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Jean Marcou, professeur émérite à Sciences Po Grenoble-UGA, chercheur au CERDA2, chercheur associé à l’IFEA (Istanbul), à la FMES (Toulon) et au CFRI (Paris), revient dans cet entretien sur les raisons expliquant la chute de Damas, et sur la question de savoir si le HTC a reçu un appui extérieur. Il évoque également les liens et points de discorde entre la Turquie et la Syrie avant la chute de Bachar al-Assad, ainsi que les nouvelles configurations diplomatiques liées à son départ, tant pour la Turquie que pour l’Iran et la Russie.
Cette fulgurance s’explique essentiellement par l’inexistence militaire et logistique des forces armées syriennes, qui avaient déjà fait la preuve de leur faiblesse dans les premières années de la guerre civile. À l’époque, le régime avait été sauvé par des frappes aériennes russes massives et, sur le terrain, par l’engagement de formations aguerries (outre les troupes russes, les pasdarans iraniens, les miliciens du Hezbollah libanais, voire d’autres milices chiites venues d’ailleurs). Mais, aujourd’hui, ces forces militaires consistantes ne sont plus là. Depuis 2022, les Russes ont dû se recentrer sur l’Ukraine. Quant aux pasdarans et au Hezbollah, leurs capacités d’action ont été considérablement réduites par leurs récentes confrontations avec Israël. Dès lors, le roi s’est retrouvé nu, et la plupart de ses soldats se sont rendus ou sont parfois rentrés chez eux sans combattre. La géopolitique de 2024 n’est plus celle de 2015, elle n’a pas permis à Bachar el-Assad de pouvoir obtenir les soutiens qui lui avaient alors permis de sauvegarder son régime.
Il ne faut pas oublier non plus le rôle joué par les cellules dormantes des rebelles sur le terrain. Elles les ont non seulement directement aidés, le moment venu, mais elles leur ont également permis d’être parfaitement au fait de l’état de la société syrienne, notamment de percevoir l’épuisement des civils, voire des militaires du contingent, usés par une crise économique sans fin provoquée par les sanctions internationales et le pillage du pays par la corruption. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la débandade première ait pu prendre à la fin l’aspect d’un soulèvement généralisé.
J’imagine que vous pensez d’abord à la Turquie, lorsque vous évoquez un « appui extérieur », et c’est vrai que c’est la question que tout le monde se pose. Le gouvernement turc a démenti avoir été à l’origine de l’offensive des rebelles, qui a commencé dans le nord de la Syrie, à Alep, le 27 novembre 2024. Il reste qu’il est certain que ces derniers ont bénéficié d’un appui turc déterminant. Toutefois il faut bien comprendre que l’implication de la Turquie est différente selon les acteurs concernés.
L’allié privilégié d’Ankara est l’Armée nationale syrienne (ANS) qui rassemble les restes de l’ancienne Armée libre syrienne du nord. Ses composantes majoritairement islamistes, ou en tout cas sunnites conservatrices, sont entrainées et armées par la Turquie de longue date, pratiquement depuis les débuts de la guerre civile. Certains de ses membres sont d’ailleurs devenus de véritables supplétifs de l’armée turque, qui ont combattu à ses côtés, lors de ses interventions postérieures en Syrie, ou ont été envoyés sur d’autres théâtres d’opérations, comme la Libye ou le Caucase.
Avec Hayat Tahir al-Cham (HTC), si les liens et le soutien existent indubitablement (ne serait-ce que parce que les bases arrière de cette organisation se trouvent dans l’enclave d’Idlib, placée depuis 2017 sous le contrôle de la Turquie par le processus d’Astana), il s’agit d’une relation beaucoup moins dense et beaucoup moins directe. Outre le fait que c’est une organisation djihadiste placée sur la liste des organisations terroristes depuis 2018 par les Américains, son commandement dispose d’une autonomie plus forte comparativement à la soumission à la Turquie, qui est celle de l’ANS. On a pu s’en rendre compte en observant, ces dernières semaines, les rapports de ces deux organisations avec les Kurdes des FDS-PYD-YPG. Si, après le début de l’offensive rebelle, HTC a négocié avec eux pour mettre en place un corridor leur permettant d’évacuer leurs positions à Alep, la SNA les a attaqués pour les déloger par la force du district du Manbij où ils se trouvaient depuis 2016, se comportant en l’occurrence en véritable bras armé de la Turquie sur le terrain.
