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Entretien avec Hamit Bozarslan – Le point sur la Turquie à l’issue du référendum du 16 avril 2017 (1/2)

Par Hamit Bozarslan, Matthieu Eynaudi
Publié le 26/04/2017 • modifié le 27/02/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Hamit Bozarslan

Alors que beaucoup d’élus kurdes de Turquie – appartenant au parti HDP – sont emprisonnés ou démis de leurs fonctions, que reste-t-il des capacités politiques des Kurdes de Turquie aujourd’hui ?

Il reste beaucoup de choses. Tout d’abord, le parti du HDP n’est pas encore interdit, même si ce n’est pas à exclure à l’avenir. Ensuite, exception faite des cas problématiques des localités de Muş et Bitlis où les fraudes auraient été massives, les résultats du référendum du 16 avril 2017 ont montré une très forte capacité de résistance de l’électorat kurde, qui a en majorité voté contre le projet de présidentialisation du régime. De la même façon, le Newroz (1) a été célébré massivement. Surtout, même si les municipalités sont aujourd’hui complètement paralysées (car il ne reste pratiquement plus de maire élu en fonction, remplacés par des administrateurs provisoires), la résistance civile est là. Enormément de formes de résistance s’expriment quotidiennement, notamment la résistance civile et la résistance pacifique, à travers les cercles littéraires et de création artistique. Le cercle de l’édition également, se porte bien malgré tout – non pas l’édition de presse qui est interdite mais l’édition de livres – donc la langue et son apprentissage continuent d’exercer une influence importante.

Donc effectivement, il y a d’un côté plusieurs milliers de prisonniers politiques et le parti HDP est partiellement paralysé, mais de l’autre côté, les ressorts de mobilisations sont toujours là. Le parti continue d’exister ainsi que les associations mais il y a avant tout énormément de réseaux informels, de solidarité etc.

Dans ce contexte, qui incarne encore le parti HDP ?

Environ 35 députés du HDP n’ont pas encore été arrêtés et les militants qui sont en prison sont remplacés par d’autres. Les cadres qui prennent le relai n’ont sans doute pas le charisme des dirigeants incarcérés, mais celui de Selahattin Demirtaş (2), par exemple, se transfère par délégation sur des leaders moins connus. D’autre part, des personnalités comme Osman Baydemir (3) ou Mithat Sancar (4) sont extrêmement populaires. Il subsiste donc un charisme collectif. Et beaucoup des cercles de mobilisation et de socialisation ne dépendent pas du parti directement, cette autonomisation participe à la résilience des capacités politiques kurdes.

Concernant la libération des cadres emprisonnés, là encore, il est très difficile de prévoir ce qui se passera en Turquie, et je crois d’ailleurs que leur sort ne sera pas nécessairement lié à l’évolution de la question kurde. Nous sommes dans une configuration où le pouvoir n’arrive à se maintenir que grâce à une fuite en avant perpétuelle, par des crises incessantes dont les responsables désignés sont des ennemis de l’extérieur et des ennemis de l’intérieur : les « traitres ». Beaucoup de gens pensent que les prochains milieux visés seront internes à l’AKP lui même. Ainsi, dans ce contexte, il est difficile de savoir quels seront les prochains pas entrepris par le pouvoir.

Je crois qu’il y a aussi une dimension syrienne et irakienne qui joue un rôle important. Le Président Erdoğan souhaite poursuivre l’intervention militaire en Syrie, alors que la présence des Russes et des Américains endigue complètement une quelconque avance militaire turque. Une opération terrestre contre le PKK au Kurdistan irakien est aussi régulièrement évoquée.

Ces facteurs impacteront nécessairement sa politique kurde en interne. Mais nous sommes dans une imprévisibilité totale. Le pays est un « bateau ivre » qui navigue à vue en provoquant sans cesse des crises qu’il ne parvient plus à gérer.

Quelles distinctions faites-vous entre les différentes générations de militants kurdes (concept de génération « en 8 », chaque huitième année d’une décennie) et quelles sont les caractéristiques de la génération actuelle ?

Pour comprendre ces caractéristiques, il faut se pencher sur ce qui se passe en Turquie, mais également au Moyen-Orient.

