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Ce nouvel entretien est consacré à un érudit égyptien aussi prolixe que minutieux dans la description qu’il fait du Caire mamelouke de son époque : al-Maqrīzī. Son œuvre foisonne de détails sur l’histoire urbaine de la ville, qu’il traite depuis la construction des monuments jusqu’à leur utilité sociale en. Passant par les évènements qui ont présidé à leur destruction, aussi bien que de l’architecture extérieure et intérieure ou de la situation sanitaire et économique.
Une des œuvres topographiques majeures de ce savant disciple d’Ibn Khaldoun, les Khiṭaṭ, traversera les ans pour arriver à la cour du sultan Suleyman le Magnifique où il sera traduit en turc ottoman. 200 œuvres lui sont attribuées, parmi lesquelles une chronique sur les Ayyoubides et les Mamelouks, où il rapporte qu’en l’an 1187, les astrologues avaient observé une conjonction du Soleil, de la Lune, de Mars, de Vénus, de Mercure, de Jupiter, de Saturne et des deux étoiles du Dragon dans le signe de la Balance. Si aucune catastrophe ne se produit, cela montre néanmoins la place importante tenue par l’astrologie en Egypte à travers le temps.
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales, Jean-Charles Ducène revient sur la production frénétique de ce témoin, véritable mémoire anthropologique du Caire, des Fatimides aux Mameloukes.
Al-Maqrīzī nait en 1364 au Caire, dans une famille originaire des environs de Baalbek mais son père avait émigré dans la capitale égyptienne pour servir comme fonctionnaire. Il y suit le cursus traditionnel dans les sciences du temps (lectures coraniques, grammaire, histoire, …) et certains biographes lui concèdent jusqu’à 600 maîtres au Caire, puis à Damas et à La Mecque. Il étudie notamment les calculs des heures de prières avec Ibn Khaldoun (m. 1406) et il connaît notoirement la Muqaddima dont l’influence a été profonde sur lui. Il nomme Ibn Khaldoun « notre maître » ou cite ses propos à plusieurs reprises dans ses œuvres. Suivant les pas de son père, il rentre à la chancellerie vers les années 1380, en y occupant plusieurs postes. Dès 1381, il fait le premier de ses six pèlerinages à la Mecque. Il fut par ailleurs momentanément prédicateur à la madrasa du sultan Ḥassan (illustration) et inspecteur des marchés au Caire, en 1399 et en 1405. Cette même année, il est choisi pour conduire l’ambassade envoyée auprès de Tamerlan avant d’être finalement remplacé. C’est l’époque d’une grande famine en Egypte, ce qui lui donne l’opportunité d’y consacrer un opuscule. En 1407, il est nommé enseignant de traditions musulmanes à Damas et il y accompagne le sultan Faraǧ (m. 1412) dans une campagne militaire, sultan duquel il était proche. Cette nomination fut cependant de courte durée car l’un de ses biographes, al-Sakhāwī (m. 1497), rapporte qu’il refusa dès cette époque tout emploi salarié pour se consacrer à l’écriture de ses travaux historiques. Ce retrait de la vie active – mais en restant un observateur de la vie politique de son temps – peut aussi s’expliquer par les héritages reçus en 1410 de ses parents et grands-parents, mais également par des échecs à attirer l’attention de l’élite mamelouke, donatrice de prébendes, ainsi que par l’atmosphère d’intrigues qui secouait les milieux du pouvoir au Caire et à Damas. Il semble bien qu’il ait volontairement choisi alors une forme de retraite et de tempérance. Néanmoins, sous le sultanat d’al-Mu’ayyad (r.1412-1421), il enseigne les traditions musulmanes dans la nouvelle mosquée que celui-ci a construit, près de l’actuelle porte Bāb Zuweila. Il publie justement en 1415 un « Traité sur les monnaies » où il loue le sultan pour la frappe de monnaies d’argent de bon aloi. C’est aussi à ce moment qu’il se met à sa grande œuvre topographique, les Khiṭaṭ. En 1418, il compose un ouvrage sur les califes et sultans qui ont effectué le pèlerinage, au moment où le sultan al-Ashraf Sha‘bān part pour La Mecque. Lui-même réalise ses deux derniers pèlerinages en 1431 et en 1435-1436, profitant d’ailleurs pour séjourner plus longtemps à La Mecque. La présence sur place de musulmans venus de partout lui fournit des idées pour des opuscules sur les Africains, les musulmans d’Ethiopie ou encore l’est du Yémen, à savoir le Ḥaḍramawt. Si ces décennies sont marquées par une intense activité intellectuelle, elles sont aussi endeuillées par la perte de sa famille et de tous ses enfants, dont sa fille Fatima en 1426, ses deux fils étant morts plus tôt ainsi que sa première femme. Il meurt en 1442, à 78 ans et est enterré dans le cimetière des soufis au nord du Caire – à l’extérieur de l’actuelle porte Bāb al-Naṣr –, là où déjà son maître Ibn Khaldoun avait été enterré 36 ans plus tôt. Son neveu, qui l’avait accompagné lors de son dernier voyage à La Mecque, hérite de tous ses biens, dont ses manuscrits.
