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Entretien avec Jean Marcou – Retour sur le coup d’Etat turc du 15-16 juillet 2016

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Jean Marcou
Publié le 08/08/2016 • modifié le 19/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Jean Marcou

Pouvez-vous revenir sur ce qu’il s’est passé dans la nuit du 15 au 16 juillet ?

Un vrai coup d’Etat, préparé depuis un certain temps sans doute, est survenu en Turquie, dans la nuit du 15 au 16 juillet, impliquant principalement des forces de l’armée de terre et de l’aviation, mais aussi quelques éléments de la gendarmerie et de la marine. Le vendredi 15 juillet, vers 21 heures, la plupart des membres de l’état-major, dont son chef, ont été pris en otage par des conjurés infiltrés ou carrément membres de leur entourage. Des tanks ont alors fait leur apparition dans les rues d’Ankara et d’Istanbul, et vers 22 heures, les putschistes ont bloqué la circulation sur deux des ponts du Bosphore. L’affaire est alors devenue publique et a été commentée en direct par les médias. Peu après, des F-16 de l’armée de l’air ont bombardé, à Ankara, trois cibles symboliques : le nouveau palais présidentiel de Recep Tayyip Erdoğan, le parlement et l’immeuble des services de renseignements (le MİT). A 23 heures, sur la chaine privée NTV, le Premier ministre, Binali Yıldırım, s’exprime alors évoquant le soulèvement d’un « petit groupe » au sein de l’armée, et accusant déjà le mouvement Gülen. Vers minuit, le siège de la radio-télévision d’Etat (TRT) est pris d’assaut par les putschistes, qui se présentent sous le nom de « Conseil de la paix dans le pays » (une allusion probable du fameux mot d’ordre de la politique étrangère d’Atatürk « Paix dans le pays, paix dans le monde »), dénoncent le régime en place, et annoncent qu’ils exercent désormais le pouvoir par l’instauration d’un couvre-feu et de la loi martiale.

Au même moment, Recep Tayyip Erdoğan, échappant de peu à un commando venu se saisir de sa personne (voire le tuer), quitte l’hôtel où il était en vacances dans la station balnéaire de Marmaris, et s’envole vers Istanbul après une escale à l’aéroport de Dalaman, menacé par les putschistes. Pris en chasse par un F-16 gagné à la cause de l’insurrection, son avion n’est finalement pas arraisonné par ce dernier, qui aurait été à court de carburant (selon le quotidien gouvernemental Yeni Şafak, dans son édition du 4 août 2016). C’est le moment le plus confus de la soirée, certaines rumeurs évoquent même un départ du président turc vers l’Allemagne à laquelle il aurait demandé l’asile politique… Finalement, ce sont des médias privés (souvent malmenés par le président turc par le passé), notamment CNN Türk et et NTV, qui sauvent la mise à Recep Tayyip Erdoğan. Visiblement ému et marqué par les événements qui sont en cours, le chef de l’Etat s’exprime via FaceTime et l’I-Phone d’une présentatrice pour promettre l’écrasement prochain de la tentative de putsch, accuser le mouvement Gülen d’en être responsable, et demander à ses partisans de descendre en masse dans la rue.

Cette déclaration est sans nul doute le tournant de la soirée. À l’appel du président du Diyanet (la direction des affaires religieuses), les imams turcs (qui sont des fonctionnaires aux ordres) diffusent des chants religieux dans les mosquées. Les partisans du président turc commencent à se rassembler et à prendre à partie les troupes soulevées dans la rue. Les affrontements qui s’ensuivent vont faire de nombreux morts, car les militaires n’hésitent pas à user de leurs armes. À Ankara notamment, des hélicoptères ouvrent le feu sur des groupes de manifestants qui tentent de se rassembler. Dans le même temps, les partis d’opposition (CHP, MHP, HDP) appellent au respect de l’ordre constitutionnel, tandis que l’Union européenne, l’OTAN et plusieurs leaders de pays alliés de la Turquie, notamment Barack Obama, dénoncent le putsch. D’un seul coup la situation critique que vivait le gouvernement de l’AKP se retourne en sa faveur, c’est ce qui commence à alimenter sur les réseaux sociaux l’idée que c’est le régime lui-même qui a organisé ce coup d’Etat. Ce dernier, toutefois, n’est pas encore terminé. Recep Tayyip Erdoğan, qui tente toujours de rallier Ankara ou Istanbul en avion, est pris en chasse par des F-16 favorables à l’insurrection, mais il leur échappe à nouveau. Des affrontements sporadiques continuent dans différents endroits. Ce n’est vraiment que, vers 3h30, le 16 juillet, que la situation paraît définitivement maîtrisée, et que le chef de l’Etat, enfin arrivé à Istanbul, s’adresse à une foule venue l’accueillir.

Pourquoi ce coup d’Etat a-t-il été tenté par certains militaires ? Quel est le positionnement de l’armée depuis que l’AKP est au pouvoir ?

