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Entretien avec Joseph Bahout - Dans le contexte de la crise syrienne, où va le Liban ?

Par Allan Kaval, Joseph Bahout
Publié le 23/04/2013 • modifié le 04/09/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Joseph Bahout

Début avril, le Liban assistait à la nomination de Tamam Salam au poste de Premier ministre, revenant de jure à un membre de la communauté sunnite du pays. Un consensus relatif entre les différents acteurs politiques libanais a donc permis d’éviter le vide politique. Il n’en demeure pas moins que les clivages internes à la scène libanaise se sont accentués depuis que la guerre civile syrienne a éclaté. Perméable à un conflit qui a pris une nette tournure interconfessionnelle, le Liban pourrait être sur le point de basculer à nouveau dans le chaos. Joseph Bahout, enseignant à l’Institut des Sciences Politiques de Paris et spécialiste du Moyen-Orient, revient sur les origines d’une crise politique et sécuritaire prête à se fondre dans la zone de conflit transfrontalière qu’est en train de devenir le Proche-Orient arabe.

Dans quelle mesure la situation de crise dans laquelle se trouve le Liban est-elle imputable à l’enlisement du conflit syrien ?

Il faut remonter le cours de l’histoire en amont de la crise syrienne pour comprendre les dynamiques à l’œuvre aujourd’hui au Liban, la situation qui prévaut en Syrie n’a fait qu’exacerber des clivages déjà existants. En 1989, les accords de Taëf mettent fin à la guerre civile libanaise mais aboutissent en réalité au simple gel, sous l’égide de la Syrie, des rivalités entre chiites et sunnites. Damas s’attache alors à maintenir le statu quo en soutenant tantôt un camp, tantôt l’autre. L’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, leader du camp sunnite, en 2005, installe brutalement une opposition plus nette entre deux coalitions à dominante confessionnelles : celle du 8 mars, pro-syrienne, entrainée par le Hezbollah chiite et celle du 14 mars, anti-syrienne et emmenée par le clan Hariri. Quand la révolution syrienne entre dans sa phase guerrière en 2011 et prend progressivement la tournure d’un affrontement entre alaouites et sunnites, l’environnement régional est déjà marqué par le conflit interconfessionnel irakien. Les deux coalitions libanaises vivent alors le conflit syrien comme un événement dont l’issue aura une portée existentielle pour chacune d’entre elles. Les tensions redoublent alors entre les responsables politiques des deux camps, qui entrainent leurs partisans et plus généralement les communautés qu’ils représentent, au bord d’une confrontation militaire généralisée.

Comment se traduit sur le terrain la perméabilité croissante du Liban à la guerre civile syrienne ?

Dès juin 2011, des affrontements ont éclaté à Tripoli entre les habitants des quartiers alaouites, partisans de Bachar el-Assad, et la majorité sunnite solidaire de l’Armée syrienne libre (ASL). D’autres localités sont par la suite touchées par des accrochages entre milices pro et anti-syriennes. Déjà volatile, la situation se complexifie à l’été 2012, quand les forces armées du Hezbollah franchissent la frontière pour défendre le régime de Damas. Dans le même temps, l’ASL investit des villages libanais sunnites qu’elle transforme en bases de repli et de ravitaillement. La frontière géographique censée séparer le chaos syrien de l’équilibre relatif du Liban est de plus en plus poreuse. Le conflit est devenu transfrontalier et les dérapages sécuritaires se multiplient avec une progression inquiétante des enlèvements entre chiites et sunnites. A cette situation limite s’ajoute les conséquences de l’arrivée de réfugiés syriens dans le pays. D’abord humanitaire, le problème qu’ils posent au Liban devient rapidement politique. Exigu, confronté à ses propres problèmes de redistribution interne, le pays ne peut supporter un tel afflux de population. Par ailleurs, la présence croissante de Syriens, majoritairement sunnites, accentue les tensions communautaires et soulève d’anciennes rancœurs pour ceux qui ont des comptes à régler avec les Syriens en général, et avec le régime de Damas en particulier.

