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Entretien avec Hamit Bozarslan - Nouveaux acteurs, échec des Etats, repli identitaire : le Moyen-Orient après les révolutions

Par Allan Kaval, Hamit Bozarslan
Publié le 01/11/2012 • modifié le 27/02/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Hamit Bozarslan

Les événements en cours au Moyen-Orient sont communément décrits comme relevant d’une rupture dans l’histoire de la région. Ne peut-on pas y lire une certaine continuité avec des évolutions entamées au XXe siècle ?

L’année 2011-2012 marque une rupture totale avec un cycle long, commencé 1979 avec la révolution iranienne, l’occupation de l’Afghanistan, les accords de Camp David et la montée en puissance de l’islamisme. Paradoxalement, on peut toutefois effectuer un parallèle entre la situation présente et les années 1980. La décennie 1980 est une décennie guerrière marquée par la guerre d’Afghanistan qui devient le terreau du djihadisme et a un impact structurant pour l’ensemble du Moyen-Orient, par la guerre Iran-Iraq ainsi que par la guerre civile libanaise. Parallèlement à ces trois conflits ouverts, la région se trouve dans un état permanent de violence. La totalité des frontières est fragilisée, on assiste à des transhumances militaires de grande ampleur avec des groupes armés qui circulent d’un théâtre de conflit à un autre. Dans ce contexte de violence, les Etats ont recours à des acteurs mineurs, non-étatiques, susceptibles d’avoir recours à la violence pour leurs comptes. L’utilisation par la Syrie de la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, indépendantiste kurde) contre la Turquie est un exemple parmi de nombreux autres (Voir http://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-la.html). Par ailleurs, dans un monde encore bipolaire, les Etats-Unis et l’URSS interviennent sur la scène moyen-orientale mais ne parviennent jamais à la structurer.

La situation actuelle me paraît quelque peu analogue. On retrouve dans le paysage politique régional une pluralité d’acteurs étatiques ou non, des interventions occidentales et russes qui ne réussissent pas à structurer la région ni à déterminer son agenda politique, des zones frontalières à feu et à sang, une pluralité de zones de conflits qui brouille ces même frontières et ne permettent plus de distinguer les fronts internes des fronts externes et ce du Mali au Yémen, des frontières syriennes au Pakistan. On se trouve de nouveau dans un état de violence qui dépasse les enjeux des acteurs majeurs, Turquie, Iran et Arabie saoudite compris, et dont on peut craindre le pire. L’état de violence des années 1980 s’était prolongé sur une décennie avec des conséquences humaines atroces pour les populations. Bien que l’horizon de visibilité soit très étriqué, ce que j’observe depuis un an indique que nous pouvons nous attendre à une période comparable.

Ce nouvel état de violence est-il du à l’émergence et à la prise d’importance d’acteurs non-étatiques à la faveur des crises actuelles ?

Pour observer les dynamiques à l’œuvre au Moyen-Orient, il paraît important de remettre en question la sociologie wébérienne de l’Etat et l’idée de monopolisation de la violence par l’Etat dont elle est porteuse. Cela n’a jamais été le cas dans l’histoire et encore moins au Moyen-Orient. Les acteurs étatiques eux-mêmes y ont toujours été pluriels et tous les acteurs étatiques ont eu recours à l’assistance d’acteurs qui ne l’étaient pas. L’implication politique des acteurs non-étatiques au Moyen-Orient a une histoire longue qui remonte aux années 1950-1960 et l’on voit que certains d’entre eux ont pu entrer dans la durée et parvenir à une certaine légitimité. Certains des détenteurs actuels du pouvoir en Irak étaient il y a encore une décennie dans la clandestinité, les organisations palestiniennes ont également réussi à se maintenir et à exister sur la scène internationale ; quant à l’espace kurde, il est structuré dans son ensemble par des acteurs non-étatiques. On voit ainsi que ce type d’acteurs parvient à durer lorsque sa raison d’être ne se trouve pas uniquement dans la conflictualité mais surtout dans le soutien que peut leur accorder leurs populations.

Cependant, chaque moment de déstabilisation radicale favorise l’émergence de nouveaux acteurs qui ne préexistaient pas au conflit. On le voit aujourd’hui dans l’espace libyen et plus particulièrement dans l’espace frontalier libyen ainsi que dans le nord du Mali : une large part des acteurs aujourd’hui déterminants n’existaient pas en 2009-2010. La cinquantaine de milices qui opèrent dans cet espace allant de la Libye au Mali sont pour une très large part issues de la socialisation militaire de la jeunesse en 2011-2012 et l’on trouve une situation analogue en Syrie. L’implication d’acteurs majeurs préexistant à la crise ne contredit pas le fait que pour une très grande partie, les acteurs de l’opposition armée au régime n’existaient pas en 2010. Elle n’est pas formée uniquement de militaires dissidents mais aussi d’une importante proportion de très jeunes hommes qui n’ont connu comme expérience de passage à l’âge adulte que les armes. Ainsi les situations de conflit réactivent des acteurs déjà présents et donnent naissance de manière massive à de nouveaux acteurs. C’était également le cas dans les années 1980. Les acteurs palestiniens étaient les seuls acteurs non-étatiques historiques et personne n’aurait pu imaginer auparavant l’émergence d’al-Qaïda, le fait que le PKK devienne un acteur majeur dans l’espace kurde, ou le développement de la mouvance chiite irakienne.

