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Entretien avec Jean-Charles Ducène - Les voyageurs arabes médiévaux : chroniques et récits. Abū Rayḥān al-Bīrūnī, le mathématicien universel

Par Florence Somer, Jean-Charles Ducène
Publié le 04/12/2020 • modifié le 01/02/2021 • Durée de lecture : 10 minutes

Schéma des keshwars provenant du manuscrit sans doute autographe du Nihāyat taḥdīd al-amākīn (Istanbul, Fatih 3386).

Al-Bīrūnī est connu comme un important astronome et mathématicien de l’Orient médiéval, mais a-t-on des détails sur sa vie ?

Votre question met bien l’accent sur le statut social « précaire » des savants en islam médiéval, souvent liés par nécessité à un mécène dont ils suivent les aléas de la destinée. Le savant reste un client dans la dépendance d’un patron. Car, paradoxalement par rapport à un point de vue moderne, alors qu’al-Bīrūnī fut un savant à l’esprit supérieur, il n’eut quasi jamais de liberté d’action étant lié à une cour, et fut durant un tiers de son existence en exil.

Abū Rayḥān al-Bīrūnī voit le jour en 973, au sud de la mer d’Aral, à Kath, capitale du royaume du Ḫwārizm, située sur l’Amu Darya mais qui a disparu à cause des crues dévastatrices du fleuve. Le site serait à 30 km au sud-ouest d’Urgench, en Ouzbekistan. Il entre très tôt au service du souverain du lieu, le Ḫwārizm-Šāh, sans doute comme astrologue. Mais en 995, à cause de troubles il se réfugie à Rayy, près de l’actuel Téhéran (le lieu de naissance du calife Hārūn ar-Rašīd et celui, présumé par la tradition zoroastrienne, de Zoroastre) où il rencontre l’astronome Khojandi. Dans la dernière décennie du Xe siècle, il entre en correspondance avec Avicenne (980-1037), son cadet de 7 ans, et échange des lettres avec le mathématicien de Bagdad Abū l-Wafā’ al-Būzaǧānī (940-998) à propos de l’observation d’une éclipse. En 998, il se met au service de Šams al-Ma‘ālī Qābūs b. Vošungīr de Gurgān, au sud de la mer Caspienne, à qui il dédie ses Al-āṯār al-bāqiya ‘an al-qurūn al-ḫāliya (« Les vestiges subsistants des siècles passés ») vers 1000.

Il retourne ensuite auprès du Ḫwārizm-Šāh Abū l-‘Abbās Ma’mūn ibn Ma’mūn à Gurganj – aujourd’hui Kunya Urgench, où il est son conseiller jusqu’au renversement de celui-ci en 1016, ce qui provoque l’intervention opportuniste de son beau-frère Maḥmūd de Ghazna (971-1030), futur conquérant de l’Inde. Celui-ci convie al-Bīrūnī de force – il était prisonnier – , avec d’autres savants, à rejoindre vers 1020 sa cour à Ghazna. Commencé en 1018, son traité de géographie mathématique, la Kitāb taḥdīd al-amākin (« Le Livre de la détermination des lieux ») est finalement terminé en 1025, pour Maḥmūd de Ghazna, dont il fut également l’astrologue et le conseiller. Pour le récompenser, Maḥmūd lui aurait envoyé une charge d’éléphant en pièces d’argent qu’al-Bīrūnī refuse pour une pension à vie.
C’est aussi ce Maḥmūd à qui Firdawsī dédicaça son Šāhnāma. Il faut garder à l’esprit que malgré la nature militaire du régime, sous Maḥmūd et Mas’ūd la cour était aussi un centre de culture où le pouvoir pratiquait le mécénat envers les poètes.

