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Entretien avec Jean-Charles Ducène - Jamal al-Dīn al-Idrīsī (1173-1251) : quand l’Egypte médiévale défend l’Egypte antique

Par Florence Somer, Jean-Charles Ducène
Publié le 02/03/2022 • modifié le 03/03/2022 • Durée de lecture : 9 minutes

Abū Ḥāmid al-Ġarnāṭī, Tuḥfat al-albāb, Paris, Bnf, ms arabe 2168, f. 19v, pyramide de Kheops.

Qui est ce savant et pourquoi son œuvre nous intéresse-t-elle ?

Quoique Jamal al-Dīn soit né et ait exercé son intelligence en Egypte, il provient d’une illustre famille « marocaine », celle des Idrīsīdes qui, apparentée au Prophète Muhammad, avait fondé le premier Etat musulman au Maroc actuel à la fin du VIIIe siècle. Ayant perdu le pouvoir deux siècles plus tard, certains descendants restèrent sur place avant d’émigrer ailleurs, ce que fit le père de notre auteur dans le courant du XIIe siècle. Sa famille s’est d’abord établie en Haute Egypte et Jamal al-Dīn voit ainsi le jour dans un village près de Dendera. Il fera carrière plus tard, au Caire. En tant que descendant du Prophète par al-Ḥassan, c’est un shérif, et il accède légitimement au poste de généalogiste en chef des Ḥassanides en Egypte. Par ailleurs, il est aussi lié à des familles de hauts fonctionnaires, son beau-frère est Ibn Mammātī (m. 1209), qui a laissé un important traité sur l’administration fiscale du pays et un opuscule également sur les Pyramides.

Jamal al-Dīn est d’un intérêt particulier parce qu’il est quasi le premier savant musulman à s’intéresser avec passion aux vestiges de l’Egypte préislamique - temples, monuments, sculptures, pyramides - et à les voir comme des traces d’un passé glorieux plus que comme des reliquats d’un paganisme hautain seulement digne d’être abhorré. Il composa ainsi un ouvrage sur la Haute Egypte, un autre sur les merveilles de l’Egypte - tous deux non conservés - et un troisième sur les pyramides, qui lui vaut sa célébrité. Incidemment, on comprend qu’il s’est promené à Héliopolis et Memphis en compagnie d’autres savants égyptiens curieux et intéressés par ces vestiges antiques.

C’est quand il arriva au Caire, en 1226, que certains de ses amis lui suggérèrent d’écrire un traité sur le sujet à l’occasion de la visite de l’ambassadeur du calife al-Zāhir (règne 1225-1226) au sultan ayyoubide al-Malik al-Kāmil (règne 1218-1238), l’émissaire ayant émis le désir de visiter les pyramides de Gizeh, ce visiteur n’était autre que Muḥyī al-Dīn Yūsuf (m. 1258), le fils du célèbre théologien et polygraphe damascène Ibn al-Jawzī (m. 1200). Jamal al-Dīn commença cet ouvrage en 1226 pour l’achever en 1232, et lui donna un titre évocateur : le « Livre des lumières élevées des corps célestes dans la découverte des secrets des pyramides ». Il y réunit un grand nombre de traditions et d’informations au sujet des pyramides à la fois topographiques, historiques et légendaires, de sorte que l’on perçoit quelle place et quel symbolisme elles occupaient dans la mentalité d’un savant de l’époque. Sa prise de position est d’autant plus remarquable que Pharaon n’a guère bonne presse dans le Coran, comme dans la Bible d’ailleurs, et qu’au-delà de ces traditions religieuses, plus prosaïquement, ces monuments anciens étaient aussi des carrières toutes prêtes pour servir aux nouvelles constructions ou pire, alimenter les fours à chaux. Notre auteur s’élève d’ailleurs contre ces destructions. Son ouvrage serait en quelque sorte une « Défense et illustration des pyramides » ! Il le subdivise en six chapitres, les deux premiers légitiment son propos ; dans la troisième il décrit de manière topographique le plateau de Gizeh ; dans le quatrième, il présente les diverses origines alléguées à ces constructions ; dans le cinquième il s’arrête sur l’identité du pharaon commanditaire supposé et le dernier réunit une anthologie de poèmes arabes qui leur sont consacrés. La diversité de ses informateurs comme des sources citées indique que le sujet piquait la curiosité de beaucoup de gens, et témoignerait sans doute aussi de la mise en exergue d’une sorte de particularisme, voire d’identité, régionale.

