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Les voyages sont la nourriture des yeux, de l’âme et la promesse de l’accomplissement de l’homme curieux du monde que fut Ibn Ḥawqal. Là où il passe, nous lisons le monde qui l’entoure telle une caméra en mouvement, à l’affût des détails et des impressions générales à la fois. Conseiller des princes, observateur des marchands et des ports, allant de bateau en caravane, de désert en île luxuriante, ce voyageur est poussé par le désir de connaître l’autre et ses coutumes, les activités du quotidien et les appartenances religieuses. Inlassablement, le long d’une vie dont on ne reconstitue le puzzle que dans ses observations du monde musulman du Xème siècle, il cherchera à donner à voir une succession de cultures, de langues, d’histoires et de pratiques diverses ; autant de représentations du réel qu’il fera tenir sur des cartes.
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales, Jean-Charles Ducène se lance sur les traces, souvent minces, de ce géographe qui sillonne le monde pour en peindre et définir les contours.
A vrai dire, peu de choses hormis ce qu’il nous dit dans son traité de géographie. Il est sans doute originaire du nord de l’Iraq, de Nisibe, aujourd’hui Nusaybin en Turquie. Il passa probablement sa jeunesse en Mésopotamie car il était à Madaïn en 932 et déjà à Bagdad en 937. Sa manière d’écrire, sa culture témoignent d’une excellente formation acquise dans la capitale du califat car il part pour son exploration du monde musulman de Bagdad en mai 943 – sans doute âgé de vingt-cinq à trente ans –. On le retrouve dans l’actuelle Tunisie, à Mahdiya, en 947, il est en Andalus de 948 à 951, où il rencontre le médecin de confession juive et ministre du calife omeyyade ‘Abd al-Rahman III, Hasday ibn Shaprout (m. vers 970). Il renseigne Ibn Ḥawqal sur les populations européennes d’au-delà des Pyrénées. Notre voyageur est ensuite à nouveau au Maroc, à Sijilmasa en 951. Il continue vers le sud pour atteindre la Mauritanie actuelle en 952-953. Il repasse alors en Egypte et on le retrouve en Arménie et en Azerbaïdjan vers 955. En 961, il relate être à Bassora puis donne des informations sur le Fārs. Dans la décennie qui suit, il est déjà en Transoxiane, à Boukhara, dans l’entourage du prince ghaznévide Ibrāhīm ibn Alptakin (m. 965), chez qui il récolte des informations sur les Turcs. Et il rédige une première version de son ouvrage qu’il dédie au seigneur d’Alep, Sayf al-Dawla (m. 967). Il reprend par la suite manifestement ses voyages puisqu’il traverse l’Iran en des circonstances inconnues pour être au Khwārezm – aujourd’hui au nord-ouest de l’Ouzbékistan – en 969. Il n’y reste pas car la même année, il est en Iraq, visitant Nisibe, Mossoul, Wassit, Koufa et finalement le Khouzistan où il y subit la sécheresse d’un fleuve qui l’oblige à achever son trajet à pied. Vers 970-971, il se dirige derechef vers le Maghreb en passant par l’Egypte. En 973, il est à Palerme mais il avoue être en Sicile depuis déjà un an à cette date. Il déclare avoir vu tous les volcans de l’île. Il doit être repassé par l’Egypte car il prend note d’événements qui s’y déroulent vers cette époque. Un an plus tard, en 974, selon Ibn Khaldūn, il participe à une mission diplomatique pour l’émir hamdanide de Mossoul, Abū Taġlib, auprès du chambellan de l’émir Bouyide ‘Izz al-Dawla. La critique interne a montré par ailleurs que l’ouvrage a été terminé en 988. De manière incidente, sans que l’on puisse toujours dater ses séjours, ses observations attestent qu’il est le premier géographe voyageur à avoir pérégriné de l’Andalus à l’ouest jusqu’à l’est de l’Iran, en passant tant par les régions centrales comme l’Egypte ou l’Iraq, que les régions périphériques comme la Transcaucasie – il séjourne à Tbilisi. Il est cependant douteux qu’il soit allé au nord de l’Inde.