L’Etat aurait-il donc failli au Moyen-Orient ?

Les Etats au Moyen-Orient n’ont jamais été légitimes mais toujours considérés comme un organe extérieur à la société, un organe fondé sur l’arbitraire et la prédation, exception faite des années 1950-1960, quand certains Etats autoritaires se présentaient comme les défenseurs de la nation arabe et développaient un discours social, pouvant prétendre ainsi à construire une hégémonie politique. Ni avant, ni après, les Etats moyen-orientaux n’ont cherché à disposer de cette hégémonie. Par ailleurs, les frontières de ces Etats n’ont jamais fait sens. La question kurde en est l’illustration la plus flagrante mais elle n’est pas la seule. En Syrie, Alep a toujours été tournée vers la Turquie, Deraa vers la Jordanie actuelle, Dayr Al-Zor, vers l’Irak. En Irak même, Mossoul n’a jamais eu les yeux tournés vers Bagdad tandis que le sud du pays a toujours été plus sensible aux influences iraniennes. Les situations artificielles qui ont été imposées par les frontières n’ont pas fonctionné.

Artificiels, les territoires des Etats Moyen-orientaux n’ont pas pu être homogénéisés et centralisés. Ce qui fait la différence entre les situations tunisienne et égyptienne d’une part et les situations libyenne et syrienne d’autre part, c’est le fait que les deux premiers Etats ont connu un processus de centralisation initié dès le début du XIX siècle tandis que les deux autres sont restés très fragmentés. Dans les crises actuelles, le temps et l’espace de la contestation y sont par conséquent fragmentés et les républiques dissidentes qui s’y forment ne communiquent pas nécessairement entre elles. On voit à travers cela à quel point les Etats sont fragilisés mais ce qui m’inquiète, au delà de la fragilisation des Etats, c’est bien la fragilisation des sociétés par ces situations de conflit. Les Etats ont pu s’imposer comme des digues de stabilité pendant une période très courte, mais leur disparition ne menace pas que leurs structures propres mais également celles des sociétés.

Quels acteurs, extérieurs ou non, pourraient dès lors pallier à l’échec de ces Etats ?

Il paraît aujourd’hui extrêmement difficile de voir s’affirmer un acteur extérieur à même de garantir la stabilité de la région. Les Etats-Unis ne sont plus à même d’arbitrer les conflits en cours, ils ont manqué l’« appel d’Empire » (Ghassan Salamé) qui caractérisait le Moyen-Orient au tournant des années 1990. A l’échelle régionale, l’Iran et la Turquie font l’objet, en tant qu’Etats, d’un rejet très fort de la part des sociétés arabes. Quant à l’Egypte et à l’Arabie saoudite, elles semblent atteintes d’une paralysie qui les empêche d’assurer un quelconque leadership régional. Les sociétés en crise ne verront pas leur stabilité garantie par des puissances extérieures et cet objectif ne pourra pas non plus être rempli par des acteurs intérieurs dont les partitions sont impossibles à jouer. Si l’on prend l’exemple de Libye, on voit que pour retrouver la stabilité il faudrait à la fois désarmer les milices existantes et les intégrer à l’appareil d’Etat, restructurer le pays tout en le décentralisant, donner des gages et des privilèges aux régions frontalières tout en les maintenant sous l’autorité de la capitale…

L’état de violence actuel parait également imputable à de très forts replis identitaires, notamment de nature confessionnelle. Comment les expliquer ?

Les crispations identitaires à l’œuvre dénotent l’échec de la transformation des sociétés moyen-orientales en sociétés politiques où l’identification des individus peut se faire sur des lignes de clivage politiques ou idéologiques. Ce type de société ne s’est jamais développé au Moyen-Orient au XXe siècle, exception faite des années 1920 ou de la parenthèse des années 1950-1960 en Egypte. L’impossibilité de se projeter dans l’avenir comme société politique fait qu’en temps de crise, on se replie sur ce qui s’impose comme divisions naturelles de la société, c’est-à-dire à partir des lignes de clivage confessionnelles ou tribales. Les appartenances tribales ne peuvent cependant fonctionner qu’un temps. Peu de tribus s’inscrivent dans la longue durée et le fait tribal ne peut s’accommoder d’un degré de violence qui l’empêcherait d’assurer le contrôle de ses membres. On l’a vu au travers de l’exemple irakien. Les tribus se sont trouvées affaiblies après 2003-2004 du fait de l’accroissement du degré de violence et les lignes de clivage sont devenues en conséquence confessionnelles, nourrissant par là même l’affrontement sunnites/chiites.

