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Entretien avec Juliette Dumas - La place des femmes dans l’Empire ottoman (XIII-fin XIXème siècle)

Par Juliette Dumas, Margot Lefèvre
Publié le 24/03/2021 • modifié le 24/03/2021 • Durée de lecture : 15 minutes

IIznik china in Topkapi palace, Istanbul, Turquie ©Deloche/Godong/Leemage

Pascal Deloche / GODONG / Leemage via AFP

Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?

J’ai commencé ma formation à l’Université Jean Jaurès à Toulouse. Très tôt, j’ai souhaité travailler sur le rapport entre les femmes et le pouvoir politique dans l’Empire ottoman durant la période classique. Souhaitant me spécialiser sur l’Empire ottoman, je me suis rendue en Turquie durant l’année de Master 1, en échange avec l’Université Galatasaray (à Istanbul), où j’ai appris le turc et où je me suis familiarisée avec le pays. J’ai effectué ma première année de Master sous la direction de Benoît Joudiou, spécialiste de l’Empire byzantin, puis j’ai continué mon Master 2 à l’EHESS avec Gilles Veinstein, professeur au Collège de France, sur une chaire d’histoire ottomane, qui a accepté d’encadrer ma thèse.

Mon sujet de thèse a évolué durant mes années de master. En Master 1, je me suis intéressée à la question générale du rôle politique des femmes à la cour ottomane à l’époque moderne en m’appuyant notamment sur le livre de Leslie Peirce, incontournable sur cette question. En Master 2, j’ai donc décidé de travailler sur l’un des « angles morts » de son ouvrage : le personnage des princesses ottomanes. L’essentiel de l’historiographie s’est concentrée sur les concubines, les favorites et les reines-mères, c’est-à-dire des femmes qui sont au départ des esclaves et qui acquièrent ensuite une place institutionnelle et un certain rôle dans la structure palatiale. En faisant le choix de me concentrer sur les princesses ottomanes, sur les descendantes des sultans, cela me permettait d’interroger la question sous un angle novateur, qui mettait de côté le rapport à l’esclavage et à ce qui est lié au rôle politique à travers la possession du sultan.

Tout en étant inscrite à l’EHESS, j’ai fait toute ma période de thèse en Turquie, notamment à l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes (IFEA), car la documentation était en Turquie et cela me permettait d’être sur place, de me familiariser avec le pays et de parler turc : je ne saurais assez insister sur l’importance de la maîtrise du pays et de la langue pour développer un relationnel professionnel détendu, aussi bien aux archives qu’avec les collègues locaux. Après avoir soutenu ma thèse en juin 2013, j’ai été recrutée comme ATER au Collège de France en septembre, puis comme maîtresse de conférence à l’Université Aix-Marseille l’année suivante. J’ai fait en sorte de continuer d’enseigner la question des femmes et du genre, en intégrant la thématique dans mes cours. Il me semblait important d’inclure dans la formation cette question pour alerter et éclairer les étudiants, qui se révèlent très réceptifs.

Pouvez-vous revenir sur votre thèse « Les perles de nacre du sultanat : les princesses ottomanes (mi XVe – mi XVIIIe siècles) » ?

Lorsque le chercheur souhaite travailler sur la question du rapport au politique des femmes dans la société ottomane - et plus généralement dans les sociétés moyen-orientales -, il se heurte à une certaine résistance et au présupposé que les femmes n’ont pas leur place dans la politique. Lorsque ces dernières ont un rôle politique indéniable, il est aussitôt taxé d’« ingérence », donc inacceptable, voire négatif. Tout cela s’inscrit dans une historiographie du déclin développée des deux côtés, à la fois par l’historiographie occidentale et les historiographies nationalistes, notamment turque, laquelle associe la montée du pouvoir des femmes en politique au début du déclin. Le procédé permet d’incriminer les femmes, pour les en rendre responsables. Cet argument est d’ailleurs au point de départ de mon envie de travailler sur ce sujet, car je trouvais cela trop simpliste. Qu’est-ce que mes recherches m’ont permises de conclure à ce propos ? Certes, les femmes ottomanes investies dans la politique sont relativement rares et peu mentionnées dans les sources. Si elles sont peu évoquées, il semble normal de penser qu’elles ont un faible rôle politique. Lorsqu’elles en ont un, ce serait presque exceptionnel. Or, le problème de ce raisonnement réside dans le fait de prendre au sérieux les sources de façon quasi positivistes. Comme l’ont démontré l’ensemble des travaux sur les « groupes marginaux » et la sociologie boudieusienne, le propre d’un discours dominant est qu’il reflète une certaine vision de la société, qu’il impose comme étant une réalité : ce faisant, il ne s’agit en fait que d’une manière de passer sous silence d’autres réalités, qui n’en sont pas moins prégnantes.