L’auteur a lu un certain nombre de géographes – dont al-Iṣṭakhrī (milieu Xe s.) – et d’autres savants comme Abū Ḥanifa al-Dinawarī (m. fin IXe s.) et al-Farabī (m. 950) qu’il considère comme un grand philosophe et dialecticien mais il tient à baser sa connaissance des régions et la représentation qu’il s’en fait sur son expérience personnelle, d’où la nécessité du voyage. Selon son propre aveu, sa curiosité était aiguillonnée depuis sa jeunesse par la diversité des comportements dans les différentes régions du monde musulman et les modes de subsistance, sans qu’il en dise plus. Il a d’abord interrogé les voyageurs de passage mais il constate souvent des contradictions entre eux ou des erreurs. Et il se montre aussi méfiant des informateurs originaires des différentes régions car partiaux d’après lui. Il décide alors de voyager pour connaître par lui-même les régions du monde musulman. A la différence d’al-Iṣṭakhrī, il ajoute des digressions historiques. De la sorte, si pour l’Orient il est original dans les détails répétant al-Iṣṭakhrī pour les généralités, il est le premier à donner une description du Maghreb, de l’Andalus et de la Sicile de visu. Il consacre d’ailleurs à l’île une monographie, qui n’a pas été conservée.
C’est un exercice difficile car le « moi » individuel trouve peu de place pour s’exprimer dans la littérature arabe avant le XIIe siècle et Ibn Ḥawqal est avare en réflexions subjectives, quoique lorsqu’il recopie al-Iṣṭakhrī il passe au « je » là où son prédécesseur préférait le « nous ». Ce sont ses partis pris, ses indignations ou ses critiques qui peuvent révéler des parts de sa personnalité. Il considère que les Andalus sont de piètres militaires et critique le niveau des instituteurs en Sicile. Il rappelle l’origine ici ou là des savants mu’tazilites, ce qui peut laisser entendre qu’il n’était pas opposé à cette tendance rationaliste de la pensée musulmane, d’autant que son œuvre montre une confiance dans le rationnel et l’effort de la recherche de celui qui veut comprendre. Il relate le destin et la fin tragique du mystique al-Ḥallaǧ (m. 922) et il récrimine contre les Qarmates. Son aisance avec les chiffres de l’administration et les régimes fiscaux peut indiquer une formation préalable dans les bureaux de l’Etat. Mais Yāqūt (m. 1229) et al-Qazwīnī (m. 1283) l’appellent le « commerçant de Mossoul » et vu son intérêt pour les informations économiques, qu’il récolte auprès des collecteurs d’impôts ou en tous cas, auprès de l’administration, il semble aussi s’y connaître en négoce. Il montre également un intérêt pour les monnaies locales. On ne le considère plus aujourd’hui comme un propagandiste fatimide, tout au plus montre-t-il des inclinations politico-religieuses différentes tout au long de son œuvre. Mais il est certain qu’à partir de 969-970, il fréquente les cours princières des Hamdanides d’Alep, des Hamdanides de Mossoul, des Samanides de Boukhara, des Bouyides d’Ispahan et des Farghounides d’Afghanistan. On a vu qu’il était assez proche de l’émir de Mossoul pour effectuer une mission diplomatique pour lui. Cette proximité des puissants ne l’empêche pas d’être critique envers ceux qui auraient une politique qui détériorerait la prospérité de leurs sujets ou qui se montreraient prévaricateurs. Enfin, il rapporte avoir été profondément choqué par un armateur à Bassora qui aurait fait montre envers lui de dédain alors qu’il lui apportait une lettre avant de s’en excuser, affront qu’il a d’autant plus de mal à accepter lui qui a été proche de princes.