Cet ambassadeur voulut les visiter mais les pyramides attiraient-elles les curieux ?

Oui, et pour des raisons diverses qui prennent une connotation piétiste au XIIe siècle. Jamal al-Dīn explique que s’il y a une nécessité de voir les « merveilles » de la création puisqu’elles ressortent de l’œuvre créatrice de Dieu, les pyramides possèdent en particulier une vertu : celle de témoigner de la vanité des biens de ce bas-monde et de l’orgueil des souverains préislamiques. En effet, quelle puissance ne fallut-il pas pour édifier ces monuments si parfaitement alors que leurs commanditaires sont tombés dans l’oubli ! Les visiteurs de toute origine viennent voir ces monuments. Jamal al-Dīn nous rappelle ainsi la visite du calife al-Ma’mūn, en 832, pour qui un Egyptien aurait lu et traduit les textes hiéroglyphiques des pyramides. Cette assertion s’avère cependant un topos littéraire, mettant régulièrement en scène « un vieux copte », seul capable de déchiffrer ces écritures, en réalité oubliées. En revanche, il n’est pas impossible que le calife lui-même visita la chambre sépulcrale de Chéops à cette occasion. Plus tard, des vizirs fatimides y donnèrent des fêtes et certaines nuits, des feux étaient allumés au sommet de la grande pyramide.

Le voyageur grenadin, Abū Ḥāmid al-Gharnāṭī (m. 1169) nous en laisse une description réaliste et sa cosmographie est d’ailleurs illustrée par une pyramide (voir illustration). Mû par une curiosité tout aussi grande, le médecin Ibn ‘Abd al-Laṭīf (m. 1231) décrit également les lieux. Jamal al-Dīn nous a conservé aussi le souvenir de la visite aux pyramides et à Memphis, en 1227, de l’ambassadeur de l’empereur Frédéric II, Berardus (m. 1252), archevêque de Palerme, qui en outre, traduit pour ses hôtes une inscription latine. Mais il y a aussi des visiteurs iconoclastes, de véritables « chasseurs de trésors » ou pilleurs de momies qui furent d’ailleurs ses informateurs. C’est sans doute sous le calife al-Ma’mūn que fut percé le couloir que nous connaissons pour accéder à la salle mortuaire à moins que cela ne fut sous Khumarawayh (m. 896), fils et successeur du gouverneur Ibn Touloun. Et n’oublions pas que ces monuments furent par moment considérés comme des carrières : Saladin ordonna à son général eunuque Qaraqush d’aller y chercher des pierres pour construire la citadelle du Caire. Et l’un des fils de Saladin, al-Malik al-Azīz (m. 1198) donna l’ordre de détruire la pyramide de Mykérinos, ce qui occupa des ouvriers en vain pendant huit mois. L’aspect financier de l’opération fut d’ailleurs organisé par Ibn Mammātī. D’un point de vue pratique, Jamal al-Dīn nous donne la route à suivre pour, depuis l’actuel Bāb Zuwayla au Caire, atteindre le plateau de Gizeh et les pyramides. Lui-même a manifestement arpenté les lieux pour mesurer les côtés des monuments mais il avoue n’avoir jamais grimpé à leur sommet !

Que savait-il des pyramides, en connaissait-il les origines ?

Non, l’histoire de l’Egypte pharaonique était inconnue aux auteurs médiévaux, au mieux, ils en savaient ce que la tradition juive et le Coran en disaient principalement au travers des relations entre le pharaon d’une part et Moïse et Joseph d’autre part. Certes, une partie très fragmentaire de l’Histoire de l’Egypte de Manéthon est passée chez al-Maqrīzī par l’intermédiaire d’al-Bīrūnī à partir d’Eusèbe de Césarée. Pour le reste, ce sont d’autres légendes qui leur sont attachées, avec pour protagoniste principal soit le pharaon imaginaire Sūrīd ibn Sahlūq, soit Hermès. Dans le premier cas, dont les différentes versions de l’histoire sont données par Jamal al-Dīn, on nous présente Sūrīd ibn Sahlūq averti par ses astrologues qu’un déluge épouvantable submergera l’Egypte et le souverain décide alors d’édifier les pyramides pour lui et sa famille, et d’y faire graver tous les savoirs de l’humanité pour les survivants. Jamal al-Dīn donne même l’état du ciel qui détermina la terrible inondation ! Une variante de l’histoire nous montre le pharaon avoir un rêve dramatique et inviter les dignitaires à l’interpréter et c’est son grand prêtre, Philémon, qui lui donne le funeste présage, un peu comme Daniel interrogé par Nabuchodonosor.

