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Entretien avec Jean-François Pérouse – « Le plus étonnant n’est pas qu’Erdoğan soit arrivé en tête, mais bien plutôt qu’il ne l’ait pas remporté dès le premier tour »

Par Florence Somer, Jean-François Pérouse
Publié le 19/05/2023 • modifié le 09/06/2023 • Durée de lecture : 8 minutes

Crédit photo : ANKARA, TURKIYE - MAY 15 : An infographic titled ’Presidential election results’ created in Ankara, Turkiye on May 15, 2023. Elmurod Usubaliev / Anadolu Agency
Elmurod Usubaliev / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Qu’est-ce qui explique cette déception ambiante à Istanbul ?

Les citoyens turcs se sont beaucoup investis dans ces élections, comme paraît l’indiquer le taux de participation élevé. Ceux qui en espéraient une issue « libératrice », en vue d’en finir avec un système présidentiel jugé par trop arbitraire, n’ont pas compté leur temps et leur énergie pour assurer le bon déroulement et l’impartialité du vote. Mais cette mobilisation n’a pas été suffisante pour empêcher partout les abus de certains partisans frauduleux de l’Alliance du Peuple (l’alliance menée par l’AKP). La déception est donc vive, à la mesure des attentes. Et la stupeur peut nourrir la démoralisation.

Le principal bloc d’opposition (l’Alliance de la Nation) est composite, certes, mais c’est justement ce qui pourrait faire sa force, dans sa capacité à s’adresser à des segments très variés de la société turque, associés dans une même volonté de retour au système parlementaire. L’enjeu était donc d’en finir avec le règne de plus en plus arbitraire d’un président enclin à se doter de tous les pouvoirs, à la tête d’un parti-Etat placé sous sa férule exclusive, travaillé par de puissantes velléités autoritaires depuis la résistance de Gezi (mai-juin 2013).

Dans leurs commentaires des résultats du 14 mai, les observateurs extérieurs ont omis de prendre en considération les pressions et l’intimidation exercées sur les individus, que ce soit celles de la famille, des groupes d’appartenance ou du quartier. Il faut comprendre que les électeurs n’ont pas la rationalité et l’indépendance individuelles que les instituts de sondage leur prêtent. Le projet de créer un citoyen autonome éclairé, formulé au début de la République est loin d’être abouti. Les sondés peuvent déclarer qu’ils veulent un changement, mais au moment de procéder au vote, la pression normative et la contrainte exercée par toutes les figures de l’autorité qui continuent à s’arroger le droit d’avoir barre sur leur choix électoraux (surtout quand il s’agit de femmes ou de jeunes) reprennent le dessus. Et beaucoup se résignent à « revenir » à la supposée raison collective. Cette pression normative semble plus à l’œuvre hors des grandes agglomérations, où les occasions et moyens d’accéder individuellement à une information plurielle ou potentiellement critique sont plus réduits ; mais elle existe aussi dans les milieux métropolitains modestes. Elle a été très fortement amplifiée dans les derniers temps de la campagne par un pernicieux discours de l’Alliance du Peuple sur les menaces que ferait peser l’opposition sur « l’intégrité religieuse et morale de la « nation » ». Un type d’argument « identitaire » en fait très ancien dans l’arène politique turque, en vue de discréditer la partie adverse.

Ces mêmes observateurs ont aussi négligé le climat passablement tendu dans lequel se sont déroulés la campagne et le vote : criminalisation insistante des adversaires politiques assimilés à des terroristes, menaces de l’avènement du chaos en cas de victoire de l’opposition proférées par certains ministres en campagne. La présence massive de soldats et de policiers surtout à l’est du pays (dans les bastions kurdes) ou dans les zones affectées par les tremblements de terre de février 2023 a aussi contribué à tendre l’atmosphère électorale, en rappelant à tout instant le pouvoir discrétionnaire du détenteur de la violence légitime. Notons que depuis l’été 2016, 160.000 policiers, en majorité proche de la mouvance MHP - le Parti de l’Action nationaliste allié de l’AKP depuis février 2018 -, ont été recrutés pour remplacer ceux exclus après le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016. Ces nouvelles recrues ont notamment été envoyées à l’est pour « encadrer » les votes.