J’ai tenté de renverser le problème et de démontrer que les princesses ottomanes sont un modèle pour penser le rapport des femmes à la politique. Si l’on parle d’elles, y compris de manière minoritaire, ce n’est pas parce qu’elles ont une position exceptionnelle : au contraire, c’est parce qu’elles agissent dans une configuration où elles représentent quelque chose de l’ordre d’une certaine banalité.

Dans les sources ottomanes, on ne parle pas de l’évidence : la banalité de l’intervention féminine en politique est de l’ordre du quotidien. Le rapport des femmes à la politique fait partie d’un mode de fonctionnement inscrit au cœur de la structure ottomane et qui est lié à une logique clientéliste existante dès l’époque moderne. Nous sommes dans un cadre de société de cour, où le clientélisme est un mode de fonctionnement parmi d’autres. Les femmes, comme les hommes, participent aux réseaux de clientèles. Là où les princesses ottomanes sont intéressantes, c’est qu’elles sont placées à un niveau d’interaction élevé, par leurs échanges avec les sultans, avec les principaux pacha, les reine-mères - le sommet de la hiérarchie gouvernementale et politique - , au point qu’il est impossible de ne pas mentionner une partie de leur intervention.

Les pratiques qu’elles élaborent, dans la constitution de réseau et de transfert d’individus, sont une pratique politique qui n’est ni masculine, ni féminine. Lorsque l’on regarde la documentation ottomane, nous repérons peu de critiques à l’encontre des princesses ottomanes et plus généralement à l’encontre de l’activité des femmes placées dans les élites de la société ottomane. S’ils en parlent peu, ce n’est pas parce qu’ils veulent critiquer les exemples effectivement mentionnés (celles qui ‘sortent du lot’), mais parce que c’est une banalité. Le plus souvent, ils vont mentionner l’action politique de femmes, de manière détournée parce qu’il n’y a pas besoin d’être plus explicite. Lorsqu’un chroniqueur souligne la carrière d’un pacha, en incluant le mariage avec une fille de sultan, il faut entendre qu’une partie de sa carrière est liée au soutien de son épouse et à ses interactions : le chroniqueur ne sent pas le besoin de préciser que le pacha a bénéficié du soutien de son épouse, c’est une évidence aux yeux d’un Ottoman.

Au fond, ma démarche invite à interroger ce qui n’est pas dit par et dans les sources, comme manière de mieux éclairer le sens de ce qu’elles disent. Je prendrai un exemple de mésinterprétation de ce que disent les sources, fondées sur le fait de ne pas avoir tenu compte de ce qu’elles ne disaient pas. Au cours des XVIe-XVIIe siècles, les princesses ottomanes paraissent plus importantes sur la scène publique, du fait qu’elles sont plus régulièrement mentionnées dans les sources historiques – dans le cadre de cérémonies dynastiques. La conclusion généralement convenue tient à y voir, d’une part un accroissement de leur pouvoir politique, d’autre part une forme de substitution des hommes de la dynastie, par l’usage accru des femmes – les deux phénomènes étant conçus dans une relation de causalité.

