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Ce mercredi 1er juillet, Israël pourrait lancer l’annexion d’un tiers de la Cisjordanie et intégrer des pans du territoire palestinien dans l’Etat hébreu. Interdite en droit international, l’annexion unilatérale de la Cisjordanie porte non seulement atteinte au droit des Palestiniens à disposer d’eux-mêmes, elle viole aussi l’interdiction de conquête par la force combattue depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Pour éclaircir la situation, Les clés du Moyen-Orient a mené un entretien avec Jean-Paul Chagnollaud. Président de l’iReMMO, Professeur émérite des Universités, il a été Doyen de la faculté de Droit de l’Université Cergy‐Pontoise. Il est également directeur de la revue Confluences Méditerranée, et en charge de certaines collections concernant la Méditerranée aux Éditions L’Harmattan.
En droit international, l’occupant est vu comme un acteur extérieur qui s’impose, certes, par la force, mais ce système est “encadré”. Il existe des textes majeurs sur le sujet. Le plus important est la 4ème Convention de Genève de 1949, dont le titre est “La protection des personnes civiles en temps de guerre”. Elle comporte plusieurs dizaines d’articles analysant en détail toutes les facettes d’une occupation, et prévoit les garanties dont les civils doivent bénéficier en cas d’occupation. Le mot important est : “protection”. Par ailleurs la puissance occupante n’a pas le droit d’installer ses nationaux dans le territoire occupé (article 49). Cela fait bien sûr écho à la colonisation israélienne en marche depuis plusieurs années en Palestine (environ 650 000 colons sont installés illégalement sur les territoires palestiniens).
Selon le droit international, en aucun cas la puissance occupante ne peut se substituer à la législation locale. Elle n’a donc pas le droit de légiférer, sauf cas exceptionnel : pour des mesures à court terme, notamment en matière de sécurité. Mais la législation locale ne peut être remise en question. C’est un point essentiel dans le débat sur l’annexion : la puissance occupante ne peut, en aucune manière, devenir souveraine sur le territoire qu’elle occupe. Elle n’a pas le droit d’annexer unilatéralement. Et ce, quelque soit la durée de l’occupation.
Depuis la création de la Cour Pénale Internationale (CPI) en 1998, un organe judiciaire est à même de se prononcer sur les crimes les plus graves (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes d’agression). Dès lors que la puissance occupante viole un article de la Convention de Genève, cela peut relever d’un crime de guerre et la CPI peut être à même d’enquêter. Des Palestiniens ont récemment demandé à la CPI de se prononcer sur des possibles crimes de guerre en se basant sur la 4ème Convention de Genève et notamment sur l’interdiction d’installer des nationaux pour la puissance occupante.
A partir du moment où le plaignant, la Palestine, est partie à la CPI, oui. Il faut que cela concerne les nationaux ou le territoire d’un Etat partie. Après avoir été reconnue comme Etat observateur auprès de l’ONU en 2012, la Palestine a pu devenir membre de la CPI.
Il n’y a pas d’annexion légale possible sans accord des parties. Depuis 1967, dans toutes les résolutions prises par l’Assemblée générale de l’ONU sur cette question, on retrouve le principe de l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la force. Par conséquent, l’annexion est illégale. S’ils sont annexés, ces territoires seront toujours considérés comme occupés en droit international. Ils ne seront pas reconnus comme israéliens, car Israël n’a pas le droit de légiférer sur les territoires palestiniens. Reprise par la résolution 23-34 du 23 décembre 2016, la résolution 242 votée en 1967 est très claire : il est impossible d’acquérir des territoires par la force.
Une annexion sur la base de négociations est possible, mais seulement sur la base d’un compromis de toutes les parties et dans le cadre d’un échange de territoires. Cela a déjà été évoqué dans plusieurs rounds de négociations, le dernier étant celui mené par John Kerry (ancien Secrétaire d’Etat des Etats-Unis). A l’époque, les Palestiniens ont accepté que certaines colonies israéliennes pourraient être annexées à Israël, en échange de quoi l’Etat palestinien en devenir pourrait annexer certains territoires israéliens. Le plan Trump a certes proposé un échange de territoires entre Israël et la future Palestine. Mais ce plan est déséquilibré : d’abord, les Palestiniens n’ont pas été consultés, et ensuite, cet échange est asymétrique, car largement en faveur d’Israël. Une partie du Negev et du “Triangle” (qui pose par ailleurs d’autres problèmes) serait rattachée à la Palestine, tandis que 30% de la Cisjordanie, incluant la Vallée du Jourdain, serait rattachée à Israël.
Selon moi, la levée de bouclier de la quasi-totalité du monde contre l’annexion d’une partie de la Cisjordanie par Israël est justifiée : l’annexion unilatérale est contraire au droit international. Cela consacrerait un retour à la loi de la jungle. Or, depuis plus de 70 ans, le droit international tente de lutter contre cette loi de la jungle.
Quand on parle des Nations unies, il faut distinguer ses organes : on a le Conseil de Sécurité, plus à même de faire respecter les résolutions, et l’Assemblée générale. L’Assemblée générale a certes pris des résolutions importantes, notamment dans les années 1970, sur le droit à l’autodétermination du peuple palestinien. Mais elles n’ont aucun caractère obligatoire. En revanche, les résolutions du Conseil de sécurité sont en principe obligatoires puisque les Etats sont censés les mettre en œuvre quand ils sont membres des Nations unies. Dans certaines situations, le Conseil de sécurité a les moyens de contraindre les Etats à les appliquer, soit par la mise en place de sanctions économiques, soit par l’autorisation d’une opération militaire. Dans le champ des Nations unies, ces résolutions doivent être adoptées sous le chapitre 7. Ce chapitre a permis de prendre des sanctions quand Saddam Hussein a envahi le Koweït par exemple.
