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La série d’articles inaugurée par le récit de la vie et des voyages de Yāqūt al-Rūmī (m. 1229) vise à donner une image de l’Orient médiéval narrée par ses auteurs qui ont arpenté les villes et les endroits reculés de leur temps. A travers leurs lignes, la topographie et les particularités des lieux autant que les coutumes et les usages de leurs habitants prendront corps dans nos esprits et nous permettront de nous figurer le mode de vie et les préoccupations qui furent celles des milieux divers que nos voyageurs ont côtoyé et décrit, du faste de la cour aux intérêts des lettrés en passant par l’état du développement des sciences et les préoccupations des milieux ruraux et citadins. Entre littérature historique, récit légendaires et témoignages pragmatiques détaillés, la traduction des récits de ceux qu’on nommerait approximativement aujourd’hui « géographes » promet de nous transporter dans le temps, à une dizaine de siècles de distance, dans un ailleurs dont les écrits ont préservé la mémoire.
Pour nous guider dans ce périple, nous avons fait appel à un spécialiste de l’étude des textes de ces auteurs médiévaux. Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
Né en territoire byzantin vers 1178-1180, pris comme esclave encore enfant, Yāqūt est acheté à Bagdad par ‘Askar ibn Ibrāhīm al-Ḥamawī, un libraire originaire de Ḥama en Syrie mais installé depuis longtemps à Bagdad, qui lui fait donner une éducation telle qu’il devient un lettré musulman accompli. Il l’emploie alors comme agent au service de son commerce, mais à la suite d’une mésentente, vers 1199-1200, ‘Askar émancipe Yāqūt qui vit désormais de la copie de livres. Cependant, manifestement, cette origine servile a fini par lui faire honte, dans l’anthroponymie du temps, on donnait souvent à un esclave un nom d’objet, dans ce cas Yāqūt signifie « Rubis », ce qui était repérable par ses contemporains et il voulut changer son nom en Ya‘qūb (« Jacob »), mais la postérité en décida autrement.
Plus tard, son ancien maître renoue avec lui et l’aide, si bien qu’à sa mort Yāqūt reprend son commerce, ce qui l’amène à voyager essentiellement au Proche-Orient, en Iran et par deux fois au Caire comme copiste et vendeur de livre. Cela lui permet également de rencontrer des bibliophiles et des mécènes, et de fréquenter leurs bibliothèques.
De cette œuvre de copiste, nous avons gardé des exemples remarquables. Ainsi la bibliothèque Chester Beathy de Dublin conserve un manuscrit autographe de Yāqūt qui contient plusieurs traités de grammaire arabe copiés par l’auteur à Merw, en juin 1219. Par ailleurs, la Bibliothèque d’Etat de Berlin possède le manuscrit d’un traité de grammaire d’Ibn al-Muwaffaq (m. 1263), copié à Alep en août 1223. En outre, le manuscrit donne à voir la licence octroyée par l’auteur lui-même à Yāqūt pour pouvoir enseigner cet ouvrage par la suite.
Par ailleurs, c’est à Merv vers 1218-1219 qu’il a l’idée de rédiger un ouvrage qui éclaircirait la phonétique des toponymes, après une discussion à propos de la vocalisation d’un nom de lieu qu’il a avec ‘Abd al-Raḥīm al-Sam‘ānī (m. 1220), le fils du savant Muḥammad ibn Abī l-Muẓaffar al-Sam‘ānī. Comme il ne trouve aucun ouvrage pour répondre à cette question, il décide d’écrire lui-même ce livre.
Il avoue avoir mis à profit les riches bibliothèques de la ville pour réunir les matériaux de ses ouvrages. Il quitte cependant Merv un an plus tard, après un séjour de trois ans, pour se rendre au Khwarezm. Entre-temps, la menace des invasions mongoles l’oblige à rejoindre la Syrie mais il garde le projet en tête : cela deviendra un dictionnaire géographique, le Mu‘ǧam al-buldān (Dictionnaire des pays), qui contient 12 953 notices.
