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Ce nouvel entretien invite à voyager avec les marins arabes et persans qui accostaient au 9ème et 10ème siècles dans les ports indiens et chinois en provenance de ports du Moyen-Orient tels que Bassora ou Sīrāf. Les écrivains qui ont rencontré ces voyageurs des mers ont décrit tant leurs techniques que la vie à bord du bateau, le devenir des marchandises et les routes commerciales fluviales empruntées par ces marins qui ne possédaient que très peu d’outils pour acheminer leurs cargaisons. Les dangers rencontrés ont également donné lieu à des récits merveilleux et fantastiques où les animaux sont dépeints dans des proportions monstrueuses et sont associés à des mythes qui traverseront la littérature pendant bien des siècles encore.
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales, Jean-Charles Ducène s’est longuement intéressé aux rapports de ces voyages en mer qui décrivent aussi les modes de vie et l’imaginaire tant de ces marins que des habitants des contrées éloignées où ils se rendaient.
Par une saine curiosité, des érudits arabes ont interrogé les marins et les commerçants qui les accompagnaient une fois rentrés au port, à Bassora ou à Sīrāf, sur le golfe Persique, et ces témoignages ont été réunis sous forme de recueils, en quelque sorte. Nous en avons ainsi trois. Le premier porte le titre de « Relation de la Chine et de l’Inde » et était anciennement attribué au marchand Sulaymān, mais celui-ci n’est qu’un informateur. C’est une suite de 73 anecdotes brutes sur l’Inde et la Chine mises par écrit par un écrivain anonyme, qui a interrogé des marins mais surtout des marchands qui fréquentaient les ports de l’océan Indien et qui furent les témoins oculaires des renseignements relatés. Ce texte a connu une continuation par un certain Abū Zayd al-Sīrāfī au début du Xe siècle. Cet écrivain s’est d’ailleurs entretenu de son ouvrage, en 916 à Bassora, avec l’encyclopédiste arabe al-Mas‘ūdī qui relate cette entrevue. Dans ce complément, Abū Zayd ajoute une série d’anecdotes abordant plus de 45 thématiques différentes qu’il traite sur la base des témoignages recueillis.
Enfin, la troisième compilation est celle que l’on connaissait jusqu’il y a peu sous le nom des Merveilles de l’Inde, attribuée à un certain Buzurg ibn Šahriyār, inconnu par ailleurs, qui peut maintenant être considéré comme la première rédaction d’un recueil écrit par Abū ‘Imrān al-Awsī (m. 985), un littérateur ayant travaillé d’abord en Iraq et finalement en Egypte, où il dédie son ouvrage « La vérité des informations concernant la mer et ses merveilles » (Ṣaḥīḥ min aḫbār al-biḥār wa-‘aǧā’ibihā) au gouvernant du moment, Kāfūr (m. 968). C’est un ensemble reconstitué de 142 histoires mais compilées dans un esprit différent des premiers recueils, elles ont surtout la fonction d’impressionner le lecteur ; dans le meilleur des cas, elles sont la description d’un trait de mœurs exotique où l’altérité est mise en exergue, d’une réalité étrange issue de la faune ou de la flore ; l’imagination prend parfois le pas sur la réalité et le réalisme donne naissance à un récit extraordinaire qui confronte le lecteur au merveilleux. Les informateurs sont essentiellement des pilotes ou des armateurs.