En Turquie, on parle traditionnellement de deux générations politiques : la génération 1968, qui dérive du phénomène politique de l’année 1968 qui s’étend à travers l’Europe et en Turquie. Elle désigne des individus nés en 1947, 1948 et 1949 qui deviennent actifs politiquement ou rentrent dans la dissidence autour de leur vingtaine. Dix ans plus tard, le même phénomène affecte la génération 1978, c’est-à-dire, des individus nés plus ou moins en 1957 et 1959, qui deviennent politiquement actifs à la fin des années 1970. Ensuite cependant, il y a une rupture dans la Turquie elle-même, liée en partie au coup d’Etat de 1980 qui exerce un traumatisme extrêmement durable. La chute de l’URSS joue un rôle immédiat car la fin du régime militaire et de ses prolongements en Turquie correspond également à la fin des régimes socialistes à travers le monde. En conséquence, il y a globalement une décroissance de mobilisation qui s’explique par ce fait là, mais également par la progression du néo-libéralisme. Cependant, au Kurdistan turc, il y a non seulement une génération 1968 et 1978 encore active, à laquelle s’ajoute dans les années 1980 une contestation armée et une mobilisation nationale qui donnent naissance à d’autres générations politiques, par exemple : dès 1988 une nouvelle génération politique émerge. La mobilisation est donc permanente, qui explique qu’environ tous les 10 ans, il y a un renouvellement. Les dates en « 8 » sont ainsi une allégorie à laquelle le phénomène ne correspond pas nécessairement précisément, cependant, il est permanent. Il y a ainsi un renouvellement constant, un rajeunissement du mouvement. Et la féminisation du mouvement kurde s’explique également par cette mobilisation. Elle ne signifie pas que la société kurde est moins conservatrice que les autres du Moyen-Orient, mais plutôt que la politisation constante provoque à la fois le rajeunissement et la féminisation.

En ce qui concerne la génération actuelle, elle semble avoir en effet émergé avec un peu d’avance, sur le phénomène « 8 ». Cela est le produit des manifestations massives de 2014 (Kobané), 2015 (les batailles urbaines) et 2016 (les répressions post-putsch), qui ont accéléré la politisation et la mobilisation. Il y a donc une conscientisation précoce et la génération qui a aujourd’hui entre 15 et 16 ans, est extrêmement engagée.

Alors justement, de l’avis de plusieurs observateurs, le PKK semble avoir échoué à faire éclater une insurrection généralisée dans le Sud-Est turc, l’organisation a-t-elle perdu de sa capacité de mobilisation ?

Certainement pas et je l’affirme d’autant plus que je n’ai aucune proximité avec le PKK. Tout d’abord, je ne suis pas certain que le PKK ait eu une stratégie d’insurrection urbaine. Les résistances qui se sont produites dans beaucoup de villes à majorité kurde, à vrai dire, n’étaient pas dues au PKK mais s’expliquent par des dynamiques extrêmement localisées à la jeunesse elle même. On a d’ailleurs vu que dès que le PKK est entré en action, par ses moyens de guérilla classique, le bilan a été autrement plus lourd pour les forces de sécurité (les chiffres sont de l’ordre 1200 morts en un an). Le PKK garde donc intacte sa capacité de combat. En second lieu, si on prend en compte l’engagement strictement militaire, il y a eu très probablement une grande participation à la guérilla du PKK et visiblement, celui-ci n’arrive plus à gérer la multitude des demandes de participation. Ce phénomène est reconnu par les autorités turques elles-mêmes. La répression a donc renforcé, de ce point de vue, le PKK en tant qu’acteur de référence de la mobilisation. De plus, le PKK est devenu, encore davantage, un acteur régional. Il l’avait déjà été, mais dans un contexte qui ne lui était pas toujours favorable. Or aujourd’hui, en Syrie, avec son organisation sœur du PYD, le PKK a un ancrage territorial, une surface internationale négociée directement ou indirectement avec les Américains, l’OTAN, la Russie. De plus, le PKK s’inscrit dans une stratégie de proximité avec l’Iran dans le cadre de la guerre froide que se livrent Ankara et Téhéran. Le PKK est également très présent en Irak, dans la région autonome du Kurdistan irakien, à la fois militairement mais également en terme d’image puisqu’il y bénéficie d’une opinion très favorable. Ainsi, lorsque tous ces éléments sont mis bout à bout, il m’apparaît très difficile de conclure que le PKK serait en perte de vitesse.

Justement, les soutiens internationaux du PYD syrien lui ont récemment évité une escalade armée avec la Turquie (autour de Menbij). Quelle est votre analyse de la situation ?

Tout d’abord, je crois que les Américains n’ont aucune confiance dans la Turquie. Chacun se souvient de cette proximité entre Ankara et l’organisation de l’Etat islamique, de cette période où la Turquie est devenue un point de passage pour les djihadistes du monde entier vers la Syrie. En second lieu, la Turquie n’a pas caché son intention de combattre la résistance kurde plutôt que de détruire l’organisation de l’Etat islamique en Syrie. La Russie aussi se méfie de la Turquie. Cette dernière a plus ou moins capitulé devant la Russie et ce que l’on a désigné comme un « rapprochement stratégique » n’a visiblement pas eu lieu.