Dans un tel contexte, que peut le « Liban officiel » ? Les dispositifs institutionnels existants sont-ils en mesure de préserver le Liban d’un nouveau conflit civil ?

Depuis le début de la crise syrienne, la politique libanaise consiste à acheter du temps et à reculer le moment, pourtant inéluctable, où le pays devra entrer dans une telle dynamique. La nomination rapide de Tammam Salam au poste de Premier ministre, qui doit beaucoup au génie politique du druze Walid Joumblatt, permet d’étouffer temporairement la confrontation qui couve. M. Salam est en effet une personnalité suffisamment médiane et consensuelle pour que le Hezbollah agrée à sa prise de fonction, bien qu’il ait été présenté par ses ennemis du 14 mars. Cependant, le parti chiite aurait pu faire le choix de rester en dehors de la coalition gouvernementale. Il a simplement choisi de l’intégrer pour y guerroyer ensuite. Quant au 14 mars, il se peut que ses responsables aient manqué ce qu’ils envisageaient initialement comme un coup de bluff : présenter Tammam Salam, un proche des Saoudiens, en espérant que le Hezbollah, aligné sur l’Iran, fasse obstruction et se place hors du jeu. Le Liban a donc échappé à un vide politique complet mais de nouveaux blocages sont à craindre. Sur le plan institutionnel, les prochaines échéances électorales paraissent impossibles à tenir. Les élections législatives qui devaient avoir lieu cet été ont déjà été reporté sine die, retardant d’autant l’élection du Président de la République. Le gouvernent Salam peine d’ailleurs à se former, les factions politiques suspendant leur participation à des conditions de plus en plus dures. Sur le plan sécuritaire, la frontière libanaise est atteinte quotidiennement par les bombardements syriens, le Hezbollah perd de plus en plus de combattants dans des affrontements contre l’ASL tandis que les barrages miliciens et les enlèvements se multiplient dans la Bekaa. La conflagration générale ne tient donc qu’à un fil, mais est peut-être éloignée par un accord hypothétique et tacite entre Iraniens et Saoudiens qui viserait à maintenir le Liban relativement à l’écart du conflit par procuration qu’ils se livrent en Syrie. Pour résumer, le volontarisme politique libanais est bien trop limité pour faire obstacle aux jeux extérieurs et ce, d’autant plus que les responsables politiques libanais, quel que soit leur camp, pourraient rapidement se faire rattraper par une dynamique conflictuelle généralisée à l’échelle de la région.

Un nouveau conflit civil pourrait donc provenir du débordement des formations existantes et de leurs parrains régionaux par des bases radicalisées ?

Côté sunnite, on constate depuis un à deux ans une nette radicalisation, partiellement salafiste, et consécutive du conflit syrien. Elle tend à déborder un leadership sunnite traditionnel déjà affaibli par la mort de Rafic Hariri en 2005 et qui ne parvient plus à tenir ses troupes. A cela s’ajoute la compétition feutrée que se livrent Riyad et Doha par clients interposés sur la scène sunnite, et qui pourrait donner lieu à des surenchères dangereuses. Aussi incontrôlable soit-elle, cette rue sunnite radicalisée doit par ailleurs être ménagée par tous les acteurs en présence car tous ont besoin de sa force de dissuasion face au Hezbollah, et donc à l’Iran. Car côté chiite, la situation est plus claire. Toutes les composantes du pouvoir iranien soutiennent le Hezbollah. Sa marge de discussion avec Téhéran est quasi nulle et il est dorénavant travaillé par la conscience de partager des intérêts communs avec l’Iran. Le mouvement entretient des relations organiques avec la République islamique. L’implication militaire du Hezbollah en Syrie ne suscite certes pas l’enthousiasme des cadres ou de la base du mouvement libanais, mais tous s’en acquittent sans sourciller car la lutte qu’ils mènent est perçue comme déterminante pour la survie même de la communauté.