Ainsi sous les sultans ghaznévides Maḥmūd (m. en avril 1030), Mas‘ūd (r. 1030-1040) et Mawdūd (r. 1041-1049), al-Bīrūnī compose le reste de son oeuvre. Sous le premier, si célèbre pour ses expéditions en Inde, il écrit sont Taḥqīq mā li-l-Hind, fini en 1032. Il s’agit du premier ouvrage arabe entièrement consacré à l’Inde. Au tout début du règne de Mas‘ūd, en 1030, il compose une somme astronomique, dédiée au sultan, c’est le Qānun al-Mas‘ūdī (« Le Canon mas‘ūdien »). La même année, en tant qu’astrologue patenté, il dicte en arabe une introduction à l’astrologie, le Kitāb al-tafhīm li-awā’il ṣinā‘at al-tanǧīm (« Le livre de la compréhension des principes de l’astrologie »), qui est directement traduite en persan. Ce manuel enseigne d’abord les prolégomènes géométriques et astronomiques nécessaires à cet art. Ceci dit, à plusieurs endroits de ses écrits, al-Bīrūnī montre de la défiance vis-à-vis de cette pratique. Une dizaine d’années plus tard, vers 1040, il laisse un ouvrage de minéralogie dans lequel il décrit notamment une balance originale pour déterminer le poids spécifique des pierres et vers 1048, à quatre-vingts ans lunaires passés – soixante-dix-huit ans solaires –, il rédige un ouvrage de pharmacopée avec l’aide d’un assistant, Nahaša’ī, lui-même responsable de l’hôpital de Ghazna. Al-Bīrūnī était alors devenu quasiment aveugle et le manuscrit autographe, conservé à Boursa en Turquie, porte des gloses de sa main illisibles. Il s’agit du catalogue de 200 susbtances simples, qui sera d’ailleurs adapté en persan par un médecin du Fergana, Abū Bakr al-Kāsānī (début du XIIIe siècle), qui fera également une traduction en persan de son livre sur l’Inde pour le premier sultan de Dehli, Šams al-Dīn Iletmiš (r. 1212-1236). Le maître meurt à Ghazna le 11 décembre 1048. Nous pourrions aisément étendre la liste de ses œuvres, par exemple, Yāqūt, a conservé un poème autobiographique qui serait de sa plume.

Pourquoi l’œuvre de ce savant sort-elle du lot de la production médiévale ?

Al-Bīrūnī fut particulièrement prolifique, 183 titres lui sont attribués, mais seuls 32 ont été conservés. Lui-même, de son vivant, entreprit de faire la liste de ses œuvres déjà écrites, mais l’importance de cette production était telle qu’un médecin originaire de Tabrīz, Ġanḍafar al-Tabrīzī en dresse le catalogue en 1279-80, il fit d’ailleurs pour son propre usage une copie de l’ouvrage de pharmacopée d’al-Bīrūnī.

Cependant, si beaucoup de savants musulmans furent des polymathes, al-Bīrūnī tranche par la maîtrise de sujets très techniques et mathématiques, qu’il ne se contente pas de maîtriser par une acribie de l’information mais aussi de développer de manière originale, on pourrait parler d’un esprit universel. Il était pour ainsi dire dans une recherche continuelle, sans abandonner un domaine au profit d’un autre, mais en les accumulant.

Ainsi, ses al-Āṯār al-bāqiya traitent de calendriers de tous les peuples (Persans, Sogdiens, Juifs, Grecs, …) qui lui étaient connus, mais aussi des fêtes qui les ponctuaient, des calculs calendaires pour les faire coordonner, etc. Cette maîtrise des méthodes mathématique et trigonométrique, qu’elles aient été appliquées à l’astronomie ou élaborées de manière autonomes, en font un savant mathématicien au premier sens du terme plus qu’un érudit du Moyen Âge. S’il fallait lui trouver un domaine de prédilection, nous dirions l’astronomie tant théorique que pratique puisqu’il réalisa au moins l’observation de quatre éclipses et mesura par trois fois l’obliquité de l’écliptique, mais il n’eut jamais à sa disposition un observatoire attitré quoiqu’il installa parfois des instruments d’observation.

En outre, sortant de son domaine strict, et possédant plusieurs les langues – outre sa langue maternelle un dialecte iranien du nord, il connaissait l’arabe et le persan – quoique son style arabe soit souvent obscur, il s’intéressa directement à la culture indienne et apprit des rudiments de sanscrit. Cette ouverture d’esprit et sans doute aussi son « positionnement » géographique dans l’orient du monde islamique l’ont rendu sensible à l’héritage scientifique iranien et indien, et non uniquement hellénistique, comme le montre la division du monde selon les keshwars [1] iranien (voir illustration).