Or, je crois que les deux analyses sont fausses : non seulement, les XVIe-XVIIe siècles ne correspondent pas à une montée en puissance des princesses ottomanes sur la scène politique, mais au contraire, ils scellent leur retrait, derrière la figure – montante, elle – des reines mères. Je vous épargne les explications socio-historiques qui accompagnent cette démonstration, elles figurent dans ma thèse. En outre – et on touche là le cœur du problème –, rien ne prouve que les princesses ottomanes aient réellement été plus sollicitées dans le domaine cérémoniel qu’au cours des siècles précédents : l’analyse repose sur un présupposé que je réfute, à savoir que si les sources se mettent à en parler à cette époque, alors que les attestations pour les siècles antérieurs sont plus rares, ce serait nécessairement la marque qu’une réalité historique. Il n’y a rien de plus dangereux que de croire sur parole une source, au motif que si elle le dit, c’est que ce doit être vrai : les sources mentent, les sources omettent, surtout, la nature des sources évolue et, avec elle, leur contenu. Ce qui s’est passé, au cours des XVIe-XVIIe siècles, tient moins d’un changement de positionnement des princesses ottomanes dans les pratiques cérémonielles, qu’une profonde transformation des formes d’écriture de l’histoire, qui se met à mentionner des événements qu’elles taisaient auparavant. Que les mariages des princesses aient toujours fait l’objet de cérémonies est une certitude, difficile à documenter, mais palpable à travers la documentation. Que ces cérémonies tiennent graduellement de plus en plus de place dans les chroniques de règne est l’expression d’un changement de style. Et – j’anticipe la critique – le phénomène ne touche pas que les princesses : ce sont tous les membres de la dynastie qui trouvent de plus en plus de place dans ces récits, princes compris ! Le propos de ces chroniques se déplace d’un récit tourné vers la personne du sultan (éventuellement, quelque autre grande figure), à un récit englobant la dynastie et, de plus en plus, l’ensemble de la cour. Les princesses ottomanes ne sont pas plus importantes sur la scène politique : elles sont simplement plus visibles pour l’historien.

Je ne cacherai pas que j’ai, régulièrement, des difficultés à convaincre, par-delà les arguments scientifiques – on admet, mais sans parvenir à adhérer. Cela m’a perturbé et je me suis posée la question des raisons de cette réticence à admettre l’idée que les femmes ottomanes puissent avoir un rôle politique. Selon moi, il s’agit plutôt d’une prise de position fondée sur des présupposés inconscients, largement fondés sur des héritages intellectuels intériorisés. Le phénomène n’est pas propre à mon objet d’étude : de nombreuses collègues travaillant sur des sociétés occidentales ont encouru ou encourent de telles réticences ; néanmoins, il me semble qu’ils s’avèrent encore plus compliqués à déconstruire, dans l’aire culturelle arabo-musulmane.

Quelle est la vision occidentale des femmes ottomanes ? Pouvez-vous nous parler des écrits de Mary Worthley Montagu ?

La vision occidentale des femmes ottomanes est issue de l’orientalisme. L’inconvénient de ce concept est qu’il dissimule de nombreuses diversités à l’intérieur de ce terme générique. En fonction des différents types d’orientalismes et des périodes historiques, les discours et images diffèrent. Lorsque l’on étudie l’orientalisme français, il y a un phénomène chronologique important. Le début de l’orientalisme peut être défini comme du « proto-orientalisme » élaboré au gré des premiers récits de voyageurs qui commencent à découvrir l’Empire ottoman entre le XVIème et XVIIème siècle. Durant cette période, l’Europe pense le monde et le classifie : la question des femmes y est minoritaire. On les retrouve néanmoins sous forme de représentations picturales. L’Europe a le désir de créer des types d’individus et au sein de cette topologie, les femmes et leurs costumes sont présents. Dans l’ouvrage de Nicolas de Nicolay, au milieu du XVIème siècle, l’auteur fait des descriptions des types de femmes qu’il rencontre dans l’Empire ottoman. Un seul chapitre est dédié à la question des femmes en particulier : lors de l’évocation du hammam (2-3 pages sur un récit qui en fait une centaine). Un tournant se fait à partir du XVIIIème siècle, les lettres de Mary Worthley Montagu ont sûrement eu un écho. Elle a contribué à donner une image des femmes très apprêtées et belles ; pourtant, par-delà ses dénégations de refaire comme ses prédécesseurs, elle remet également en avant le thème du hammam. Alors même que l’Empire ottoman est de plus en plus connu, une bascule se fait où le personnage des femmes est simplifié, réduit à une figure uniforme – la ‘femme orientale’ – qui entraîne le recouvrement (et la dissimulation) de l’ensemble des réalités sociologiques des femmes ottomanes. À partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle, le thème des femmes devient porteur et permet de penser l’Orient.