Qu’en est-il alors de la scène politique chrétienne ? Est-elle condamnée à suivre cette dynamique d’alignement, se divisant de part et d’autre de la ligne de clivage existante ?

Depuis 2005, la scène politique chrétienne est polarisée. Les groupes qui la composent ont rejoint l’une ou l’autre coalition. Avec la crise syrienne, le risque d’un conflit entre chiites et sunnites pèse bien plus qu’auparavant dans le clivage entre chrétiens et pourrait donner lieu, en cas de déflagration militaire, à des affrontements au sein même de la communauté. Cette menace pourrait être relativisée par l’existence éventuelle d’un consensus entre chrétiens visant à éviter cet écueil. En effet, vue la déperdition du pouvoir chrétien, personne n’aurait intérêt à se laisser aller à une telle éventualité qui sonnerait le glas de la communauté et condamnerait ses membres à un exode définitif. Cependant, quand les conflits éclatent, les arrangements préalables sont oubliés et plus personne n’est en mesure de contrôler l’évolution des choses. Par ailleurs, la situation psychotique des chrétiens face au conflit syrien fait écho au delà du cadre libanais à l’angoisse de tous les chrétiens du Proche-Orient face aux révolutions arabes.

En va-t-il de même pour les druzes ?

Les druzes sont pris entre le marteau et l’enclume. A la différence des chrétiens, les druzes libanais sont alignés depuis 2005 sur le camp anti-syrien alors que leurs coreligionnaires syriens conservent une position neutre, sinon favorable, à l’endroit du régime. Cette communauté transnationale se trouve donc contrainte à faire un grand écart d’autant plus pénible qu’à mesure qu’un conflit s’enlise, la neutralité devient de plus en plus difficile à tenir, tant son coût pour des petites communautés peut-être élevé.

En élargissant l’angle de vue, il paraît de plus en plus difficile de distinguer la situation du Liban de celle de son environnement régional, également affecté par les conséquences du conflit syrien.

En effet, la dynamique d’enlisement interconfessionnel dans laquelle est pris le conflit syrien pourrait aboutir à très court terme à la formation d’un continuum conflictuel libano-syro-irakien où s’affronteront les forces favorables et hostiles à la Révolution syrienne. On voit déjà un axe se former entre Nouri al-Maliki, Premier ministre irakien et chiite, le Hezbollah irakien, le Hezbollah libanais et le régime syrien, tous jouissant du soutien de l’Iran. Ces acteurs fusionnent de plus en plus, non seulement sur le plan théorique mais également sur le plan militaire. On peut à ce titre citer l’exemple de la brigade chiite irako-libanaise Abou Fadel Abass qui défend le sanctuaire chiite de Saïda Zeynab à Damas. A cet axe s’opposerait en miroir une alliance entre les tribus sunnites de la province irakienne d’Al-Anbar, actuellement en lutte contre Maliki, l’Armée syrienne libre (avec ou sans Jabbat al-Nosra qui est elle même liée à la branche irakienne d’Al-Qaïda) bientôt rejointes par les salafistes libanais et placés globalement sous les parrainages des puissances du Golfe. Une fois que cette configuration, dont on peut d’ores et déjà déceler les prodromes, sera en place, les cadres étatiques et nationaux seront définitivement dépassés et on verra la région s’enfoncer dans un chaos transfrontalier durable. Sur le temps long, ce genre de conflit ne peut être remporté que par ceux qui ont le temps de leur côté, disposant du souffle nécessaire et de la capacité de mener des conflits asymétriques. En l’occurrence, il s’agirait plutôt de l’Iran et de ses alliés. Les Saoudiens sont en effet tétanisés tandis que les Occidentaux, qui se situent par dérivation du côté sunnite, n’ont ni les ressources ni l’intention de s’impliquer davantage. Quant à la Turquie, sa réconciliation avec Israël de même que le processus historique de négociation entamé avec les Kurdes du PKK atteste de sa volonté d’éviter de se laisser déborder par le chaos environnant. Après une période d’euphorie déplacée, la Turquie a renoncé à sa position putative de Deus ex machina pour renouer avec un réalisme bienvenu.

