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Entretien avec Jean-François Pérouse - Retour sur les élections en Turquie

Par Florence Somer, Jean-François Pérouse
Publié le 09/06/2023 • modifié le 09/06/2023 • Durée de lecture : 13 minutes

Crédit photo : ANKARA, TURKIYE - JUNE 1 : An infographic titled ’Final result of Turkiye’s presidential runoff election’ created in Ankara, Turkiye on June 1, 2023.
Elmurod Usubaliev / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Quelles analyses pouvons-nous tirer de ce second tour (28 mai 2023) ?

Il a confirmé l’impression que l’on avait pu avoir d’une campagne et d’un scrutin bien encadrés par un parti-Etat invasif qui n’a laissé que très peu de marge de manœuvre et d’expression à ses opposants. La mobilisation des électeurs a été remarquable au second tour aussi (84,15% de participation), bien que légèrement inférieure à celle du premier tour, sauf à l’étranger. Mais le scrutin a été souvent très tendu, avec des centaines d’altercations dans et à proximité des bureaux de vote. Là où les avocats et témoins des partis de l’opposition n’ont pas pu être présents pour faire leur travail de surveillance et de contrôle du bon déroulement du vote, tous les abus ont pu être commis. Les représentants de l’Alliance du Peuple (Erdoğan) ont exercé des pressions et eu recours à l’intimidation, quand ils n’ont pas violé le principe de neutralité partisane dans les enceintes de vote. On a noté nombre d’anomalies en amont du vote, pendant le vote et après le vote. Au niveau de l’élaboration des bulletins de vote et des listes d’électeurs, des irrégularités ont été constatées : bulletins pré-tamponnés, augmentation anormale du nombre d’électeurs entre les deux tours… On a vu 60 électeurs enregistrés à la même adresse et des personnes décédées depuis des années appelées à voter. Comme le nombre des victimes des tremblements de terre de février 2023 n’est pas établi de façon sûre, on peut se demander si des abus de ce type n’ont pas été systématiquement commis dans les régions sinistrées. En tout cas, le revirement du département du Hatay entre les deux tours (au 1er en majorité pour l’opposition, au second, en faveur d’Erdoğan) alimente bien des interrogations. Dans les zones dévastées, l’instrumentalisation de la détresse et de la précarité par le parti-Etat a été poussée loin : procédures de relogement, distribution d’argent…

Les procédures élémentaires du vote (secret, vote individuel, absence d’arme, documents requis) n’ont pas été respectées. On a assisté à des pratiques d’intimidation (de membres de diverses confréries notamment) ou de séduction au cœur même d’Istanbul, dans des arrondissements pourtant non acquis à l’AKP comme à Şişli. Il y a eu des expulsions manu militari et des arrestations d’avocats de l’opposition qui n’ont pas pu jouer leur rôle, à savoir contrôler le bon déroulement du scrutin. En aval, lors du transport des bulletins de vote vers les représentations locales du Conseil Supérieur des Elections (YSK) et lors de l’ouverture des sacs les contenant et de la saisie des procès-verbaux de chaque urne (plus de 197 874 au total) des irrégularités ont eu lieu. La présence dans le nouveau parlement élu le 14 mai de personnalités qui n’ont que faire de la culture démocratique, qui font l’éloge de la violence, et sont prêtes à recourir à toutes formes de pressions n’a pas contribué à détendre l’atmosphère. Ainsi on note qu’une partie des violences et irrégularités a été le fait de membres ou sympathisants du Parti d’Action Nationaliste (MHP). Les résultats de ce parti dans certains arrondissements à l’Est du pays ne peuvent pas se comprendre sans faire l’hypothèse d’irrégularités massives.

Il est difficile d’évaluer le nombre de voix entachées par ces irrégularités. En tout état de cause, on peut émettre de sérieux doutes quant au caractère démocratique de ce scrutin, malgré la formidable mobilisation citoyenne. Des recours ont été déposés par les partis s’estimant lésés, mais le YSK ne les a pas pris en compte.

