas possible, parce que l’ontologie de l’Occident est radicalement différente de la leur.

Le deuxième élément est la définition de la politique, en interne comme en externe, comme une activité de guerre. La nation est caractérisée par une homogénéité absolue. Au-delà, la nation ne peut réaliser la mission historique qui lui a été confiée à l’aube de l’humanité qu’à travers la guerre. La guerre est considérée comme un droit légitimé par l’histoire, qui dote ces nations d’une mission, et par la nature. En interne, l’opposition, qui n’est pas totalement supprimée, fait l’objet d’une inimitié absolue, tandis qu’en externe, la guerre s’affiche comme une pratique permanente. Il ne s’agit pas d’une guerre contre l’Occident, qui serait difficile, mais d’une guerre permanente dans les périphéries de la nation : au Kurdistan syrien, au Kurdistan irakien, dans le Haut-Karabakh, en Géorgie, en Ukraine, au Liban ou en Irak. La puissance de nuisance est utilisée à son maximum. Le refus de concevoir le politique comme un régime de consensus et de dissensus et de légitimer la conflictualité interne est donc un élément de définition de ces régimes.

Le troisième élément de définition de l’anti-démocratie est la fusion totale, charnelle, entre le leader et la nation. Le leader est considéré non pas comme représentant de la nation durant son mandat, mais comme définissant, incarnant la nation, à la fois dans son passé et son avenir. La nation ne peut exister par elle-même. Elle ne peut qu’être incarnée. Le jeu d’incarnation est extrêmement subtil, parce que la nation métahistorique est la seule source de légitimité, mais elle la délègue totalement à un seul homme qui l’incarne. Dans cette perspective, les institutions sont considérées comme des entraves à la fusion charnelle entre la nation et son leader, sans être totalement supprimées. Il peut même exister des institutions que l’on pourrait qualifier de démocratiques sur le plan formel, mais elles sont vidées de tout contenu.

Enfin, le quatrième élément de définition porte sur les structures de pouvoir de ces régimes. La nation est incarnée dans une sorte de « Führerprinz », expression utilisée dans le cas de l’Allemagne nazie : le führer est l’alpha et l’oméga, l’origine et l’horizon, dont la parole ne peut être contestée. Derrière lui, cependant, des structures de pouvoir forment une polycratie. Cette coalition d’un ensemble d’acteurs compose le système. Ces acteurs sont à la fois des acteurs pouvant être intégrés, sous forme d’une kleptocratie étriquée pouvant inclure des partisans, dans le cas de la Russie notamment, mais aussi de plus en plus intégrant des acteurs militaires. Les trois régimes sont extrêmement paramilitarisés. La violence qui est censée émaner de la nation et lui permet de faire la guerre est en réalité déployée par ces paramilitaires.

Qui forme cette polycratie dans les trois régimes que vous avez étudiés ?

Cette polycratie ne se matérialise pas dans des institutions précises, mais quelques exemples peuvent être donnés. Dans le cas de la Turquie, la bande des cinq regroupe cinq kleptocrates qui contrôlent l’essentiel de l’économie. De nouvelles forces de police et de la gendarmerie se sont constituées sous le nom de forces spéciales. Ces dernières recrutent pour l’essentiel au sein de la droite radicale. De la même manière, la police de proximité en Turquie est désormais une police extrêmement militarisée, avec des prérogatives judiciaires et sécuritaires. C’est une police armée.

En Iran, les Pasdaran, les gardiens de la révolution, constituent une force militaire et paramilitaire formée d’emblée comme alternative à l’armée nationale. Le budget des Pasdaran est quatre fois plus élevé que celui de l’armée. Les Pasdaran constituent le premier groupe économique du pays, parce que leur domaine d’activité ne se limite pas au domaine de la défense de la patrie.

Enfin, en Russie, un système analogue s’observe. Le nombre d’oligarques est extrêmement limité, et en parallèle existent les silovikis les hommes de renseignement, ou les hommes de l’appareil sécuritaire, qui sont aussi doublés en quelque sorte par une force cosaque, ou caucasienne.

Les exemples peuvent être multipliés. Ces structures ont à la fois une existence institutionnelle et en même temps ne trouvent pas leur sens dans les institutions qui les forment.

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Publié le 29/12/2021


Docteur en histoire et en science politique, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Hamit Bozarslan est, entre autres domaines de recherche, spécialiste de l’histoire de la violence au Moyen-Orient.
Il est notamment l’auteur de Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2011 ; Conflit kurde, Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009 ; Une histoire de la violence au Moyen-Orient, De la fin de l’Empire ottoman à al-Qaida, Paris, La Découverte, 2008.


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


 


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