Cependant, s’il fait foi sur des sources écrites et sur des informations orales, il se garde de rejeter une information à cause de sa source, mais elle doit être passée au crible de la critique. Il se méfie des histoires invraisemblables et, pour lui, une hypothèse plausible n’est pas gage de vérité. Sans parler d’esprit cartésien – quoiqu’il fasse l’éloge de la méthode géométrique –, il reste très rationnel dans sa réflexion, ce qui l’amène d’ailleurs à proférer des opinions ambigües sur l’astrologie. S’il la pratiqua, elle reste contestable à ses yeux et il ne cesse de mettre en garde contre les faiseurs d’horoscopes.

Son influence fut patente et assumée par des auteurs ultérieurs comme Yāqūt (m. 1229), Bar Hébraeus (1226-1286), Nāṣir al-Dīn Ṭūṣī (1201-1274), Rašid al-Dīn (1247-1318), Abū l-Fidā’ (1273-1331) et Ulugh Beg (1394-1449), essentiellement orientaux donc, car il est inconnu dans l’Occident musulman. En Europe, il faut attendre les travaux de l’arabisant berlinois Edward Sachau (1845-1930) pour que son œuvre soit redécouverte.

La géographie semble avoir été un élément secondaire chez ce savant, est-ce exact ?

Comme il s’investit en géographie mathématique, son approche nous semble au premier abord plus difficile mais il y intègre du matériau venant de la géographie humaine. Son œuvre fondamentale est le Kitāb taḥdīd al-amākin li-taṣḥīḥ masāfat al-masākin (« Livre de la détermination des lieux pour la correction des distances entre les endroits habités »), qu’il a terminé à Ghazna, le 28 octobre 1025, et dont le manuscrit sans doute autographe est conservé à Istanbul. Son propos principal est de donner des précisions sur les méthodes à employer pour trouver les coordonnées mathématiques d’un endroit. Il aborde finalement bien plus de domaines comme l’obliquité de l’écliptique, les éclipses lunaires ou les différences de longitudes, problèmes pour lequel il est le premier à réaliser une triangulation afin de déterminer la longitude de Ghazna, partant de celles de Širaz, Bagdad, Rayy, Jurjānniyya au Ḫwārizm et des distances qui les séparent. Il y explique aussi avoir tenté de mesurer le rayon de la terre en utilisant le sommet d’une chaîne montagneuse au nord du Penjab occidental, en 1018, sans doute quand il y était prisonnier.

Une approche « visuelle » de la représentation du monde ne lui échappe pas, dans l’introduction de cet ouvrage al-Bīrūnī explique avoir réuni des informations en utilisant les méthodes de Ptolémée et des auteurs d’ouvrages géographiques arabes. Il réalisa alors une sphère de dix pieds de diamètre afin de placer ces lieux selon leur coordonnées, dérivées des distances. Mais l’invasion de Ḫwārizm par Maḥmūd de Ghazna interrompit à jamais son travail.
Par ailleurs, la table des coordonnées géographiques qu’il compose dans le Canon, avec ses 604 localités situées, est une des plus amples du Moyen Âge islamique.

En outre, les informations qu’il compile lors de ses lectures et ses réflexions l’amènent à repenser un élément de la vision de l’oekumène de son époque, à savoir la circumnavigation autour de l’Afrique, autrement dit, la possibilité de contourner l’Afrique par le sud, mettant en contact l’océan Indien et l’océan Atlantique actuels. Dans le Livre de la détermination des lieux, il décrit l’océan Indien comme une masse d’eau méridionale par rapport à l’oekumène, s’étendant le long de la Chine, de l’Inde, de l’Iran et de l’Afrique. La découverte de débris de bateaux cousus, comme ceux que l’on rencontre dans l’océan Indien, près du détroit de Gibraltar, lui fait penser à une communication entre les deux mers par delà l’Afrique. Il considère la jonction entre l’océan Indien et l’océan Atlantique comme probable dans l’hémisphère sud et il s’appuie sur une différence supposée de niveau entre les deux mers. Dans le Canon (éc.1030), il suppose le contact entre les deux mers au sud de l’Afrique, au-delà des sources du Nil. Enfin, dans son manuel d’astronomie, il dessine une nouvelle carte des mers où l’Afrique est fortement réduite pour permettre le contact entre l’océan Indien et l’océan Enveloppant - dont une partie constitue notre océan Atlantique. Une nouvelle carte imaginaire des mers en est issue sur laquelle l’océan Indien est illimité au sud, cette carte des mers viendra par la suite concurrencer la représentation traditionnelle. Par ailleurs, il est le premier savant musulman à évoquer l’histoire à long terme de la terre par l’érosion, les déplacements de cours de fleuves et les changements que cela entraîne pour l’habitat de l’homme ou sa situation écologique.