La Turquie a connu quatre interventions militaires au cours de la seconde moitié du 20e siècle, deux coups d’Etat ayant entrainé une rupture de l’ordre constitutionnel (1960, 1980), deux interventions plus sophistiquées (1971, 1997), la seconde étant connue sous le nom évocateur de « coup d’Etat post-moderne ». Mais la caractéristique de ces interventions est qu’elles sont toutes parties de l’état-major, le commandement suprême de l’armée. Chaque fois, c’était en quelque sorte l’institution militaire dans son ensemble, qui remettait le pouvoir civil « sur les rails », c’est-à-dire dans le cadre des principes qu’elle pensait être les fondements de la République. Or, dans la nuit du 15 au 16 juillet, c’est une fraction de l’armée qui s’est soulevée, tandis que l’état-major, lui, est resté fidèle au régime, refusant de soutenir le putsch et le combattant même. Le rôle du général Ümit Dündar (chef de la 1ère armée), qui a conseillé, à plusieurs reprises, le président de la République, au cours de la nuit du 15 au 16 juillet, a été déterminant, en particulier. Il est significatif d’observer d’ailleurs que, dès sa première déclaration, le Premier ministre a éprouvé le besoin de dire que la chaine de commandement de l’armée n’était pas affectée par la sédition. Cette tentative de coup d’Etat révèle donc l’existence de divisions dans l’armée que l’on connaissait, mais que l’on ne pensait pas aussi profondes. Le noyau dur du soulèvement a été constitué par des militaires proches du mouvement Gülen. On ne les savait pas aussi nombreux et influents dans les forces armées. Ils ont pourtant réussi à concevoir un coup d’Etat et à y rallier des opposants laïques de longue date au gouvernement de l’AKP, et des opportunistes.

Bien que l’état-major n’ait pas été à l’origine du coup d’Etat, l’échec de ce dernier met un terme à la situation d’autonomie qu’avait pu conserver l’armée dans le système turc, jusqu’à présent. Après un premier round d’observation et de consensus, entre 2002 et 2007, l’armée et le gouvernement ont vu leurs relations se détériorer lorsqu’un membre de l’AKP (Abdullah Gül) a été élu à la présidence de la République en 2007, puis lorsque les grands procès (Ergenekon, Balyoz…), lancés par des procureurs gülenistes (instruments du pouvoir de l’AKP, à cette époque), ont conduit des dizaines de généraux derrière les barreaux. A partir de 2010, une étape nouvelle est franchie, quand Recep Tayyip Erdoğan, ayant décidé d’exercer de manière effective la présidence du Conseil militaire suprême (Yüksek Askeri ŞuraYAŞ), s’immisce dans les nominations des membres de l’état-major. L’armée perd, dès lors, dans les années qui suivent, sa capacité d’influence politique traditionnelle, et se replie dans ses casernes. Pourtant, depuis que le conflit entre Fethullah Gülen et Erdoğan était devenu public (fin 2013), et que des non-lieux avaient abouti à la libération des militaires incarcérés dans les grandes affaires que nous évoquions précédemment, une sorte de convergence d’intérêts était apparue entre l’institution militaire et le pouvoir politique. Il faut voir aussi que ce dernier avait désormais besoin d’une armée ayant retrouvé sa sérénité, pour faire face à une situation régionale fortement dégradée par les lendemains des printemps arabes.

A l’issue du coup d’Etat, le YAŞ qui s’est tenu le 28 juillet 2016, a maintenu la plupart des têtes de l’état-major, en leur accordant une sorte de prime de loyalisme. Pour autant, l’armée n’échappera pas à une réorganisation complète, qui est déjà programmée : dissolution des académies militaires, réforme du recrutement, intégration des trois armes au ministère de la Défense, placement de l’état-major sous l’autorité directe de la présidence de la République. Ces mesures, adoptées par décret dans le cadre de l’état d’urgence proclamé à la suite du coup d’Etat, et dont l’opposition a regretté qu’elles aient été prises hâtivement, sonnent le glas d’une conception qui, depuis le coup d’Etat de 1960, faisait de l’armée une institution démarquée du pouvoir politique, et constituant une sorte d’Etat dans l’Etat.

Comment le pouvoir en place a-t-il réagi et pourquoi le coup d’Etat a-t-il échoué ?

Le pouvoir en place a réagi en ordre dispersé, au départ. C’est ce qui est très discuté aujourd’hui, en Turquie. Le rôle des services de renseignement (le MİT), et notamment de son chef Hakan Fidan (antérieurement déjà en conflit avec Recep Tayyip Erdoğan, parce que ce dernier l’avait empêché de se présenter aux élections législatives en juin 2015) fait l’objet d’une avalanche de commentaires. Quelques heures avant, Fidan a prévenu en effet l’état-major de l’imminence du putsch, mais n’en a parlé, ni avec le Premier ministre, ni avec le président de la République. Ce dernier, d’ailleurs, a dit avoir été informé de la situation par son gendre, Berat Albayrak, au demeurant ministre de l’Energie, et devenu de plus en plus visible sur la scène politique, depuis les événements du 15 juillet. Quant à Efkan Ala, le ministre de l’Intérieur, il a même confessé n’avoir appris la nouvelle que vers 23 heures, alors qu’il rentrait d’un déplacement à Erzurum.