Le triomphe de la force et de la stabilité. Outre la criminalisation de l’opposition, la campagne de l’Alliance du Peuple a été une démonstration de force : le candidat Erdoğan s’est présenté en père, « leader », chef et soldat, seul à même de maintenir la Turquie dans son rang. En outre, l’argument de la continuité et de stabilité a aussi porté auprès de nombre d’électeurs. Sachant que le second tour s’est déroulé après la formation de l’Assemblée nationale entièrement dévolue à l’AKP et ses alliés, un certain nombre de gens ont craint la perspective d’une situation où le président serait en conflit permanent avec l’Assemblée. Le refus d’une configuration de cohabitation, supposée génératrice de troubles, a été déterminant.

À cela s’ajoute, la désunion de l’opposition, une perte de foi et d’énergie après le choc du premier tour et une fin de campagne de l’opposition qui n’a pas été glorieuse. On peut même dire que les derniers jours de la campagne à la veille du second tour ont été pourris par le Zafer Partisi et par le candidat de l’Alliance Ata au premier tour Sinan Oğan, qui, souhaitant « monnayer » leurs voix du premier tour, ont réussi à pousser les candidats à des promesses extrêmes sur le dossier des réfugiés syriens. Je connais personnellement des Syriens ayant acquis la nationalité turque qui, alors qu’ils avaient voté Kılıçdaroğlu au premier tour, ont voté Erdoğan au second tour, effrayés par les accents xénophobes pris par la fin désastreuse de campagne de l’opposition. La focalisation sur le dossier des réfugiés a donné lieu à des amalgames déplorables entre Syriens et migrants sans papiers. De ce point de vue, il y a eu une indifférenciation du discours entre les deux candidats qui a pu être déroutante aux yeux des électeurs.

Quelles sont les perspectives pour les années à venir ? Malgré le contexte contraignant et les malversations, l’alliance conduite par l’AKP a « remporté » les élections avec un score de 52,2%, ce qui prouve que presque une moitié de la population n’adhère pas à son projet. Le pouvoir ne devrait-il pas dès lors être forcé au compromis avec l’opposition ?

Il ne semble pas qu’une telle inflexion se dessine. Au contraire, certains groupes d’intérêt et de pression ultraconservateurs qui ont collaboré à la victoire du 28 mai - de multiples manières ! - vont pousser à une radicalisation sur la question de la famille (et donc du rôle social dévolu aux femmes), de l’éducation et de l’aide sociale. Le processus de récompense et de gratification de ces groupes qui se sont mobilisés pour l’AKP - au premier rang desquels les confréries (tarikat) divisées en communautés dotées chacune d’un terreau sociologique et géographique propre - a commencé. Alors qu’ils étaient relativement discrets dans le débat public, ils sont désormais devenus des acteurs du jeu politique, pour tirer tous les profits de cette victoire dans le sens de leur projet de société. Parmi ces groupes devenus soudain plus visibles, signalons la communauté (cemaat) Menzil, affiliée à la tarikat Nakşibendî, très influente dans la région d’Adıyaman (au cœur des territoires ravagés par les séismes de février). Ou la communauté d’İsmaïlağa, de même affiliation que la précédente, à Istanbul. La politique actuelle de distribution de biens publics et de postes de responsabilité aux acteurs confrériques ou à leurs proches (Ministère des Affaires sociales et de la famille, Croissant Rouge turc) va contribuer à renforcer les moyens et l’influence des acteurs ultras conservateurs. C’est une très mauvaise nouvelle pour les femmes, les jeunes, les minoritaires de toute espèce et les travailleurs, ces acteurs confrériques participant à la consolidation des relations de pouvoir et d’autorité, en imposant une culture de la résignation.

L’État libéral sur le plan économique se décharge de la politique sociale éducative et de l’ingénierie sociale (assistance publique, éducation, santé) sur les acteurs communautaires et sur les des institutions néo-communautaires comme TÜRGEV ou TÜGVA. D’ailleurs, juste après les élections, un protocole a été signé entre TÜRGEV et le ministère de l’Education nationale, pour l’encadrement moral et l’« éducation civique » dans les écoles [1], avec une volonté d’agir en priorité dans les arrondissements bastions de l’opposition et de changer l’atmosphère morale de ces arrondissements. Ultimement, il s’agit également d’assurer aux prochaines élections locales (mars 2024) la reconquête d’Istanbul et Ankara ayant majoritairement voté pour l’opposition en mars 2019.