D’ailleurs la campagne de l’Alliance du Peuple avait plus des airs de mobilisation guerrière que d’entreprise de communication et de débats politiques. L’AKP s’est en effet principalement employé à vanter les industries de l’armement du pays et leur empowerment exceptionnel ces dernières années, sous son égide. Le parti avait installé des stands énormes, notamment à Üsküdar, dans lesquels était exposé du matériel militaire et proposé des activités ludiques interactives. De même, le gendre d’Erdoǧan, à la tête de la florissante société Bayraktar (exportatrice de drones et autres engins aériens) a opportunément organisé quelques jours avant les élections un immense festival appelé « Teknofest » à la gloire de son matériel exporté dans le monde entier, à l’adresse principalement de la jeunesse. Bref, l’AKP a joué la démonstration de force et l’argument de la puissance à consolider encore sous la tutelle d’un leader présenté comme mondialement respecté, a été abondamment utilisé, parallèlement à celui de la stabilité.

Ajoutez à cela une énorme dissymétrie des moyens de campagne et une inégalité criante des accès aux canaux publics de communication ; autrement dit, la distribution du temps de parole sur les chaînes publiques et privées ne s’est pas faite de façon équitable. Loin des caisses de l’État, l’opposition ne peut pas compter sur autant de ressources et est, de fait, beaucoup plus discrète dans l’espace public.

Nous sommes donc bien loin d’un mode de fonctionnement électoral transparent et démocratique. Au premier tour, on sait qu’aucun membre du CHP ne se trouvait dans plus de 20.000 bureaux de vote (sur 191 000) ; ce qui a créé des conditions propices à la fraude et au vol de votes, ainsi que nous en avons la preuve en comparant les procès-verbaux établis à l’issue du dépouillement avec les chiffres enregistrés par la suite par le Haut Conseil Electoral (YSK). Cette institution manifestement peu indépendante a fermé les yeux sur nombre d’irrégularités (bourrage d’urnes, disparition de bulletins, « erreurs » dans les attributions de voix sur les procès-verbaux, électeurs fictifs, doubles votes… ). Les centaines de contestations et de plaintes déposées par les partis estimant avoir été spoliés n’ont pas été toutes prises en compte. Et même dans les bureaux de vote où se trouvaient des observateurs des partis d’opposition, des pressions ont été exercées (surtout quand ces observateurs étaient des femmes) et des abus ont pu avoir lieu une fois les procès-verbaux établis, au cours des processus ultérieurs (transport des sacs contenant les bulletins, saisie des résultats). C’est la raison pour laquelle, plus que jamais, pour le second tour le mot d’ordre de l’opposition est d’être présent et vigilant partout, jusqu’au bout du processus.

Quelle a été la stratégie déployée par le pouvoir avant les élections ?

Elle s’est déployée à plusieurs niveaux. Au niveau juridique, la loi électorale a été modifiée de façon à générer certaines ambiguïtés et à rendre possibles les abus au moment du vote. Par ailleurs, le parti-Etat a su transformer la situation matérielle précaire et difficile d’une grande partie de la population, que la crise financière et économique a pour effet d’aggraver, en un atout en sa faveur : la colère s’est sublimée en expression de la dépendance. En effet les mécanismes d’aide et d’assistance - rappelons que plus de 40 % des ménages ne disposent pas d’un revenu stable - ont été activés au service du pouvoir. On peut même prétendre que loin d’avoir œuvré à changer la situation objective des ménages en assurant par des actions structurelles leur sortie de la dépendance, l’AKP a en quelque sorte institutionnalisé (et naturalisé) la précarité pour favoriser le clientélisme. En échange des aides consenties et mises en scène comme des gestes d’un pouvoir généreux à l’écoute de sa population, la « loyauté » au parti et à son chef devient « naturelle ». Et dans ce contexte de redevabilité entretenue, les pressions opérées pour inciter tous les membres de la famille à donner leurs voix au pouvoir si généreux s’exercent encore plus aisément. Même autour des bureaux de vote, les électeurs ont été choyés par des volontaires en nombre, parfois fonctionnaires.

On se souvient qu’Erdoǧan a également « resacralisé » Sainte-Sophie en mosquée. Quel est le signal qu’il a voulu faire passer aux Turcs ?