Alexandre Fodor a reconnu derrière cette tradition remontant à l’Egypte hellénique des éléments mythiques purement égyptiens, Sūrid étant en fait Chéops dont une appellation approchante se retrouve chez Manéthon. L’autre protagoniste intervenant à la place de Sūrīd est Hermès, sage légendaire qui rassemble la figure de Thot - dieu égyptien de la sagesse -, de l’Hermès hellénistique, de la figure biblique d’Hénoch et du prophète musulman Idrīs. Il apparaît ici comme le premier savant de l’humanité - avec un tel pedigree, le contraire eut été bizarre ! - qui enseigna le premier l’astronomie et l’ensemble des sciences. Cependant, connaissant l’imminence du déluge, il aurait décidé de construire les pyramides et les temples d’Egypte afin d’y graver toutes les sciences et les savoirs pour que les hommes les y retrouvent après le cataclysme. Cette tradition est notamment donnée par l’encyclopédiste al-Mas’ūdī (m. 956), dont nous parlerons bientôt.

Ainsi, la majorité des chroniqueurs arabes médiévaux considéraient que les pyramides étaient antérieures au déluge, édifiées pour préserver les richesses de l’Egypte et ses sciences. Cette intervention d’Hermès est d’abord mis en scène par l’astrologue Abū Ma‘šar (m. 866) actif en Iraq, ce qui laisse entendre que cette légende s’est cristallisée en Iraq avant de revenir en Egypte. Quant à l’âge de leur érection, Jamal al-Dīn nous fait part d’un savant calcul pour le connaître. Selon un de ses amis, Abū Mušrif ‘Alawī al-Ḥafīfī, le disque solaire ailé visible sur les linteaux des temples de Haute Egypte correspondrait à un aigle, soit l’étoile Altaïr - étoile la plus brillante dans la constellation de l’Aigle - entrant dans le signe du Cancer, phénomène astronomique datant la fondation des temples et des pyramides ! Puisque Altaïr est alors à 20 degrés dans le Capricorne, en comptant 1° par siècle pour le mouvement d’Altaïr dans le zodiaque, cela place la construction des pyramides à 20 000 ans avant l’auteur, mais cela contredit les traditions religieuses relatives au déluge ! Quant à l’intérieur des pyramides, il est décrit par des témoins comme composé d’une suite de couloirs souterrains et voûtés, particulièrement glissants, où les intrépides qui y pénètrent à leur risque et péril doivent s’encorder. Selon certains, ces corridors constituent une enfilade de chapelles abritant des statues d’idoles et finissent par déboucher au Fayyoum, une centaine de kilomètres plus au sud ! Mais rares sont ceux qui ont réussi à les explorer indemnes. Pour d’autres, l’intérieur des pyramides aurait également servi à des expériences alchimiques de pulvérisation, de distillation et de sublimation.

Le sphinx est-il décrit par cet auteur ?

Il lui consacre un court paragraphe. Remarquez que le sphinx au Moyen Âge est encore quasi totalement ensablé et seule la tête en est visible. En arabe, il porte le nom d’Abū l-hawl, littéralement le « Père de la terreur », c’est tout dire. Jamal al-Dīn en précise la localisation, à environ mille pas au sud-est des pyramides. C’est selon lui une tête aux traits vigoureusement sculptés, dont les yeux, le nez et la bouche forment un beau visage esquissant un léger sourire. Il rapporte aussi que certaines personnes l’encensent un jour de l’année, tandis que d’autres le considèrent comme un talisman qui empêcherait les sables du désert de submerger les plantations de Gizeh, ce qui témoigne de l’incorporation du sphinx dans la pensée et les rites magiques de l’Egypte médiévale !