Et tous ces discours font totalement abstraction de la hausse des prix et de la dégradation du pouvoir d’achat des ménages, du fait de l’effondrement de la valeur relative de la monnaie turque. Sans parler de l’état de l’environnement victime d’un mode de développement extractif, forcené et irresponsable. L’essor des acteurs communautaires est révélateur d’une fuite du politique dans des causes morales, loin de la vie quotidienne et de ses difficultés concrètes. Ces combats moraux sont des manières de dérivation, tout comme les combats religieux ou nationalistes que prétend mener le pouvoir. Ce processus va s’intensifier, tout comme la criminalisation de l’opposition et l’assimilation de tout opposant à la figure du terroriste. Face à cela, l’opposition est lancée dans des règlements de comptes internes et n’offre pas une apparence très attirante. L’Alliance de la Nation constituée pour les élections présidentielles ne constitue plus un front commun : ses contradictions internes éclatent au grand jour et risquent d’être révélées davantage par l’épreuve de la vie parlementaire.

L’attitude de certains pays étrangers (notamment en Europe occidentale…) face aux résultats des élections peut étonner, mais certains ont manifestement misé sur la continuité du pouvoir, pour ne pas être confrontés à la prise de risque que représenterait une nouvelle configuration de gouvernement hétéroclite et moins expérimentée. Sur le dossier des réfugiés syriens comme celui de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, la position et la capacité d’action d’Erdoğan sont connues et finalement préférables à la possibilité d’un changement de cap.

Comment lire ce nouveau gouvernement ?

Il faut d’emblée en relativiser l’importance et ne pas en exagérer la signification et le pouvoir. Car nous restons dans le cadre d’un régime présidentiel unique, confirmé par les urnes, sans perspective de retour à un régime parlementaire. La politique se construit ailleurs que dans le Parlement et le gouvernement, qui ne sont que des instruments ou des vitrines. Tout se joue autour du Président et de son administration parallèle ad hoc, au fonctionnement et budget opaques, échappant à tout contrôle démocratique.

La volonté de ne pas voir les problèmes réels est symbolisée par l’absence d’un ministre de l’Economie ! Toute l’attention médiatique a été portée sur le ministre des Finances, Mehmet Şimşek, qui n’est pas une figure inconnue. Ancien ministre, c’est un citoyen américain, britannique et turc qui fait un retour mis en scène comme providentiel, alors qu’il avait été vertement critiqué par un certain nombre de membres de l’AKP il y a quelques années.

Son choix s’inscrit dans la volonté affichée de redonner un certain professionnalisme, une certaine crédibilité et une capacité de négociations à la Turquie sur la scène internationale. En premier lieu, auprès des bailleurs de fonds étrangers avec lesquels la Turquie va devoir compter pour gérer et épurer sa situation financière critique. Mais combien de temps cela pourra-t-il tenir ? La livre turque a déjà recommencé à chuter face à l’Euro et au Dollar.

Toute chose égale par ailleurs, la figure de Şimşek est comparable à celle de Kemal Derviş (1945-2023), chargé de l’Economie après la crise de 2001, jusqu’à la victoire de l’AKP en novembre 2002. Il avait été nommé alors qu’il travaillait (à l’étranger) depuis 22 ans auprès de la Banque Mondiale. Il a participé à la politique de rigueur d’assainissement des finances publiques sous l’égide du FMI, dans la continuité desquelles l’AKP s’est placé.

La nomination de Hafize Gaye Erkan à la tête de la Banque centrale de Turquie semble procéder d’un même souci de recherche de crédibilité dans l’arène financière internationale. C’est une jeune (elle est née en 1982) et brillante femme ayant enseigné la finance dans les plus prestigieuses universités des Etats-Unis. Cette promotion (c’est la première fois qu’une femme est placée à un tel poste en Turquie) procède de la nécessité d’entrer en négociations avec les acteurs de la finance internationale par le biais d’une personne supposée capable.