Erdoǧan se présente comme le grand défenseur des valeurs religieuses et morales soi-disant bafouées par l’opposition et instrumentalise la question religieuse en accusant ses adversaires de vouloir fermer les mosquées ou supprimer la Diyanet (ou Direction des Affaires religieuses), ce dont il n’a jamais été question. Mais l’important est d’augmenter la paranoïa nationale et d’agir sur la sensibilité religieuse en s’imposant comme le digne représentant de la volonté divine, en créant des lignes de fuite vers l’horizon d’une Turquie toute puissante, nouvelle garante des droits des opprimés. Ce qui permet ce faisant de nier les réalités économiques et sociales actuelles. La sublimation religieuse et la réitération de grands récits manichéens cachent les problèmes réels. L’attention de la population est déplacée vers des grandes causes idéelles : l’inclusion symbolique insistante dans des communautés d’appartenance (nation turque, monde turc, monde musulman) permet de masquer les difficultés et exclusions matérielles, ainsi que les abus des bénéficiaires de la politique de grandeur, ici et maintenant.

Le paysage urbain de la métropole témoigne-t-il des années de pouvoir de l’AKP ?

Bien sûr. Il y a une production monumentale intense qui va de pair avec le culte de la personne d’Erdoǧan, la recherche de la démesure ostentatoire, la volonté de modifier l’économie symbolique des espaces publics et la réinvention du passé ottoman. Au-delà des mosquées grandioses, des universités, des aéroports et des hôpitaux créés dans toutes les préfectures, de nombreux stades ont été construits. Une idéologisation de l’Histoire s’est également incarnée au travers d’une production néo-patrimoniale qui passe par la fabrique ex-nihilo de bâtiments historiques flambant neufs. Les années AKP sont aussi celles des grands projets d’infrastructures de transport (ponts, tunnels, trains à grande vitesse, autoroutes…). Chaque grand projet génère des cérémonies d’inauguration, parfois démultipliées (lancement du chantier, premier étape, deuxième…), qui sont autant d’occasions pour le pouvoir de donner en spectacle son efficacité et son sens du service. Tout particulièrement en période électorale. Le cas du projet de canal (mer Noire/mer de Marmara) est révélateur des ratés de la dynamique des grands projets. Alors qu’il n’existe aucune infrastructure (le canal avait pourtant été promis en 2011 pour l’année 2023), les projets urbains attenant, la spéculation immobilière et la mystification battent leur plein.

Parallèlement, plutôt que de restaurer les immeubles anciens (vulnérables), d’innombrables zones d’habitats collectifs ont été créées aux périphéries : les années AKP sont des années d’intense production de logements neufs et d’étalement urbain. Sur fond de partenariat privé/public aux dépens du foncier public. Cette fuite en avant est révélatrice d’une dynamique plus générale de fuite et de déni de la réalité, pour éviter de faire face à celle-ci. Les horizons politiques ont reculé : comme 2023, les cent ans de la République, est déjà là, désormais on se projette vers 2053 (les 600 ans de la conquête d’Istanbul), voire 2071 (le millénaire de la pénétration des Turcs en Anatolie).

Comment faire alors pour éviter les vols de votes et l’intimidation lors du second tour ?

Il faut beaucoup de sang-froid collectif, une hypervigilance citoyenne et une organisation permettant de garantir le jour J une présence de toutes les parties dans chaque bureau de vote. L’opposition devra rester unie et sortir de l’apathie actuelle post-premier tour, ainsi que de la tentation des règlements de compte internes. Il faut aussi qu’elle évite le piège de la surenchère nationaliste (notamment sur le dossier du renvoi des réfugiés syriens) et qu’elle donne encore à espérer en inventant un contre-récit efficace. Mais il peut se passer beaucoup de choses d’ici le second tour (28 mai) ; si les mystifications et les provocations du pouvoir préoccupé par sa seule longévité ne se font pas trop écrasantes, une leçon de démocratie peut encore être donnée par une majorité d’électeurs (et non pas par le pouvoir brutalisé).

Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
 Entretien avec Jean-François Pérouse - Retour sur les élections en Turquie

Quelques liens :
https://laviedesidees.fr/Hybristanbul
https://ovipot.hypotheses.org/15382
https://laviedesidees.fr/Demesure-d-Istanbul.html
https://ovipot.hypotheses.org/14830

Publié le 19/05/2023


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


Jean-François Pérouse, géographe social, est ancien directeur de l’Institut Français des Etudes Anatoliennes (IFEA), animateur de longues années durant de l’Observatoire Urbain d’Istanbul (OUI) et enseignant-chercheur rattaché à l’université Toulouse Jean Jaurès.


 


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