Le coup semble avoir échoué pour des raisons qui sont à la fois de circonstance et de fond. Sur le plan technique, on peut dire que les conjurés ont manqué leur objectif principal qui était d’arrêter (voire de tuer) Recep Tayyip Erdoğan. Le commando qui devait s’en saisir, à Marmaris, est arrivé à l’hôtel présidentiel, un quart d’heures trop tard. Par la suite, les F-16 qui devaient intercepter son avion n’y sont pas parvenus, à deux reprises. Quoi qu’il en soit, sur le fond, cette opération avait, peu de chances de réussir, parce qu’elle n’a pas bénéficié du climat favorable qui lui aurait donné une absolue raison d’être. Pour cela, il eut fallu une situation délétère, nourrie par une instabilité politique, économique et sociale, délégitimant le gouvernement en place, et faisant apparaître l’intervention militaire comme la seule issue possible à la crise ; en bref, ce que Javier Cercas appelle (dans « Anatomie d’un instant », son livre sur coup d’Etat du 23 février 1981, en Espagne) « le placenta » d’un coup d’Etat. Nul doute qu’en dépit d’un certain nombre de problèmes réels, la Turquie n’en était pas là, au soir du 15 juillet.

Comment la population s’est-elle positionnée ?

La population s’est positionnée, au soir du 15 juillet, comme elle s’est positionnée, depuis plusieurs années, c’est-à-dire de façon polarisée. Les partisans de l’AKP sont rapidement sortis manifester contre le putsch. Il faut dire qu’ils sont habitués à répondre à l’appel de leurs dirigeants. Le 24 mai 2015 et 2016, pour le 562 et 563e anniversaires de la prise de Constantinople, les manifestations organisées par le régime avaient rassemblé des millions de personnes. L’autre moitié de la population, en revanche, ne s’est pas impliquée dans les développements du coup et du « contre-coup ». Elle s’est même parfois terrée chez elle, craignant d’être considérée comme complice des putschistes, et de subir des représailles.

Cette polarisation ne s’est pas démentie par la suite, bien que les partis d’opposition aient condamné le putsch, et que, d’un point de vue politique, une certaine unanimité s’est manifestée, notamment lorsque, le 24 juillet, les kémalistes ont appelé les militants de l’AKP à se rassembler avec eux, place Taksim, en faveur de la démocratie, ou lorsque Recep Tayyip Erdoğan a reçu les leaders du CHP et du MHP, dans sa résidence présidentielle. Il est probable que désormais les purges massives, qui ont massivement frappé la société et l’Etat turcs, ne sont guère susceptibles de détendre l’atmosphère et de ramener la sérénité.

Publié le 08/08/2016


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Jean Marcou est actuellement Professeur des Universités à l’IEP de Grenoble (France) après avoir été pensionnaire scientifique à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul où il a dirigé, de 2006 à 2010, l’Observatoire de la Vie Politique Turque (OVIPOT – http://ovipot.hypotheses.org/). Il a été aussi directeur de la Section francophone de la Faculté d’Économie et de Sciences Politiques de l’Université du Caire (Égypte), entre 2000 et 2006.
A l’IEP de Grenoble, il est directeur des relations internationales et dirige également le Master « Intégration et Mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient. » Ses principaux champs d’enseignement et de recherche concernent la vie politique turque (Constitutions, élections et partis politiques…), les transitions politiques dans le sud de l’Europe, l’Union européenne, et l’évolution des équilibres politiques au Moyen-Orient (vue notamment au travers de la politique étrangère turque).

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 Marcou (Jean), « Turquie. La présidence de la République, au cœur des mutations du système politique », P@ges Europe, 26 mars 2012 – La Documentation française © DILA http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000481-turquie.-la-presidence-de-la-republique-au-caeur-des-mutations-du-systeme-politique-par/article
 Marcou (Jean). « Le modèle turc controversé de l’AKP », in Moyen-Orient, N°13, janvier-mars 2012, p. 38 à 43.
 Marcou (Jean). « La place du monde arabe dans la nouvelle politique étrangère d’Ahmet Davutoglu », in Dorothée Schmid (dir.), Le retour de la Turquie au Moyen-Orient, Editions du CNRS - IFRI, décembre 2011, p. 49-68
 Marcou (Jean).- « La nouvelle politique étrangère de la Turquie », Les Clés du Moyen-Orient, décembre 2011, http://www.lesclesdumoyenorient.com/La-nouvelle-politique-etrangere-de.html
 Marcou (Jean). « Les multiples visages du modèle turc », Futuribles, N°379, novembre 2011, p. 5 à 22.
 Marcou (Jean). « La politique turque de voisinage », EurOrient (L’Harmattan), N°35-36, novembre 2011, p. 163-179
 Marcou (Jean). « Recep Tayyip Erdogan, plus que jamais maître à bord », Grande Europe (La Documentation française), N°36, Septembre 2011, p. 12 à 21.
 Marcou (Jean). « Turcs et Arabes : vers la réconciliation ? » in Qantara (Revue de l’Institut du Monde Arabe), N°78, janvier 2011, p. 49 à 54.


 


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