Sur le plan de la politique étrangère, l’ancien responsable des renseignements (le MİT), Hakan Fidan, devient le ministre des Affaires étrangères. On savait que la politique étrangère de la Turquie était en partie faite par les renseignements ; nous en avons la confirmation. Cela place les dossiers syriens, nord-irakiens et kurdes, chers à Fidan, au cœur de la politique étrangère. Donc tous les signes de ré-institutionnalisation de la politique étrangère turque et de la réinsertion de diplomates professionnels dans la fabrique de cette politique perçus avant les élections semblent brouillés. On peut s’attendre à une politique étrangère éclatée, selon les dossiers traités et les intérêts en jeu, gérée à la fois par des acteurs institutionnels et non-institutionnels.

Cela conduit à certaines interrogations sur la capacité du Parlement à être un réel acteur de la politique étrangère. Les choses vont se décider largement ailleurs et autrement. La culture se résume manifestement au développement touristique, ainsi que le laisse entendre la (re)nomination de Mehmet Nuri Ersoy. Mahinur Özdemir, ancienne femme politique belge en lien direct avec certaines cemaat est nommée ministre de la Famille et des Affaires sociales. Le ministère de la Santé aura une politique basée sur le modèle du secteur privé, ainsi que le laisse présumer la nomination de Fahrettin Koca, à la tête, par ailleurs, d’un grand groupe privé de santé. C’est la seule personnalité déjà présente dans le gouvernement antérieur. Cela confirme la transformation du système de la santé publique selon les critères de performance de la médecine privée, moins axée sur la prévention et la proximité que sur la facturation des actes médicaux, dans le style des Şehir Hastanesi. Le coût devenu prohibitif des soins de santé dans ce système aura pour effet de rendre les segments les plus précaires dépendants du système clientéliste de contrôle social déguisé en aide.

Qui va succéder à Erdogan, cette personne est-elle sur le terrain ?

Difficile à dire. Étant donné la difficulté à établir un consensus sur la candidature d’un autre leader ; qui peut expliquer pourquoi Erdoğan s’est représenté malgré son état de santé. Par ailleurs, les figures qui avaient l’envergure de successeur potentiel ont quitté le parti ou s’en sont éloignées sous divers prétextes. Il ne reste plus de personnage d’envergure. Et les ambitions de Süleyman Soylu, trop évidentes, ne sont pas reçues positivement par tous au sein du parti et dans l’entourage proche d’Erdoğan. Cette impasse est révélatrice des modes de gouvernement excessivement identifiés à une seule personne. De plus, le fonctionnement même du parti et la capitalisation de celui-ci sur la figure du chef unique ne permettent pas de poser « démocratiquement » la question de la succession. Durant la campagne, il s’est agi de créer l’illusion d’une éternité (continuité de l’État, à assurer contre les ennemis intérieurs et extérieurs, et continuité de son leader ont été confondus).

Certains analystes extérieurs ont parlé d’une continuité de l’Empire ottoman, ce qui semble peu à propos. Qu’en pensez-vous ?

Les explications simples et teintées d’historicité séduisent, mais la réalité est nettement plus complexe. À part les velléités habituelles de puiser des ressources symboliques dans ce passé reconstruit, nous ne défendons pas dans l’idée d’un « retour » à quoi que ce soit. Il s’agit uniquement de mobiliser parfois intensément les références identitaires et historiques, ressources parmi d’autres des techniques de gouvernement. Dans la même perspective, on remarque l’utilisation de la rhétorique seldjoukide, notamment la fabrique de l’horizon 2071 (qui marquera les mille ans de la présence turque en Anatolie). Ce sont des productions et reproductions de communautés imaginées qui peuvent être efficaces pour galvaniser l’électorat, en flattant l’orgueil national, mais cela ne suffit pas à comprendre les processus politiques en jeu. Regardez par exemple ce panthéon des hükümdar turcs [2] qu’on retrouve au palais présidentiel d’Ankara et dans le parc de Maçka : ce sont des fables déjà anciennes sur la supposée identité collective, perpétuellement reconstruites. Le prétendu concept de « néo-ottomanisme », très prisé par certains analystes extérieurs, doit être relativisé et même déconstruit.

Reste-t-il, malgré tout, des groupes d’opposition dans la société civile et quel pourrait être leur pouvoir d’action ?