Au IXe siècle la cartographie arabe émerge comme une adaptation de la cartographie de Ptolémée, c’est-à-dire que le cartographe dessine une carte des terres émergées en tâchant de réunir le plus de coordonnées en longitude et latitude. Un siècle plus tard, avec un géographe-voyageur du nom d’al-Isṭakhrī (qui écrit entre 932 et 961), les choses changent puisque celui-ci décide de dessiner une série de cartes focalisées chacune sur une province du monde musulman, le tout précédé d’une mappemonde universelle. Ibn Ḥawqal se situe dans sa lignée. Il avoue lui-même avoir beaucoup lu avant de se mettre en route et il connaît manifestement Ptolémée. Mais surtout, il relate avoir rencontré al-Iṣṭakhrī, qui était plus vieux d’une génération, et que les deux hommes auraient comparé leurs cartes – ce qui induit qu’Ibn Ḥawqal en avait déjà dessiné – et qu’al-Iṣṭakhrī aurait confessé que celles de l’Occident musulman d’Ibn Ḥawqal étaient meilleures que les siennes et qu’il pouvait les corriger. Nous ne connaissons pas l’opinion d’al-Iṣṭakhrī qui ne parle pas de cette rencontre et de ce « legs » intellectuel, mais la comparaison des textes et des cartes des deux auteurs montre qu’Ibn Ḥawqal a un peu enjolivé l’histoire car il est très dépendant de son prédécesseur dès la première version de son ouvrage, écrite vers 966, ne serait-ce que pour le plan et les cartes. Et si, pour les provinces orientales, ce lien est toujours perceptible dans les versions ultérieures, il est évident qu’Ibn Ḥawqal y ajoute ses propres observations. Il garde néanmoins de son modèle la structure de son ouvrage, à savoir une introduction décrivant l’œcoumène (voir illustration), puis une vingtaine de chapitres, chacun consacré à une province du monde musulman, chaque fois accompagné d’une carte régionale spécifique. Notons que pour l’Occident musulman, il est dès l’abord innovateur, et les différentes versions de ses cartes montrent une volonté constante de révision. Comme il l’écrit lui-même, le dessin de ses cartes est pensé comme une visualisation des formes que le texte aurait du mal à décrire en détail sans ambiguïté. Les localités sont situées relativement les unes par rapport aux autres, parfois le long de routes qui reprennent les itinéraires du texte. Dans certains cas, il dessine les montagnes ainsi que les grands fleuves comme le Nil, le Tigre ou l’Euphrate, en tâchant de reproduire fidèlement les méandres de leurs deltas.
Il témoigne d’une passion pour l’activité des hommes, nous laissant un véritable portrait dynamique du monde musulman du Xe siècle. Il s’intéresse aux modes de subsistance des populations, aux productions locales, artisanales et agricoles, au commerce, aux importations et exportations. Il traite ainsi régulièrement de la fabrication des textiles et des tissages locaux, des différentes productions agricoles ou des produits transformés comme le sucre extrait de la canne à sucre qui se répand alors en Iran. En particulier, il s’arrête sur le transit des esclaves francs et des eunuques slaves par l’Andalus. Au nord de l’Iran, il relève l’arrivée ou plutôt l’immixtion des Turcs comme esclaves, commerçants ou militaires jusqu’au cœur du califat, sans se douter du rôle qu’ils joueront au siècle suivant. On peut dire qu’il dresse un tableau de la vie économique ou une géographie des échanges commerciaux puisque c’est la dynamique des courants commerciaux et de leurs acteurs qu’il dessine par touches successives, mais il n’oublie pas la géographie politique donnant parfois l’histoire récente d’une région. Il note de manière plus générale le climat, le régime des eaux, l’aspect steppique ou verdoyant de la région. Il est attentif au caractère des populations, à leur aspect physique, à leurs traits moraux sans montrer trop d’a priori ; en homme de son temps, la distinction rédhibitoire étant celle entre musulmans – ou apparentés – et infidèles. Sans que l’on en connaisse la raison, il a accès aux services administratifs qui lui donnent les montant des impôts foncier. D’un point de vue plus socio-politique, il note l’appartenance religieuse des populations, de la dynastie qui détient le pouvoir et l’exercice de celui-ci vis-à-vis de la prospérité générale. Ainsi, à l’intérieur du monde musulman, il parle des Zott qui occupaient alors une partie de la vallée de l’Indus et qu’il a déjà retrouvés en Iran. Il dénombre et détaille aussi l’emplacement des tribus kurdes. Au sud de l’Iran, il décrit les pacifiques pasteurs nomades Balouches et au Maghreb, il énumère les tribus berbères.