Les hiéroglyphes étaient-ils encore lus au Moyen Âge ?

Non, absolument plus. La connaissance des trois types d’écriture égyptienne - le hiéroglyphique, le hiératique et le démotique - a disparu au Ve siècle de notre ère après un lent processus d’extinction dû à l’hellénisation et la christianisation de l’Egypte. Le grec s’impose comme langue savante et administrative alors que la langue égyptienne évolue pour donner le copte, qui a sa propre écriture, mais surtout les temples païens sont fermés, or c’était là que les écritures anciennes étaient enseignées. Cependant, de manière concomitante, dès le IIe siècle, les hiéroglyphes sont vus comme une écriture cryptée, due à Hermès, qui l’aurait utilisée pour transmettre sur les parois des temples ses savoirs à l’humanité. Cette interprétation « hermétique » fit florès dans l’Egypte musulmane car Hermès amalgamait Thot, le biblique Hénoch et le prophète coranique Idrīs, en tant que savant qui aurait donné les sciences et la sagesse à l’humanité à l’époque anté-diluvienne.

En outre, ce savoir ésotérique prend une nouvelle dimension avec le développement de l’alchimie en Egypte. Ce savoir était apparu à l’époque byzantine, déjà supposé transmis par les bas-reliefs et les hiéroglyphes, comme Olympiodore (VIe siècle) cherche à les comprendre, et se perpétue en arabe par la suite, d’autant que la pensée symbolique qui est opérationnelle en magie et en alchimie épouse la tendance soufie à privilégier les métaphores et les images. Ainsi, le mystique Dhū l-Nūn (m. 861) qui était originaire d’Akhmim en Egypte - localité qui possédait alors un grand temple renommé pour ses bas-reliefs - est-il également regardé comme magicien et alchimiste. Il était connu pour sa capacité à lire les hiéroglyphes, dont il retirait une connaissance secrète. On comprend pourquoi Jamal al-Dīn met en rapport les pyramides avec l’alchimie. Mais entendons-nous bien, tous les soufis égyptiens ne portaient pas à ces vestiges anciens une vénération sympathique, que du contraire, pour certains, ils représentaient un paganisme obtus et révolu dont il fallait éradiquer la moindre trace. C’est bien un mystique qui détruisit le temple d’Akhmim et ce sont d’autres soufis qui s’acharnèrent sur le visage du sphinx !

Comment ce livre nous est-il arrivé ?

Il connut manifestement un certain succès car nous en retrouvons des manuscrits tant au Caire, qu’à Istanbul et dans les bibliothèques occidentales. Le plus ancien conservé (Princeton, Yahuda 4436) date de 1353 et a été copié directement sur celui de l’auteur terminé le 17 octobre 1232. Et l’ouvrage suscita un tel intérêt qu’un bibliophile ottoman, ‘Abd al-Qādir al-Baghdādī (m. 1682) en fit un abrégé personnel. Il prétend que le manuscrit aurait été découvert à l’intérieur une vieille boîte dans un monastère en Egypte.

Bibliographie :
Cook, M., « Pharaonic History in Medieval Egypt », Studia Islamica, 57 (1983), p. 67-103.
Ducène, J.-Ch., « Les vestiges de l’Egypte pharaonique chez les auteurs arabes », dans Chauveau, M., Fournet, J.-L. et Mouton, J.-M. (éds), Curiosité d’Egypte, Paris, 2020, pp.189-221.
Fodor, A., « The Origins of the Arabic Legends of the Pyramids », Acta Orientalia Academiae Scientiarum Hungaricae, 23/3, (1970), pp. 335-363.
Haarmann, U., Das Pyramidenbuch des Abū Ǧa‘far al-Idrīsī, Beyrouth, 1991.
— , In quest of the spectacular : Noble and learned visitors to the pyramids around 1200 A.D., in : Hallaq, W. et Little, D.P. (éds), Islamic Studies Presented to Charles Adams, Leiden, 1991.
Mandalà, G., « Un ambasciotare de Federico II in visita alle piramids : Berarardo arcivescovo di Palermo (1227) », Aevium, 85, (2011), pp. 417-438.

Publié le 02/03/2022


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).


 


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