Lorsque ces témoignages écrits apparaissent, il est certain que la navigation dans l’océan Indien est pratiquée depuis longtemps, et certainement depuis le 2e siècle ap. J-C. car le Périple de la mer Erythrée relate que les marins du Yémen atteignent l’Afrique de l’Est et que la navigation dans l’océan Indien se pratique grâce au régime des moussons. Remarquez au passage que le terme français « mousson » provient justement de l’arabe mawsim, qui a pour sens « saison », comprenons « saison propice à la navigation ». Quant aux territoires atteints par ces navigateurs, il est acquis qu’au 10e siècle ils parvenaient à l’ouest jusqu’aux Comores et à l’extrémité septentrionale de Madagascar ainsi qu’au nord du Mozambique actuel, et ils atteignaient la Corée à l’est. Nous avons en effet le témoignage d’un commerçant arabe qui y est resté plusieurs années au début du Xe siècle. Evidemment, ces voyages ne se faisaient pas d’une traite, ni en une saison, de même qu’il leur était sans doute impossible de traverser l’océan longitudinalement à cette époque – quoique les Mélanésiens l’aient fait pour peupler Madagascar – mais ils préféraient longer les côtes.
Nous ignorons leur technique de navigation dans le détail mais ils pratiquaient la navigation aux étoiles et par les amers. Des guildes de pilotes existaient et ils se transmettaient de père en fils ces itinéraires maritimes sous forme de poèmes rimés, dont les plus célèbres exemplaires conservés sont ceux d’Ibn Majid, du 15e siècle. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’usage de l’astrolabe était inconnu en mer, à cause du mouvement du navire, l’astrolabe marin étant une invention portugaise ultérieure. Et la boussole n’apparaît qu’au 14e siècle. Par ailleurs, pour s’assurer une certaine protection contre les pirates ou en cas d’incident – tempête, voie d’eau –, les bateaux naviguaient en convoi, l’un pouvant ainsi aider l’autre si nécessaire.
En Inde et en Asie, existait une sorte de consul, le hunurman, qui avait pour fonction de représenter ces commerçants auprès de l’autorité locale, de trancher les querelles juridiques si nécessaire, de conserver et de renvoyer les biens d’un commerçant mort en cours de route, par exemple. Il en était de même à Canton, vers 850. Et ces commerçants faisaient souvent du commerce triangulaire, achetant ici des produits qu’ils revendaient ou échangeaient là-bas pour en acheter d’autres, qu’ils ramenaient finalement au Proche-Orient. Gardons en tête que toutes les épices comme la girofle, la noix muscade, la cannelle et la première d’entre elle, le poivre, proviennent d’Asie du sud-est et étaient l’objet de ces trafics.
Oui, de manière ponctuelle mais certaine. Je prendrai trois exemples. Tout d’abord, a été conservé de manière exceptionnelle un acte de donation, sur cuivre, d’une terre à un riche marchand chrétien de Kollam, au sud de l’Inde, daté de 849. Ce sont les plaques de Kollam Tharisappali ; or, elles portent des signatures en arabe, en moyen perse et en judéo-persan, écrit en caractère hébreu. Ce qui démontre bien la présence de ces communautés sur place, pour des raisons commerciales évidentes. Et ce texte est contemporain de la Relation de la Chine et de l’Inde. A Chandor (Candrapura), au sud de Goa, on a retrouvé une inscription du 12e siècle qui désigne un marchand musulman comme nakhuda, soit un riche propriétaire de bateau. Il avait fondé une mosquée à Goa, financée par les taxes perçues dans le port. Et au Sri Lanka, l’épigraphie atteste d’une présence islamique notable à partir du 10e siècle. Puis, la céramique arabo-persane a bien été mise en évidence sur les sites de plusieurs ports. Enfin, nous avons deux épaves de bateaux arabes découvertes en mer de Java, celle de Belitung, datée du 9e siècle et celle de Cirebon, remontant au dernier quart du 10e siècle. Elles étaient toutes deux essentiellement chargées de céramiques chinoises.