Plus de 200 œuvres lui sont attribuées illustrant une érudition allant d’un traité sur les « Les lettres secrètes et les talismans » à une polémique contre les partisans du mystique Ibn al-‘Arabī à Damas, mais seule une trentaine ont subsisté.
Entendons-nous, ce savant est d’abord un historien mais plusieurs de ses œuvres font la part belle au discours sur l’espace, certes avec une perspective historique voire mémorielle, à commencer par le « Livre des exhortations et des réflexions à propos des quartiers et des monuments », communément appelé Khiṭaṭ, soit les « Quartiers ». Nous pouvons y ajouter des regards jetés furtivement vers l’extérieur de l’Egypte avec un opuscule sur les « Races noires », un sur l’Ethiopie médiévale, un autre sur le Ḥaḍramawt. Enfin, il écrit entre 1433 et 1442 les six volumes de sa dernière chronique, « Annales sur l’histoire de l’humanité » (Al-khabar ‘an al-bashar), qu’il consacre à l’histoire de l’humanité de la création jusqu’à la division des tribus arabes, dont plusieurs parties sont vouées à la géographie. Certes, une introduction générale dessine l’œkoumène mais surtout le cinquième volume, consacré aux non musulmans, traite notamment des Grecs, des Byzantins, des Francs et des Goths en leur accordant tant une profondeur historique qu’une place sur les rives de la Méditerranée, réalisant en quelque sorte une géographie ethnique et culturelle. On y retrouve cependant une compilation de descriptions de Rome et il montre un intérêt particulier pour les puissances établies autour de la Méditerranée, détaillant les Etats ou dynasties établis dans la péninsule ibérique, en Italie et même à Chypre, un peu à la suite de ce qu’al-‘Umarī avait fait.
La composition de ses ouvrages peut être due à une demande particulière du sultan, à l’occasion d’un événement ou par curiosité intellectuelle.
Il a beaucoup lu, et c’est avant tout un compilateur : il prend des notes qu’il met finalement en ordre. Par exemple, dans les Khiṭaṭ plus d’une centaine de sources ont été identifiées, dont des textes inconnus par ailleurs comme cette description de la Nubie laissée par al-Uswānī, qui y avait été envoyé pour le compte des Fatimides, peu avant l’an mil, et qui livre ainsi un regard parfois ethnographique sur les populations du nord du Soudan actuel. Al-Maqrīzī cite aussi des notables et a recours parfois à sa propre information.
A ce propos, l’analyse critique de ses brouillons montre qu’il ne citait pas toujours ses sources – se rendant coupable de plagiat, dirions-nous – mais parfois allait jusqu’à en détourner le sens. Dans le premier cas, Frédéric Bauden a démontré que certains passages des Khiṭaṭ ont bien été empruntés à l’ouvrage homonyme d’Aḥmad al-Awḥadī (m. 1408), son voisin, comme l’avait déjà dénoncé son biographe al-Sakhāwī. Al-Maqrīzī les a, par la suite, complétés. Par ailleurs, son ouvrage sur l’Ethiopie médiévale est une refonte des chapitres qu’al-‘Umarī (m. 1347) avait consacrés à ce sujet quoiqu’il prétende avoir recueilli ces informations auprès de pèlerins à La Mecque. Celui sur les « Races des Noirs », comprenons sur les populations de l’Afrique de l’ouest jusqu’au Tchad actuel, l’ancien Kanem-Bornou, est un complément à un opuscule identique d’Ibn Khaldoun à partir de sources anachroniques où l’auteur donne avant tout une énumération d’ethnonymes et de royaumes. Dans le deuxième cas, la comparaison critique entre son texte et sa source a montré que la soi-disant contradiction entre la loi musulmane et la loi des Mongols – le Yasa – que les sultans mamlouks auraient plutôt suivie selon al-Maqrīzī, est une allégation fausse du savant, construite à partir d’une lecture fallacieuse d’al-‘Umarī afin de discréditer le pouvoir en place.
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Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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