Les thèmes principaux sont la question de la sexualité, qui va de pair avec le personnage central, l’esclave concubine, la cariye – mais les orientalistes utilisent davantage le terme de odalisque, voire de sultane, qui est complètement erroné. Cette figure-là va prendre une place centrale, comme esclave frivole, dans le sens où elle n’a pas d’activité et dont la seule raison d’être est de contenter les appétits sexuels de son maître. Cela devient un thème fort dans l’orientalisme artistique et littéraire, qui sert à critiquer l’Empire ottoman, autant qu’il permet de le fantasmer. La femme devient un symbole fort dans l’Orient.

La réclusion est le deuxième thème qui revient, lié au premier, car il dérive du même personnage. L’idée générale consiste à présenter la femme orientale comme une recluse sans possibilité de sortie, avec pour justification simpliste, l’extrême jalousie des hommes. Ce discours est une manière de retourner le propos. Ce qui est présenté comme une solution efficace pour préserver l’honneur des femmes et s’assurer de leur moralité, sert de discours critique pour démontrer, au fond, que cela ne marche pas. Le hammam (encore lui) est alors présenté comme un prétexte – le seul endroit où les femmes pourraient sortir –, détourné de son usage pour voir quelque amant ou pour développer une sexualité homoérotique. Dans tous les cas, la conclusion est sans appel : les femmes orientales sont immorales. La réclusion ne fonctionne pas, c’est un despotisme masculin qui échoue à assurer la moralité du « sexe faible ». Le voile devient le symbole de la réclusion, l’image de la domination masculine. Il s’inscrit en opposition avec le nu : la dialectique est forte et participe au même phénomène entre ces deux symboles : la femmes est sur-sexualisée avec le nu et inversement, l’enfermement complet est prôné avec le voile.

Ces thèmes sont élaborés à partir d’un unique univers qui est loin d’être représentatif de la société ottomane. Il est pensé à travers les femmes de harems et notamment les esclaves, qui représentent une minorité des conditions féminines dans l’espace ottoman. Les harems ne concernent que les populations les plus aisées, alors même que la polygamie, hors de cette couche privilégiée, est rare. En d’autres termes, l’orientalisme propose un modèle élaboré à partir d’une position d’exceptionnalité sociale.

Revenons à Mary Worthley Montagu, qui est intéressante, car elle est la première femme à être allée en Orient – ou à en avoir parlé. Elle affirme vouloir casser les préjugés sur les femmes d’Orient ; pourtant, lorsque l’on étudie son discours, elle ne les reproduit pas moins. Sa description du hammam est similaire à celle de Nicolas de Nicolay. Dans son discours sur le voile, elle affirme qu’il est une libération pour les femmes. Cela peut paraitre surprenant, mais en fait, cette libération est associée au fait de leur permettre d’être infidèles librement. Le rapport à la sexualité et à l’immoralité des femmes ottomanes revient. Son discours est bel et bien orientaliste. Cette posture est reprise dans la seconde moitié du XIXème siècle, il s’agit d’un leitmotiv des femmes qui vont dans l’Empire ottoman afin d’écrire sur les femmes avec cette idée de « moi j’ai vu, donc mon propos est juste » ; pourtant, le contenu de leurs propos propose rarement une variation par rapport aux discours masculins.

Quels sont les différents statuts/positions sociales occupés par les femmes ottomanes ?

La société ottomane est extrêmement hiérarchisée. La hiérarchie féminine est moins complexe que la hiérarchie masculine, car les femmes n’ont pas accès à des postes officiels. Cela produit une hiérarchie plus sommaire, avec des catégories plus générales. Parmi les femmes de l’élite, il faut distinguer les femmes du Palais impérial, celles qui appartiennent aux cercles des agents de l’État et les femmes affiliées aux membres de l’élite intellectuelle religieuse.