L’essentiel des textes se concentre sur l’énonciation de la différence, dans les us et coutumes et dans la nature, différence d’avec ce que le lecteur connaît. De sorte que les notations ethnographiques sont foisonnantes : citons la plus ancienne mention du thé – qui était une boisson inconnue en Orient musulman jusqu’au 13e siècle – préparé et bu par les Chinois, l’organisation de la prostitution en Chine, les funérailles en Inde avec mention du sati – le sacrifice de l’épouse sur le bûcher funéraire –, la description des Négritos aux Andaman, l’usage d’éléphants domestiqués pour des travaux. En Inde, on nous décrit les ordalies judiciaires au cours desquelles l’accusé devait tenir en main un morceau de fer chauffé et si trois jours après, il n’avait pas de trace de brûlure, il était considéré comme innocent. Les pratiques ascétiques des ermites indiens – les yogins – ont aussi impressionné les observateurs par leur sévérité. Parmi les histoires d’Abū Mūsā al-Awsī al-Sīrāfī, on trouve la description d’un prêtre-magicien à Java. On lit également la plus ancienne description des Batak de Java, avec la notation exacte de l’ethnonyme ainsi que la frayeur qu’ils inspiraient puisqu’ils étaient des coupeurs de têtes. Toujours à Java, nous est décrite, vers 960, pour la première fois la récolte du camphre avec sacrifice au pied de l’arbre. Pratique qui sera à nouveau enregistrée par Ibn Baṭṭūṭa (m. 1368) bien plus tard.
Mais ces marchands sont aussi des filous et ils n’hésitent pas à expliquer comment ils abusaient parfois de la naïveté de leurs hôtes pour les capturer et les amener en esclavage, notamment le long des côtes africaines.
De manière détournée ou indirectement lors d’incident ou de naufrage. Il apparaît ainsi que la vie en mer est dangereuse et livrée à beaucoup d’aléas, nombreux d’ailleurs sont les pilotes ou capitaines mentionnés comme perdus en mer et des récits de fortune de mer nous sont aussi relatés. Par exemple, un naufrage nous est rapporté par un survivant qui témoigne que lorsque le bateau commença à sombrer un matelot se rapprocha d’une belle esclave qui lui plaisait avec comme intention de la séduire. Alors que la situation de tout l’équipage devenait critique et que chacun pensait surtout à se sauver, le matelot viola la fille et le narrateur d’avouer que la panique et les conditions de la mer empêchaient quiconque d’intervenir. Et d’achever en disant que le lendemain matin, le matelot et la fille avaient disparus dans les flots.
Effectivement, on a l’impression que les rivages étrangers, éloignés des terres connues, sont les lieux où l’ordre « naturel » habituel et connu se dérègle, voire permet l’apparition de créatures hors normes. Les animaux marins comme les poissons ou les écrevisses prennent des proportions gigantesques, au point que les pinces du crustacé sont capables de saisir un bateau. Les trombes marines sont décrites comme des monstres capables d’avaler un bateau avec ses passagers. Les animaux terrestres sont tout autant énormes à l’instar de ces serpents gros comme des troncs ou ces fourmis qui ressemblent à des chats ! Remarquez que des fourmis fouisseuses d’or de la taille d’un chat étaient connues en Inde par Hérodote ! Les scorpions deviennent volants et les lièvres peuvent changer de sexe ! Et l’oiseau samandal entre dans le feu sans se brûler. Au sein de cette nature où les proportions ne semblent pas faites à l’aune de l’homme, on reconnaît tout de même le poisson-scie ou l’écrevisse qui se pétrifie. Les singes sous ces latitudes paraissent aussi très malins ou utiles à l’homme, mais cette intimité tourne au croisement des espèces quand un marin s’oublie avec une guenon et lui fait un petit ! C’est vrai qu’à Aden, des guenons étaient vendues à des marins qui n’étaient pas assez riches pour s’offrir une esclave. Ceci dit, ces animaux marins, mi-hommes mi-poissons, que nos navigateurs disent avoir croisé dans ces mers devaient bien, dans leur imaginaire, être issus de ces unions. Les motifs folkloriques présents dans d’autres cultures se rencontrent bien entendu dans cette littérature. Ainsi, le recueil d’Abū Mūsā al-Sīrāfī fournit l’histoire d’une tortue qui est prise pour une île par des marins jusqu’au moment où ils y font du feu et que la bête se réveille, motif qui rappelle la baleine de Saint Brandan. Lorsque des commerçants jettent des morceaux de viande dans une vallée remplie de diamants mais inaccessible dans l’espoir que des aigles voraces y plongent et ramènent des gemmes en même temps que la barbaque, on a là un motif qui est aussi présent dans l’imaginaire chinois et que l’on retrouve chez Sindbad le Marin.