Il y a toujours des mouvements féministes, syndicaux, kurdes, écologiques qui représentent une force de contestation des modes de gouvernement actuel. Mais certains de ces acteurs sont de plus en plus marginalisés : le contrôle et la répression augmentent sur certaines fractions d’opposants. Cela devient de plus en plus difficile, voire héroïque - d’où l’épuisement de nombreuses personnes qui ont cru en la possibilité d’une alternance et d’un changement politique à l’occasion des élections de fin mai 2023 -, de résister au rouleau compresseur étatique, uniformisateur et triomphant.

On peut compter quelques avancées plus ou moins positives, pour exemple, la réintégration dans la fonction publique d’une partie des signataires pour la paix de janvier 2016 qui avaient été exclus par décret-loi. Cela démontre qu’il y a quand même des processus judiciaires qui vont dans un sens non favorable au pouvoir, qui plaident pour ces gens exclus pour délit d’opinion, donc privés de leurs droits fondamentaux. Mais les conditions de réintégration ne sont pas simples. Alors que la clause qui mentionnait que les intellectuels exclus ne pouvaient pas regagner leur université d’origine a été abrogée, après 7-8 ans, ces personnes sont marginalisées, car le climat qui avait permis leur mobilisation en 2016 n’existe plus. De plus, certains délateurs locaux qui ont facilité leurs évictions, voire leur emprisonnement, sont toujours présents dans leurs universités, ce qui rend leur environnement de travail difficile.

Malgré l’extrême division de la société turque lors de ces élections, certains observateurs extérieurs estiment que le sentiment nationaliste aurait fortement « augmenté » au-delà des divisions partisanes

L’analyse de la prétendue montée du nationalisme est très insuffisante. Quelle est la mesure de cette montée ? Cela laisserait entendre qu’il y a une espèce d’unité entre des phénomènes à l’examen très disparates. Les composantes et dynamiques sociales de cette « montée » sont très différentes les unes des autres. Ces amalgames n’aident pas à comprendre la situation. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil sous cet aspect en Turquie : l’attachement à la nation, au cœur de la socialisation primaire depuis le début de la République, est largement partagé, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Face à cela, la mobilisation kurde joue aussi sur les ressorts identitaires. Mais alors que le président turc accuse les Kurdes de conduire une politique de l’identité (kimlik siyaseti) qu’il oppose à celle du service (hizmet) qu’il prétend mener, sa campagne a été très identitaire aussi. Chaque protagoniste a joué de ce registre… Les incertitudes de la situation nationale (économie) et internationale (guerres proches, mouvements migratoires) contribuent à alimenter les peurs et réflexes protecteurs, comme dans bien d’autres pays actuellement. On ne peut pour autant faire d’une idéologie identitaire le moteur quelconque d’une politique : elle est au mieux un déguisement, un instrument de consentement. Le travail de l’analyste est d’aller au-delà des constructions et parures idéologiques, si séduisantes soient-elles.

L’AKP compte 11 millions d’adhérents implantés dans tout le corps social souffrant et qui utilise des canaux primordiaux d’influence (famille, autorité religieuse, réseaux d’origine géographique). L’analyse de ces résultats ne peut pas s’arrêter à celle de comportements électoraux supposés individuels et « rationnellement » motivés. Il faut comprendre la sociologie politique à l’œuvre en Turquie.
En outre, le discours victimaire et paranoïaque est sans cesse à l’œuvre. C’est une façon de faire accepter la situation, si amère soit-elle, mais c’est la fin de la politique. Car si les conditions objectives de vie de la population ne peuvent être mises en débat et améliorées par la politique, au nom de causes supérieures impératives, la raison d’être du pouvoir devient plus flou…

Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
 Entretien avec Jean-François Pérouse – « Le plus étonnant n’est pas qu’Erdoğan soit arrivé en tête, mais bien plutôt qu’il ne l’ait pas remporté dès le premier tour »

Publié le 09/06/2023


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


Jean-François Pérouse, géographe social, est ancien directeur de l’Institut Français des Etudes Anatoliennes (IFEA), animateur de longues années durant de l’Observatoire Urbain d’Istanbul (OUI) et enseignant-chercheur rattaché à l’université Toulouse Jean Jaurès.


 


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