Cependant, alors qu’il travaille à sa rédaction définitive, il avoue que la diffusion de la première version a déjà débuté avec succès. En 1227, il fait un second voyage au Caire. À son retour, 1er janvier 1228, il commence la version finale pour la bibliothèque du ministre Ibn al-Qifṭī (m.1248) à Alep, mais il n’atteint que l’article Ruṣāfat Baġdād. Les deux hommes se connaissent déjà : Ibn al-Qifṭī (1172-1248) rapporte que Yāqūt lui a été présenté vers 1213-1214 et qu’ils se sont revus en vers 1216-1217, toujours à propos d’achat de livres rares. Yāqūt a d’ailleurs gardé un vif souvenir des goûts de bibliophile d’Ibn al-Qifṭī, et des cénacles savants qui se réunissaient autour du ministre, qui l’aida aussi à la réalisation de son ouvrage de géographie. Yāqūt meurt de maladie le 12 août 1229 dans un khan à l’extérieur d’Alep. Peu avant sa mort, il a confié ses papiers et ses ouvrages au chroniqueur ‘Alī ibn al-Aṯīr (m. 1233), pour qu’il les offre en tant que biens de mainmorte à un mausolée de Bagdad, mais Ibn al-Aṯīr a préféré en tirer d’abord profit et a dispersé ces manuscrits à Mossoul. Une fois la chose éventée à Bagdad, questionné, il a bien été obligé d’y envoyer quelques ouvrages.
Yāqūt n’a certes pas laissé une relation de voyage en bonne et due forme mais ses œuvres sont parsemées de notations personnelles datées suite à l’observation de telle localité par où il est passé ou suite à la rencontre de tel savant dont il voulait recevoir l’enseignement, de telle sorte que l’on peut les rassembler et reconstituer de manière approximative ses déplacements. De la sorte, on sait qu’il effectua quatre voyages depuis Bagdad et le golfe Persique vers l’île de Kiš entre 1190 et 1209. En 1197-1198, depuis Bagdad, il rallie Amid – aujourd’hui Diyar Bakir en Turquie – et il revient par la Syrie. En 1210-1213, il quitte Bagdad pour l’Azerbaïjan et revient à nouveau après un détour par la Syrie. En 1214, il quitte la capitale du califat en direction d’Alep, puis se dirige vers l’Egypte où il visite Alexandrie avant de revenir par Damas et regagner Alep en 1216. La même année, il quitte la Syrie vers le Khurāsān où il y reste jusqu’en 1219, séjournant dans différentes localités et fréquentant plusieurs princes qui lui ouvrent leurs bibliothèques. Mais face aux invasions mongoles, en 1219, il revient à Alep par Mossoul où il arrive en 1220. Enfin, en 1227, il effectue un dernier voyage en Egypte.
Il a écrit essentiellement des ouvrages de lexicographie et de littérature, mais seule une partie de sa production a été conservée. Parmi ses œuvres majeures, il y a un dictionnaire des écrivains commencé en 1198, qui donne la biographie et la bibliographie de plus de 12 700 auteurs, le Iršād al-arīb ilā ma’rifat al-adīb (Direction de l’homme habile dans la connaissance de l’homme de lettres). Yāqūt partit d’un ouvrage antérieur, le Catalogue d’Ibn al-Nadīm, écrit par un libraire de Bagdad en 987, qu’il compléta. Par ailleurs, toujours dans une perspective lexicographique, il laisse un dictionnaire géographique où la question de départ fut pour lui de préciser la prononciation des toponymes qui, dans l’écriture arabe, laisse parfois le lecteur dans l’embarras. Néanmoins, le systématisme du traitement du matériau le rend très complet. À l’entame d’un article, il précise l’orthographe du toponyme, puis en donne parfois la localisation selon les coordonnées mathématiques ainsi que les influences astrologiques subies. Le corps du texte est réservé à la description topographique du lieu, soit de visu si l’auteur y est passé, soit en ayant recours à des informateurs ou plus souvent à des auteurs antérieurs. Yāqūt incorpore parfois des vers dans lesquels apparaît le toponyme. L’article se termine par l’énumération des savants originaires de l’endroit, puisqu’ils en tirent leur nom d’origine (nisba). Il fut considéré au XIXe siècle comme l’auteur du premier dictionnaire géographique, six siècle avant la Synonymia geographica (1578) de l’Anversois Abraham Ortelius.
D’une manière statistique, c’est l’Orient qui prédomine dans son dictionnaire, l’Afrique moins l’Égypte compte 343 notices, soit 2,6% de tout le dictionnaire. En comparaison, 478 articles sont consacrés à l’Égypte, soit 3,7% de l’ensemble, et le domaine iranien est couvert par 2 000 entrées, soit plus de 15% de la totalité. C’est incontestablement le Proche-Orient et l’Iran qui prédominent car ce sont les régions qu’il parcoure pour rencontrer des savants et vendre ses livres. Son information est alors issue directement de son observation et de ses impressions par rapport aux us et coutumes locales, à la prospérité, à l’état du bâti, etc.