Ainsi, la Turquie est traitée comme un « Etat voyou », qui est à la fois incontournable mais qu’il est nécessaire de contenir. Il y a donc une volonté d’endiguer sa capacité de nuisance, ce qui explique que les Etats-Unis et les Russes - qui ont des stratégies qui ne sont pas nécessairement complémentaires - arrivent à se retrouver sur cette volonté de limiter l’influence de la Turquie. Je crois qu’il y a aussi un autre facteur extrêmement important à retenir, c’est que « l’Armée Syrienne Libre » que la Turquie soutient actuellement à travers son opération « Bouclier de l’Euphrate » n’est plus du tout l’armée syrienne de l’été 2011. L’ASL de « Bouclier de l’Euphrate » est constituée de militants plus ou moins islamistes, antiaméricains, sans doute définitivement antirusses, qui n’ont pas fait leurs preuves militaires et ont subi beaucoup de pertes au cours de leur avancée, alors même qu’il y a eu peu de combats. Ce n’est pas une armée professionnelle et les Russes se méfient beaucoup de cette « armée » qui leur est hostile.

Ainsi, cet appui au PYD syrien ne serait que pragmatique ?

Là encore, c’est imprévisible. Le conflit syrien change de nature pratiquement chaque été et nous n’avons pas d’éléments pour penser la Syrie de demain, pas plus que nous n’en avons pour penser l’Irak de demain. Il est globalement certain que ni l’Irak ni la Syrie ne se reconstitueront comme des Etats westphaliens. Il y aurait donc une reconfiguration qui ne supprimera peut être pas les frontières mais inévitablement, ces pays là, s’ils survivent, seront repensés. Et peut-on repenser ces pays sans prendre en compte le facteur kurde ? Il a des capacités militaires et une importance numérique croissante – en Syrie, les Kurdes constituaient 10% de la population, cependant l’exode des réfugiés tendrait a renforcer leur proportion au sein de la population syrienne. Ainsi, le soutien actuel relève peut être d’une instrumentalisation mais il n’y a pas que cela. De plus, toute cette configuration pourrait changer dès demain.

En ce qui concerne la Syrie, tout est suspendu, ajourné. Ainsi, tous les acteurs tentent de se doter d’une durabilité, qui est aussi la capacité de maitriser le temps et l’espace. C’est en suspension totale car personne n’arrive à élaborer de stratégie à long terme. Mais le fait même de pouvoir durer dans le temps est, en soi, extrêmement important. Après, chacun sait que la ligne idéologique du PKK est intenable. Mettre en place les théories de Murray Boochkin, l’anarcho-marxisme dans un espace économique dévasté ne sera pas possible sans passer par une dictature. D’ailleurs, dans le Gouvernement Régional du Kurdistan irakien, le modèle adopté est la militarisation de la société (car il n’y avait pas d’autre solution) et le modèle néolibéral.

Lire la partie 2 : Entretien avec Hamit Bozarslan – Le point sur la Turquie à l’issue du référendum du 16 avril 2017 (2/2)

Notes :
(1) Le nouvel an persan, célébré par les Kurdes et devenu une manifestation culturelle identitaire.
(2) Co-Président du parti, figure de proue et candidat du HDP à l’élection présidentielle de 2014.
(3) Ex-maire HDP de la ville de Diyarbakır.
(4) Député HDP de Mardin.

A lire également sur ce thème sur Les clés du Moyen-Orient :

 Entretien avec Tancrède Josseran - Le point sur la Turquie et le referendum du 16 avril 2017

 Entretien avec Jana J. Jabbour – Analyse du résultat du référendum et de ses conséquences, notamment sur la politique étrangère de la Turquie

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 Entretien avec Hamit Bozarslan - Nouveaux acteurs, échec des Etats, repli identitaire : le Moyen-Orient après les révolutions

 Entretien avec Hamit Bozarslan - La notion de Moyen-Orient

 Entretien avec Hamit Bozarslan – Le nouvel autoritarisme turc et ses répercussions sur la scène politique internationale

 Entretien avec Hamit Bozarslan – Résultats des législatives, relations avec la Russie, alliances régionales, flux migratoires : le point sur la Turquie

Publié le 26/04/2017


Docteur en histoire et en science politique, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Hamit Bozarslan est, entre autres domaines de recherche, spécialiste de l’histoire de la violence au Moyen-Orient.
Il est notamment l’auteur de Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2011 ; Conflit kurde, Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009 ; Une histoire de la violence au Moyen-Orient, De la fin de l’Empire ottoman à al-Qaida, Paris, La Découverte, 2008.


Diplômé d’un master en relations internationales de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Matthieu Eynaudi est actuellement en master à Sciences Po.
Ancien chargé d’études en alternance au ministère de la Défense, il a également travaillé en Turquie au sein d’un think-tank spécialisé en géopolitique et mené des recherches de terrain à Erbil auprès de l’Institut Français du Proche-Orient.
Il a vécu en Turquie et à Chypre. Il s’intéresse particulièrement à la géopolitique de la région ainsi qu’à la question kurde au Moyen-Orient et en Europe.


 


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