Mais son regard se porte aussi sur les régions voisines du monde musulman, bien entendu l’Europe méditerranéenne et Byzance, mais aussi les Slaves, comprenons les Varègues. Il relate ainsi une expédition de ceux-ci en mer Caspienne par la Volga. Il détaille également les tribus turques situées en Asie centrale et dont les Seldjoukes sortiront une génération plus tard. Ses voyages lui ont permis d’atteindre aussi les régions frontières de l’empire de l’islam, où de petites communautés musulmanes marchandes vivent en territoire « infidèle » - au Nord de la Mauritanie actuelle, au nord du Caucase - sous forme de petites colonies qui trouvent un modus vivendi pour vivre en bonne intelligence avec les autorités locales. Notons qu’il regarde aussi le ciel : il précise les dates de la crue du Nil selon la position des étoiles dans le zodiaque et donne aussi l’horoscope de certaines villes. Cette caution astrologique trouve une expression singulière quand il écrit qu’al-Iṣṭakhrī tira son horoscope en préambule de savoir s’il était un bon cartographe à qui il pouvait léguer son ouvrage à amender.
Les manuscrits conservés laissent percevoir quatre versions successives de son ouvrage, qui témoignent de révisions mais aussi parfois de nouvelles orientations politiques, puisqu’il peut critiquer un pouvoir dont il faisait l’éloge précédemment.
Contrairement à d’autres auteurs, Ibn Ḥawqal est lu et cité par les auteurs ultérieurs tant en Occident musulman qu’en Orient et ceci jusqu’au Yémen. Ainsi, au XIIe siècle, il est une source importante – tant par son texte que par ses cartes – pour al-Idrīsī qui travaille en Sicile pour les territoires orientaux et à la même époque, Yāqūt (m. 1229) le cite abondamment dans son dictionnaire géographique comme une autorité. Un siècle plus tard, Abū l-Fidā’ (m. 1331) y a recours dans son traité de géographie. A la même époque, on en retrouve un abrégé dans une anthologie de textes scientifiques réalisée pour le sultan rassoulide yéménite al-Malik al-Afḍal (m. 1377). Toujours au Yémen, l’historien ismaélien Idrīs ‘Imād al-Dīn (m. 1468) le cite fréquemment. Et Ibn Māǧid (m. fin XVe s.), le maître-pilote auteur d’instructions nautiques pour l’océan Indien, s’y réfère également. A l’autre extrémité du monde musulman, au XVIe siècle, les premiers géographes ottomans s’y réfèrent encore.
Quelques lectures :
Benchekroun, Chafik, « Requiem pour Ibn Ḥawqal. Sur l’hypothèse de l’espion fatimide », Journal Asiatique, 304/2 (2016), pp. 193-211.
Garcin, Jean-Claude, « Ibn Hawqal, l’Orient et le Maghreb », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 35 (1983), p. 77-81
Ibn Hauqal, Configuration de la terre, Kramers, J. H. et Wiet, G. (tr.), Paris, 1964.
Miquel, A., La géographie humaine du monde musulman, vol. 1, Paris, 1966.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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