Enfin, il ne faut pas perdre de vue la situation complexe qui prévaut dans le sud du pays où s’est formée, le 6 décembre 2024, la Southern Operations Room (SOR) qui a pris le contrôle de Deraa et Damas, au moment de la chute du régime. Cette instance est composée de groupes politiques d’opposition et de factions ethniques (druzes, en particulier) qui ont eu un cheminement ambigu depuis les débuts de la guerre civile, allant du soutien à la contestation initiale du régime à des compromis suspects avec ce dernier (lorsqu’il s’est rétabli), voire à une collaboration avec les Russes.
En fait, la diversité de toutes ces organisations et des soutiens dont elles disposent (ou sont susceptibles de disposer), permet de mesurer l’ampleur du défi que constitue aujourd’hui la constitution d’un gouvernement d’union nationale, capable de stabiliser et de gouverner le pays.
Depuis plus de deux ans, des rumeurs insistantes évoquaient une possible restauration des relations turco-syriennes et s’accompagnaient de contacts officieux ou indirects entre les deux parties. Ces velléités de rapprochement découlaient du constat que le régime syrien, du fait de sa résilience à l’issue du premier soulèvement dont il avait été l’objet et finalement de sa victoire sur les rebelles, avait rétabli ses relations avec la plupart des pays arabes et avaient même pu réintégrer la Ligue arabe. Une restauration des liens entre Ankara et Damas entrait en outre dans la logique du mouvement engagé depuis deux ans par la diplomatie turque, consistant à renouer avec le monde arabe, avec lequel elle avait été brouillée à l’occasion des suites islamistes de certains printemps arabes.
Mais un point majeur de discorde a gêné ce projet de rapprochement turco-syrien. Il s’agit de l’occupation par la Turquie d’une partie du territoire syrien, consécutive à ses trois interventions militaires successives de 2016, 2018 et de 2019 contre Daech et surtout contre les milices kurdes. Bachar el-Assad avait fait de la restitution de ces territoires un préalable au rétablissement des liens diplomatiques entre les deux pays. Or, la Turquie, tout en démentant vouloir annexer ces terres, justifiait le maintien de leur occupation par « la menace » constituée, selon elle, par le Rojava, cette région kurde autonome autoproclamée, se posant en proto-État à ses frontières.
La Turquie se retrouve en position de force du fait de ce retournement qui constitue pour elle une véritable embellie. Le 10 décembre 2024, Recep Tayyip Erdoğan a parlé d’ailleurs de « révolution magnifique ». L’Iran est sans doute le premier perdant de cet événement. Déjà affaibli, lors de sa confrontation antérieure avec Israël, notamment du fait des pertes enregistrées par le Hamas et le Hezbollah, la République islamique perd avec la Syrie le dernier pion qui lui permettait d’avoir une influence majeure au Moyen-Orient, au moment où la Turquie peut, elle, espérer voir s’installer à Damas un gouvernement sunnite sur lequel elle aura une influence qui est encore à définir.
L’autre perdant de la chute du régime baasiste est la Russie dont le grand retour au Moyen-Orient commencé en Syrie diplomatiquement, en 2013 (affaire de « la ligne rouge »), et militairement, en 2015 (bombardements massifs d’Alep), est fortement compromis, comme l’est d’ailleurs, même s’il n’est pas encore définitivement scellé, le sort de ses bases (aérienne de Hmeimim et navale de Tartous). Il reste que la Russie en sa qualité de puissance diplomatique et militaire internationale dispose de cartes que n’a pas l’Iran, puissance régionale affaiblie. En consentant à la chute du régime et en assurant l’exfiltration et l’accueil de Bachar, elle a contribué à la transformation de la chute du régime en une transition bizarre qui donne quelques espoirs de stabilisation. Cela pourrait lui permettre de négocier la pérennisation de la possession de ses bases, et de nouer des liens avec le nouveau régime qui s’installera à Damas, voire de retrouver un rôle d’influence non négligeable, du fait des contacts dont elle dispose avec certains des protagonistes (Kurdes dans le nord, SOR dans le sud), si jamais la situation dégénère en une nouvelle guerre civile.
On ne peut manquer également d’observer les conséquences de la chute du régime sur la relation turco-américaine. Depuis l’élection de Donald Trump, la Syrie, et en particulier la frontière syrienne, constituaient un grand sujet d’angoisse en Turquie, la presse observant avec inquiétude la réputation pro-kurde de plusieurs secrétaires ou conseillers d’ores et déjà nommés par le nouveau président. Alors même qu’on ne sait pas encore quelle sera l’attitude de Donald Trump à l’égard des Kurdes syriens, auxquels les États-Unis apportent un soutien essentiel, on peut penser que la chute de Bachar el-Assad replace la Turquie dans une position favorable dans sa relation avec Washington, quel que soit le cas de figure. Bien sûr, si la nouvelle administration américaine abandonne les Kurdes ou tout au moins réduit son soutien à leur endroit, Ankara, forte de son nouveau champ d’influence syrien, pourra s’employer à les isoler un peu plus. Mais si la Maison-Blanche décide de conforter son appui au Rojava, la Turquie peut espérer contenir de façon plus efficace cette région kurde autoproclamée, qui reste malgré tout son talon d’Achille, dans une géopolitique moyen-orientale en pleine recomposition.