Cependant, comme ce fut un copiste et qu’il fréquenta nombre de bibliothèques comme il le dit lui-même, il recopia beaucoup de récits de voyages dont notamment l’extraordinaire relation du voyage qu’Ibn Faḍlān (première moitié du Xème siècle) rédigea suite à son ambassade auprès des Bulgares de la Volga en 922 ou encore le récit qu’Abū Dulaf laissa au Xème siècle de son voyage imaginaire en Chine. On dénombre ainsi 21 sources historiques et 92 sources géographiques nommément citées, sans compter les poètes ! Dans la première catégorie, on retrouve tant des historiens des conquêtes comme al-Balāḏūrī (820-892) que des historiens locaux, et la littérature géographique à laquelle il a puisé rassemble évidemment des auteurs descriptifs comme al-Iṣṭaḫrī (début du Xème siècle), Ibn Ḥawqal (m. après 978) ou al-Muqaddasī (m. après 1000), des récits de voyage que des monographies ayant un objet plus régional. Soulignons aussi qu’il ne néglige pas la géographie mathématique donnant, quand il le peut, les coordonnées géographiques des lieux qu’il décrit, évoquant alors le nom de Ptolémée, et même certains horoscopes pour quelques localités. D’un manière générale, l’autorité sur laquelle il s’appuie pour la géodésie est al-Bīrūnī (973- vers 1052) [1].
Effectivement, Yāqūt est un converti de fraîche date qui fait preuve d’un zèle parfois incommode pour le sunnisme. Qu’il maudisse les chrétiens qui reconquièrent les villes de l’Andalous, c’est de bonne guerre, mais qu’il s’en prenne à des chiites verbalement, c’est plus risqué. Ainsi, en 1216 à Damas, il tient des propos violents contre ‘Alī et les chiites, ce qui l’amène à être rudoyé et à fuir la ville.
Bien plus tard, en 1220, alors qu’il est au Khwarezm, au sud de la mer d’Aral actuelle, il entend les échos des destructions occasionnées par les invasions mongoles et il regagne la Syrie dans un grand effroi.
Aussi étrange que cela puisse paraître pour nous, cet ancien esclave n’hésita pas à lui-même posséder des esclaves, notamment des concubines. Il rapporte ainsi avoir acheté une magnifique esclave turque quand il était à Nishapour en 1216 dont il s’éprend et qu’il considère comme la plus belle créature de Dieu. Alors qu’il s’appauvrit, il est contraint de la revendre et tombe tellement en dépression que ses amis le poussent à la racheter mais son nouveau propriétaire reste insensible au chagrin de Yāqūt.
Effectivement, il a rencontré un grand nombre de littérateurs – j’insiste sur le terme – de son époque, mais n’a pas côtoyé de prosateurs ou de poètes innovateurs.
Ceci dit, pour un auteur médiéval, la question n’a pas de sens : les auteurs moyens se fondent dans la masse en produisant d’une manière rhétorique, et Yāqūt est un érudit compilateur, parfois amphigourique, pas un styliste.
Quelques liens :
– Jean-Charles Ducène, L’Europe et les géographes arabes du Moyen Âge, Paris, CNRS éditions, 2018
– Claude Gilliot, “Yāḳūt al-Rūmī”, in : Encyclopaedia of Islam, Second Edition, vol.XI, Edited by : P. Bearman, Th. Bianquis, C.E. Bosworth, E. van Donzel, W.P. Heinrichs, Leyde, Brill, pp. 287-289.
– André Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du XI ème siècle, 4 volumes. Paris, Ehess, 1967-1988
– Yāqūt al-Rūmī,. Kitab mu’gam al-buldān, éd. F. Wüstenfeld, Leipzig, F.A. Brockhaus, 1866-1873.
– Yāqūt al-Rūmī, Muʿjam al-udabāʾ : irshād al-arīb ilá maʿrifat al-adīb, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islamī, 1993.
– https://chesterbeatty.ie/assets/uploads/2018/11/Monographs-3-A-Volume-In-The-Autograph-of-Yaqut-The-Geographer.pdf
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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