Dans ce contexte, comment Israël pourra-t-il se positionner ?

L’avenir de la région est dans une certaine mesure hypothéqué sur les choix stratégiques futurs d’Israël alors que, paradoxalement, l’Etat hébreu est bien souvent désemparé et peut-être même effrayé par l’ampleur des changements dans une région dont elle a longtemps maîtrisé les logiques traditionnelles. Ils peuvent accélérer le dénouement de la situation actuelle ou la compliquer considérablement si de mauvaises décisions sont prises. Israël ne peut regarder éternellement la Syrie flamber. Un chaos prolongé deviendra rapidement gênant. Dans la perspective israélienne, il peut être profitable de laisser le Hezbollah et les radicaux sunnites s’épuiser dans un conflit sans fin. Cependant, un tel scénario rend possible la formation d’un réduit territorial alaouite et dominé par l’Iran à ses portes. Par ailleurs, voir la Syrie d’aujourd’hui évoluer vers une situation analogue à celle qui prévalait dans le Liban des années 1980, où Israël devait mener des interventions de police ponctuelles, n’est pas non plus souhaitable d’autant plus que le cas syrien présente un degré de complexité supérieur. Pour l’heure, Israël se contente d’empêcher tout transfert d’armes qualitatives à destination du Hezbollah. Son éventuel affaiblissement est susceptible ouvrir une fenêtre d’opportunité dont l’Etat hébreu pourrait profiter pour le détruire. Israël se prépare également à la possibilité d’une fragmentation durable du territoire syrien. Si cette dernière éventualité se réalise, il faudra que ce soit dans un sens conforme à ses intérêts. Israël pourrait alors favoriser la mise en place d’une zone tampon druze qui protègerait sa frontière avec la Syrie. Un certain désarroi prévaut cependant à Tel Aviv. Une Syrie livrée durablement au chaos verrait se développer les fléaux incontrôlables qui affectent déjà le Sinaï – réseaux de contrebande, trafics divers, transferts de militants – mais à une échelle bien plus importante. La déstabilisation probable de la Jordanie, déjà très fragilisée par la crise régionale, constitue également une perspective funeste pour Israël.

Si l’on prend un peu de recul historique et théorique, les évolutions que traversent actuellement le Proche-Orient sont-elles symptomatiques d’un basculement profond, d’un changement d’ordre décisif ?

Il est certain que la crise actuelle ferme la parenthèse ouverte à la chute de l’Empire ottoman par les accords Sykes-Picot. Les institutions stato-nationales sont appelées à disparaître mais ce n’est pas nécessairement le cas des entités nationales. Si le Proche-Orient sort intact de cette crise, il devra aller vers un degré plus important de fédéralisation. S’il en sort encore plus fragmenté, on changera en effet d’ordre mais ce sera certainement pour le pire. Les grandes reconstructions politiques ne se font jamais à froid mais par la rupture définitive avec le statu quo. Il ne faut cependant pas négliger l’environnement dans lequel la région elle-même se trouve. Si l’Iran, le Golfe, le Sahel et l’Afpak sombrent ou s’installent à leur tour dans le chaos, l’échéance en sera encore retardée et ce d’autant qu’aucune puissance extérieure ne paraît en mesure de rétablir l’ordre. Les Occidentaux, Américains compris, ont déjà entamé un mouvement de repli, la Russie n’existe que par sa capacité d’obstruction tandis que la Chine n’est encore rien d’autre qu’une puissance potentielle.

Publié le 23/04/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


Joseph Bahout est professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et chercheur à l’Académie diplomatique internationale.


 


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