Il existe un manque de travaux sur les femmes « du peuple », notion qui inclut des femmes appartenant à des catégories très différentes, pouvant être riches, sans appartenir à l’élite, et des femmes pauvres, des marchandes et des paysannes…

La structure hiérarchique la plus connue est celle du palais, qui ne comprend pas l’ensemble de l’élite. Avant le XIXème siècle, il y a un manque de documentation générale, qui rend difficile l’appréhension générale. Pour le harem, nous avons des sources et nous pouvons résumer la hiérarchie sous trois fonctionnements différents :
 Le principe familial (les membres de la dynastie ottomane) organisé d’après la hiérarchie dynastique. Il s’agit d’un groupe fermé, duquel on ne peut ni sortir, ni entrer (à l’exception, notable, des reines mères).
 La logique sexuelle, c’est-à-dire les concubines. Elles vont s’élever et avoir une position dominante au sein du harem. Cette position amène une position dominante au sein de l’élite ottomane. Les concubines-mères des sultans, celles qui ont donné naissance à un-e prince-sse, sont des personnages importants de la société ottomane, elles ont le droit de préséance sur les femmes de l’élite.

L’équilibre de la hiérarchie entre ces deux groupes n’est pas évident. Au début, les membres de la dynastie royale étaient dominants mais, progressivement, la structure du harem a pris de l’importance. Les filles de sang sont dans une position tout à la fois de supériorité et d’infériorité par rapport à certaines concubines. Ce qui amène des négociations, presque comiques : pour que tout le monde soit au même niveau, il faut une certaine souplesse dans le protocole.
Enfin, il y a également la logique professionnelle. L’essentiel des femmes ne deviendront jamais des concubines, elles n’auront pas d’enfant avec un sultan ou un prince. Elles sont au service des grandes dames du harem. Elles sont commandées par leur propre hiérarchie professionnelle : elles commencent débutantes (cariye) et suivent une longue éducation religieuse et professionnelle. Leur carrière est marquée par une hiérarchie stricte. À terme, ce sont des femmes qui quittent l’univers du harem impérial pour être mariées à des individus du même milieu professionnel. Cela engendre des relations complexes, liées à des dames du harem, qui contribuent à créer des connexions avec l’univers masculin.

Certaines femmes ottomanes ont-elles eu un rôle politique ou diplomatique, voire militaire ?

Les femmes ottomanes ont un rôle inscrit dans le système ottoman, fondé sur la logique du clientélisme. Elles œuvrent naturellement comme soutien pour leur entourage proche, que ce soit leur époux, leur frère, mais également pour les enfants, qui représentent le cœur de leurs préoccupations. Il y a une interaction très forte avec l’époux : elles viennent régulièrement le soutenir, le défendre et le protéger (même lorsqu’elles s’entendent mal avec eux). Les hommes ont besoin du soutien de leur épouse : les mariages sont politiques, ce sont des alliances.
Les princesses ottomanes avaient un rôle politique et diplomatique fort, tout particulièrement lorsqu’elles étaient mariées avec des princes étrangers. Elles étaient un point d’interaction avec les cours étrangères.

À la fin du XVème siècle, on constate la montée en puissance du personnage de la reine-mère, au détriment des princesses ottomanes. Ceci va de paire avec l’abandon de leurs mariages avec des princes étrangers, au profit d’époux choisis parmi les esclaves du sultan : elles perdent ainsi une de leur qualité principale, celle d’intermédiaire entre deux cours princières. Désormais, leur domaine d’intervention s’inscrit davantage dans la structure curiale. Le Palais impérial, avec son harem, dirigé par la reine-mère, devient le lieu central du pouvoir. A partir de la moitié du XVIème siècle, les échanges diplomatiques se font désormais par ces dernières (avec l’Angleterre, par exemple).

Le rôle militaire des femmes ottomanes a été peu travaillé, il est donc délicat de répondre à cette question. Les femmes ottomanes ne sont pas sur les champs de bataille, elles ne sont pas « commandant ». Pour autant, quelques attestations permettent de tempérer ces propos. Une reine-mère, Turhan Hadice Valide Sultane, mère de Mehmet IV (r. 1648-87), a eu un rôle important, en faisant construire des forteresses militaires pour protéger l’entrée du détroit des Dardanelles. Certaines princesses sont intervenues pour soutenir et pour convaincre le sultan de mener des actions militaires, notamment Mihrimah Sultane, qui aurait convaincu son père, Soliman le Magnifique, de faire le siège de Malte ou encore de prendre la tête de l’armée, lors de sa dernière campagne au cours de laquelle il va décéder.