D’ailleurs, cette tendance à l’exagération pousse les auteurs savants à se méfier des récits rapportés par les marins, qu’ils considèrent comme hâbleurs ou trop imaginatifs !
Vous ne pensez pas si bien dire, car après le 10e siècle, si nous n’avons plus de pareil recueil, l’inspiration et l’horizon géographique qu’ils ont ouverts se perpétuent par des récits de fiction, populaires et savants. Dans le premier cas, ce sont effectivement les aventures de Sindbad le Marin, qui a comme port d’attache la ville de Ṣuḥar en Oman, réelle plaque tournante du commerce dans l’océan Indien, d’où notre marin serait parti pour sept voyages. Et les belles lettres savantes ne sont pas en reste, ainsi Muḥammad al-Ḥarīrī (1054-1122) prend pour cadre de la 39ème aventure du héros de ses Séances un voyage dans l’océan Indien. C’est d’ailleurs cet ouvrage qui est illustré par une série de miniature d’où provient celle qui illustre cet entretien. Enfin, à partir du 13e siècle, les faits extraordinaires rapportés dans ces textes viendront alimenter les cosmographies musulmanes comme celle d’al-Qazwīnī par exemple, où la « merveille » sera justement interprétée comme un signe de la toute-puissance de Dieu qui étonne la compréhension, somme toute limitée, de l’intelligence humaine. Comme la création est œuvre de Dieu, la merveille devient alors un signe que l’on contemple. Le récit de ces rencontres « merveilleuses » avec un animal extraordinaire ou une population réellement imaginaire est aussi l’occasion pour les peintres d’orner les manuscrits d’illustrations qui représentent ces merveilles.
Figurez-vous que la Relation de la Chine et de l’Inde est connue en français depuis 1718, grâce à la traduction alors publiée par Eusèbe Renaudot (m. 1720) à partir d’un manuscrit unique conservé aujourd’hui à la Bnf (Arabe 2281) qui entra d’abord dans la bibliothèque de Colbert en 1673. Mais l’oratorien Renaudot ne publie pas cette traduction sans arrière-pensée, il veut faire pièce aux Jésuites de son époque qui donnent une image de la Chine trop élogieuse à son goût, et comme ces anecdotes sont parfois triviales, il tient par des témoins anciens à rétablir un certain équilibre ! Et dans les décennies qui suivent cette traduction est elle-même passée en anglais et en italien.
Quant aux « Merveilles de l’Inde », un manuscrit unique en est conservé à Istanbul (Aya Sofia 3306) qui fut édité en 1883-1886, mais bien plus récemment de longs passages très semblables en ont été découverts chez un encyclopédiste mamelouk, al-‘Umarī (m. 1349).
Pour en savoir plus :
– Buzurg ibn Šahriyār, Livre des merveilles de l’Inde, Leyde, 1883-1886.
– Ferrand, G., Voyage du marchand arabe Sulayman en Inde et en Chine rédigé en 851, Paris, 1922.
– Freeman-Grenville, G. S. P., The book of the wonders of India, London, 1981.
– Hourani, G. F., Arab Seafaring, Princeton, 1981.
– Shafiq, S., Seafarers of the Seven Seas, Berlin, 2013.
– Sauvaget, J., Relation de la Chine et de l’Inde, Paris, 1948.
Illustration : Maqāmat de Ḥarīrī, Paris, Bnf 5847, f. 119v.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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