La géographie humaine descriptive affleure çà et là dans sa production, évidemment dans son livre sur l’Inde mais aussi incidemment ailleurs comme lorsqu’il relate l’arrivée à Ghazna en 1024 d’une ambassade de Turcs de la Volga qui lui donnèrent des renseignements sur le nord de l’Europe et la mer Baltique. On glane aussi des notations éparses de géographie humaine dans ses ouvrages de minéralogie et de pharmacopée à propos de l’ivoire de morse provenant du nord de la Chine, du cristal de roche pillé dans les temples indiens, de l’origine du mastique de Chypre ou de telle pratique populaire associée à telle plante.

Al-Bīrūnī est souvent présenté comme le premier des indianistes, en ce sens où il aurait été l’un des premiers savants musulmans à s’intéresser l’Inde. Qu’en est-il ?

Votre question met l’accent sur les spécificités de son esprit d’investigation. En effet, dans la littérature arabe antérieure, on trouve bien des allusions au bouddhisme ou à l’hindouisme et aux pratiques de dévotion « singulière » des yogis. Par ailleurs, au Xe siècle, des savants musulmans tentent de faire la synthèse des informations circulant à propos des doctrines religieuses indiennes – dont la métempsycose est considérée avec curiosité et dédain –, des castes, des mœurs, mais ces descriptions ressortent plus à une énumération d’étrangetés exotiques, sans souci de compréhension systémique.

Al-Bīrūnī, dans son livre Sur l’Inde, décale la perspective. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une description géographique de l’Inde, mais de l’exposition des doctrines philosophiques, religieuses, rituelles, sociales, juridiques et scientifiques des Indiens. Déjà à Ghazna, avant de partir en Inde, embarqué dans les troupes de Maḥmūd de Ghazna, il rencontre des pandits indiens. C’est bien dans le cadre des expéditions militaires ghaznavides – quoiqu’il dénonce les ruines causées par les armées du sultan – qu’il parcourt et réside au nord de l’Inde de 1027 à 1032, plus particulièrement dans la vallée moyenne de l’Indus, dont il visite une douzaine de villes. Il s’engage aussi à enseigner les sciences grecques en échange de cours de sanscrit, nous dirions de culture indienne, tout cela oralement ; c’est dire que sa connaissance reste rudimentaire de son propre aveu. Il transpose ainsi de longs passages de la Bhagavadgîtâ et des Purana qu’on lui a racontés. Et il est le premier à mentionner la présence de Zoroastriens installés en Inde. Al-Bīrūnī se montre à la fois anthropologue et comparatiste quand il compare les doctrines indiennes avec leur équivalent grecque, iranien ou arabe, mettant surtout en perspective les structures conceptuelles grecques et indiennes, sans vouloir entrer dans la polémique. Son ouverture d’esprit est révélée aussi par la traduction en arabe qu’il a laissée des Yoga Sutras qui traitent de la théorie et de la pratique du Yoga.

Lire également :
Entretien avec Jean-Charles Ducène - Les voyageurs arabes médiévaux : chroniques et récits. Yāqūt al-Rūmī, le lexicographe itinérant

Quelques liens :
 Abū Rayḥān al-Bīrūnī, The Yoga Sutras of Patañjali, New York, 2020.
 Al-Bīrūnī, The chronology of ancient nations, Londres, 1879, Frakfurt am Main, 1984.
— , The determination of the coordinates of positions for the correction of distances between cities, Beirouth, 1967.
 Bîrûnî, le Livre de l’Inde, Paris, Actes sud, 1999.
 Kozah, Mario, The Birth of Indology as an Islamic Science. Al-Bīrūnī’s Treatise on Yoga Psychology, Leide, 2016.
 Malagaris, George, Biruni, Oxford, 2020.
 Ramsay Wright, R. The Book of Instruction in the Elements of the Art of Astrology by al-Biruni, Londres, 1934

Publié le 04/12/2020


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).


 


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