Le chapitre 7 n’a jamais été utilisé contre Israël, et je ne pense pas qu’il le sera même en cas d’annexion, alors que d’un point de vue théorique, il pourrait l’être. Car l’annexion est une menace pour la sécurité du monde. Mais le Conseil de sécurité ne peut prendre de résolution qu’à condition qu’il n’y ait pas de veto d’un des cinq membres permanents. Il est évident que si une résolution est en préparation aujourd’hui contre l’annexion, l’administration américaine y mettra son veto.
Concernant la résolution 23-34, qui avait été votée en décembre 2016, exigeant qu’Israël cesse ses activités de peuplement dans les Territoires palestiniens, les Etats-Unis s’étaient abstenus, permettant au texte de passer. Ils avaient même aidé à la préparation de la résolution. Le contexte était bien différent, car à l’époque, Barack Obama était à la Maison Blanche. Le texte a été adopté un mois à peine avant que Donald Trump ne devienne le nouveau Président des Etats-Unis.
Oui, c’est certain. On a aujourd’hui un coup de tonnerre dans une affaire, la question palestinienne, qui était de plus en plus marginalisée ces dernières années. Cela réveille les chancelleries. Du fait de la guerre en Syrie et de la tragédie au Yémen, le conflit israélo-palestinien était passé au second plan. La communauté internationale redécouvre aujourd’hui que ce conflit est central. Les réactions sont très vives, même du côté des pays arabes : la ligue arabe a fortement réagi, l’Arabie saoudite aussi, et bien sûr, la Jordanie.
L’Union européenne est surtout divisée sur la question depuis l’entrée des pays de l’est. Si elle n’a jamais pris d’actions sérieuses dans ce dossier, elle a énoncé certains principes importants par le passé. A partir de 1980, avec la déclaration de Venise, puis avec l’importante déclaration de Berlin faite en 1999. L’UE a fermement posé la solution à deux Etats comme un principe essentiel à défendre. S’en tenant au droit international, elle a toujours été cohérente avec elle-même sur la condamnation de l’occupation israélienne. Par principe, elle ne peut donc pas accepter cette annexion.
Si l’annexion se confirme, cela sera effectivement un test pour les Européens. Ils ont toujours affirmé qu’ils prendraient des mesures fermes le moment venu. En cas d’annexion, l’UE pourrait mettre en place des sanctions, en matière de commerce avec Israël par exemple. La dernière annexion sur laquelle elle a bougé était l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. L’UE a installé un système de sanctions contre Moscou qui perdure jusqu’à aujourd’hui.
L’Union européenne souffre déjà d’un manque de visibilité sur la scène internationale. Si elle ne réagit pas dans cette affaire, la voix européenne ne sera plus du tout audible.
L’Autorité palestinienne est selon moi dans une situation inédite depuis sa création (suite aux accords d’Olso). D’un côté, pour pouvoir agir sur le plan international, il faut qu’elle demeure une Autorité palestinienne (AP). Mais si Israël procède à une annexion maximale, il est clair que l’AP va disparaître. Si l’ensemble des colonies et la Vallée du Jourdain est annexé, il ne restera presque plus rien en terme de territoires. L’AP sera complètement dévitalisée. Même si elle ne cherche pas à s’auto-dissoudre (ce qui est par ailleurs envisagé par son président, Mahmoud Abbas), elle va être désarticulée par l’annexion. Sa disparition mettrait définitivement fin aux accords d’Oslo. Or, si ces accords disparaissent, il faudrait revenir à la réalité des choses : Israël reprendrait le contrôle de l’ensemble de la Cisjordanie, comme c’était le cas avant les accords d’Oslo. Cela paraît logique, car si la majeure partie de la zone C est annexée, il n’y a plus aucune raison de conserver la zone B et A.
Les cartes pourraient donc être totalement redistribuées. Et cela même si l’annexion n’est que très partielle. Car, dans cette hypothèse, ce premier fait accompli ne serait sans doute que le début d’un processus continu. Ce n’est pas l’étendue de l’annexion qui doit être prise en compte mais bien son principe.
Selon moi, ce n’est pas en soi l’annexion qui enterre la solution à deux Etats, mais l’absence de réaction de la communauté internationale. Les communiqués et condamnations fleurissent un peu partout dans le monde, brandissant le risque majeur pour la solution à deux Etats. Mais si aucune action déterminée et ferme n’est prise suite à l’annexion, la communauté internationale va enterrer elle-même la solution à deux Etats que par ailleurs elle défend.
D’un autre côté, quoi qu’on en dise, l’annexion est toujours réversible. La solution à deux Etats n’est pas morte. C’est par ailleurs la seule solution possible aujourd’hui car elle passe par la séparation des peuples palestinien et israélien. Sans ce système de séparation, cela ne fonctionnera jamais.
Une annexion viendrait renforcer la “formule” à un État, qui n’est, en aucune façon, une solution. Bien au contraire. Elle viendrait fragmenter encore plus les Territoires palestiniens : Gaza d’un côté, Jérusalem-est de l’autre, des petits bouts de territoires contrôlés par une Autorité palestinienne fantôme et des territoires annexés. Cette formule à un État entraînerait l’éclatement de la démocratie israélienne et la mise en place d’un système d’apartheid.
Lire également sur ce thème :
– Israël/Palestine : une annexion à haut risque
– Entretien avec Denis Charbit sur le rapport à l’annexion dans la société israélienne : « B. Netanyahou est parvenu à transformer le débat politique en Israël sur le conflit israélo-palestinien et sur les moyens de le résoudre »
Jean-Paul Chagnollaud
Jean-Paul Chagnollaud est Professeur des universités, directeur de la revue Confluences-Méditerranée et de l’iReMMO.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
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