Le chiisme comme le sunnisme peuvent en effet apporter des ressources infiniment plus importantes que les ressources tribales, aussi bien pour la protection que pour la guerre, d’où la confessionnalisation du conflit irakien. Une situation analogue existe en Syrie. Par ailleurs, les Etats ont joué un rôle essentiel dans ce processus. On sait combien le régime de Saddam Hussein a favorisé la confessionnalisation du pouvoir et de la société irakienne en donnant le primat aux sunnites, il en va de même avec le régime alaouite des el-Assad en Syrie. Le jeu confessionnel a aussi intégré le jeu du pouvoir au Yémen et au Pakistan. En Iran, le chiisme a été érigé par l’Etat en confession par défaut de la nation iranienne tandis que le sunnisme a joué un rôle équivalent en Turquie.

Par ailleurs, on ne peut comprendre le développement généralisé d’un certain conservatisme social inspiré par une lecture traditionnaliste de la religion sans prendre en compte l’exode rural qui a bouleversé les structures héréditaires de la société. La population d’un pays comme l’Egypte a plus que doublé en trente ans avec une explosion du peuplement urbain. La Turquie qui était rurale à 65% dans les années 1980 est aujourd’hui urbaine à 75%. Les chiffres sont analogues en Iran. Il s’agit de transformations considérables qui laissent les sociétés sans repère, aussi bien dans l’espace que dans le temps. Le conservatisme social devient alors une source de solidarité, de cohérence, de sens. On ne peut cependant affirmer que ce conservatisme social va durer. Depuis une quinzaine d’années, on assiste à un infléchissement démographique très net. Le taux de croissance de la Libye, de la Tunisie ou de l’Iran baisse pour atteindre une niveau inférieur à ce qui s’observe en France et par ailleurs, la phase du dépaysement touche à sa fin, les dernières générations étant elles-mêmes nées dans l’urbanité.

Depuis le début de cet entretien, nous évoquons un espace qui paraît finalement très difficile à définir. Il serait impropre de parler du seul Moyen-Orient puisque l’Afrique du Nord, le Sahel ou encore l’Afghanistan sont concernés. On ne peut non plus parler de monde arabe, la Turquie et l’Iran, entre autres, étant impliqués tandis que parler de monde musulman reviendrait à gommer l’extrême hétérogénéité religieuse des territoires en question… Quel est donc cet espace traversé par des dynamiques analogues, que nous évoquons sans pouvoir le définir ni même le nommer ?

Face à cet espace, il faut garder un certain flou. On ne peut absolument pas répondre à ces questions de définition et pourtant, le phénomène est là. Dans la Sociologie politique du Moyen-Orient, j’avais indiqué qu’il existe en sciences sociales des concepts pièges qu’il est très facile de déconstruire mais qui, une fois déconstruits, nous reviennent à la figure par effet de boomerang. Le Moyen-Orient, le monde arabe ou le monde musulman sont des concepts de cette nature. Par ailleurs, il faut savoir que des phénomènes qui surviennent dans des historicités et des territorialités différentes peuvent interagir et se répondre les uns aux autres d’un point de vue subjectif. On s’en aperçoit par exemple en prenant en considération les événements marquants de l’année 1979. L’invasion de l’Afghanistan, les accords de Camp David qui sont vécus comme une trahison de la gauche arabe, l’insurrection de La Mecque et la Révolution iranienne n’ont aucun rapport entre eux mais son considérés comme ouvrant une période marquée par le caractère révolutionnaire de l’islamisme. Aucun historien ne pourrait établir quelque lien que ce soit entre eux mais par le fait qu’ils se produisent dans le même espace-temps, ils interagissent et déterminent de nouvelles subjectivités qui dépassent le cadre territorial immédiatement concerné. Les Moyen-orientaux lisent ces événements comme la fin de la gauche et comme le début de la légitimité même de l’islamisme alors qu’auparavant on se trouve encore dans un registre radicalement différent. Pour conclure, ce n’est pas parce que des concepts ne peuvent être définis qu’ils sont vides de sens et qu’ils ne sont pas pertinents.

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Publié le 01/11/2012


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


Docteur en histoire et en science politique, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Hamit Bozarslan est, entre autres domaines de recherche, spécialiste de l’histoire de la violence au Moyen-Orient.
Il est notamment l’auteur de Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2011 ; Conflit kurde, Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009 ; Une histoire de la violence au Moyen-Orient, De la fin de l’Empire ottoman à al-Qaida, Paris, La Découverte, 2008.


 


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