Pour conclure, on ne peut omettre d’évoquer un effet essentiel pour la Turquie de la chute de Bachar el-Assad, celui de la nouvelle donne qu’elle ouvre pour les réfugiés. Bien qu’il ait réussi à stopper en grande partie les flux migratoires provoqués par la guerre civile à partir de 2016, ce pays a néanmoins accueilli officiellement 3,7 millions de réfugiés (probablement au moins 4 millions). La population syrienne à Istanbul compterait ainsi un demi-million de personnes et certaines provinces turques, comme celle de Kilis, abriteraient plus de déplacés syriens que de locaux kurdes, turcs ou arabes. Les événements qui se déroulent en Syrie depuis le 27 novembre 2024 ont provoqué un premier mouvement de retour des réfugiés, et les autorités turques ont dû rouvrir des postes frontières (en particulier ceux de Cilvegözü et de Yayladağı dans le Hatay). Alors même qu’ils sont au plus bas dans les sondages, entre autres parce qu’on les rend responsables du nombre trop important de migrants accueillis, Recep Tayyip Erdoğan et l’AKP se prennent à rêver d’un retour de son plein grès en Syrie de cette population. Pourtant, la situation des Syriens en Turquie n’est pas uniforme. Ceux qui se précipitent à la frontière depuis la chute du régime sont le plus souvent ceux qui vivent dans des conditions précaires, en particulier dans des camps. Mais il ne faut pas oublier que beaucoup d’autres ont refait leur vie en Turquie et y vivent même souvent mieux qu’auparavant en Syrie. Ceux-là auront sans doute du mal à reprendre la route, de surcroît, vers un pays dévasté dont la situation politique et économique est encore très précaire…
Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.
Jean Marcou
Jean Marcou est actuellement Professeur des Universités à l’IEP de Grenoble (France) après avoir été pensionnaire scientifique à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul où il a dirigé, de 2006 à 2010, l’Observatoire de la Vie Politique Turque (OVIPOT – http://ovipot.hypotheses.org/). Il a été aussi directeur de la Section francophone de la Faculté d’Économie et de Sciences Politiques de l’Université du Caire (Égypte), entre 2000 et 2006.
A l’IEP de Grenoble, il est directeur des relations internationales et dirige également le Master « Intégration et Mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient. » Ses principaux champs d’enseignement et de recherche concernent la vie politique turque (Constitutions, élections et partis politiques…), les transitions politiques dans le sud de l’Europe, l’Union européenne, et l’évolution des équilibres politiques au Moyen-Orient (vue notamment au travers de la politique étrangère turque).
Derniers articles parus (2011-2012)
– Nombreux articles dans le « Blog de l’OVIPOT » : http://ovipot.hypotheses.org
– Marcou (Jean), « Turquie. La présidence de la République, au cœur des mutations du système politique », P@ges Europe, 26 mars 2012 – La Documentation française © DILA http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000481-turquie.-la-presidence-de-la-republique-au-caeur-des-mutations-du-systeme-politique-par/article
– Marcou (Jean). « Le modèle turc controversé de l’AKP », in Moyen-Orient, N°13, janvier-mars 2012, p. 38 à 43.
– Marcou (Jean). « La place du monde arabe dans la nouvelle politique étrangère d’Ahmet Davutoglu », in Dorothée Schmid (dir.), Le retour de la Turquie au Moyen-Orient, Editions du CNRS - IFRI, décembre 2011, p. 49-68
– Marcou (Jean).- « La nouvelle politique étrangère de la Turquie », Les Clés du Moyen-Orient, décembre 2011, http://www.lesclesdumoyenorient.com/La-nouvelle-politique-etrangere-de.html
– Marcou (Jean). « Les multiples visages du modèle turc », Futuribles, N°379, novembre 2011, p. 5 à 22.
– Marcou (Jean). « La politique turque de voisinage », EurOrient (L’Harmattan), N°35-36, novembre 2011, p. 163-179
– Marcou (Jean). « Recep Tayyip Erdogan, plus que jamais maître à bord », Grande Europe (La Documentation française), N°36, Septembre 2011, p. 12 à 21.
– Marcou (Jean). « Turcs et Arabes : vers la réconciliation ? » in Qantara (Revue de l’Institut du Monde Arabe), N°78, janvier 2011, p. 49 à 54.
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