Plusieurs attestations montrent donc que les femmes ne sont pas hors des problématiques militaires. Elles ne sont pas sur le champ de bataille, mais sont présentes à l’arrière, dans le jeu de nomination de personnes, dans le fait de soutenir des actions plutôt que d’autres… Le militaire fait partie du politique. L’interaction des femmes au militaire doit se penser à travers l’interaction des femmes aux questions politiques posées dans la structure du pouvoir ottoman.

Je conclurai sur une note d’invitation à plus amples recherches : à la fin du XIXe siècle, la question de la participation des femmes à la guerre se fait plus concrète et amène discussion (minoritaires, il va de soi). On apprend, ici et là, l’existence de femmes revendiquant de participer à la guerre, voire certaines n’hésitent pas à se travestir, pour participer aux combats… Le sujet me semble loin d’être clos. D’ailleurs, le discours nationaliste kémaliste met volontiers en avant la figure de quelques femmes combattantes, ayant participé à la « guerre de libération » turque ayant abouti à la création de la République de Turquie.

Qu’est-ce que le Sultanat des femmes (1566-1656) ?

Le « sultanat des femmes » est associé à la période de la montée en puissance des reines-mères. La formule a été créée par Ahmet Refik Altınay, l’un des premiers historiens de la période républicaine, porteur d’un discours très nationaliste. Derrière ce terme, se loge une appréciation négative à l’égard du rôle politique des femmes, reprise par une grande partie de l’historiographie – encore aujourd’hui. Sa thèse consiste à dire que le déclin de l’Empire ottoman est concomitant avec la montée en puissance des femmes. Les femmes seraient donc responsables, car elles se seraient accaparées une position politique qui ne leur est pas naturelle. Les sultans, en le permettant cela, auraient échoué dans leur rôle (on retrouve ici le thème du mâle dominant qui doit contrôler, imposer son autorité aux faibles, notamment aux femmes), entraînant la décadence de l’Empire. Le principal problème que pose cette thèse est qu’elle a été très peu discutée et largement reprise par les historiens. La première à l’avoir sérieusement remise en cause est Leslie Peirce. Dans son travail, elle montre qu’il ne s’agit pas d’un accaparement (une usurpation) du pouvoir par les femmes, mais bien d’un phénomène institutionnel : la structure du palais et les logiques dynastiques font en sorte de donner cette position aux femmes.

Malgré le travail de Leslie Peirce, bien connu du milieu scientifique, cette thèse continue de circuler. Elle présente l’avantage de servir différents discours nationalistes et permet d’épargner la recherche d’autres causes plus profondes, voire de dédouaner certaines grandes figures – comment ne pas évoquer la célèbre Roxelane, qui aurait ensorcelé Soliman le Magnifique, le poussant à commettre l’assassinat de son fils né d’une autre concubine : comment ne pas y voir un procédé permettant de dédouaner l’un des sultans les plus prestigieux de l’Empire. Au demeurant, elle sert également d’autres discours, plus contemporains, qui revendiquent l’exclusion des femmes de la politique.

Publié le 24/03/2021


Après avoir obtenu une double-licence en histoire et en science politique, Margot Lefèvre a effectué un Master 1 en géopolitique et en relations internationales à l’ICP. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s’intéresse à la région du Moyen-Orient et plus particulièrement au Golfe à travers un premier mémoire sur le conflit yéménite, puis un second sur l’espace maritime du Golfe et ses enjeux. Elle s’est également rendue à Beyrouth afin d’effectuer un semestre à l’Université Saint-Joseph au sein du Master d’histoire et de relations internationales.


Maîtresse de conférences en histoire turque et ottomane à l’université d’Aix-Marseille, Juliette Dumas est historienne moderniste de l’Empire ottoman, spécialiste des femmes et du genre, question à laquelle elle a consacré de nombreuses publications. Elle se concentre actuellement sur l’étude des discours historiographiques et mémoriels à l’égard de la société ottomane.


 


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