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Entretien avec Juliette Honvault – Étudier les archives du Yémen contemporain

Par Juliette Honvault, Mathilde Rouxel
Publié le 07/11/2018 • modifié le 07/11/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Yemen, Sanaa, the old city. 13/07/2006

UIZIOU Franck / hemis.fr / AFP

Vous êtes historienne du XXe siècle et vous travaillez aujourd’hui, et depuis plus de dix ans, sur le Yémen. Sur quoi ont porté vos recherches ?

Quand je suis arrivée au Yémen en 2007, c’était un terrain nouveau pour moi, puisque je travaillais jusque-là sur le nationalisme arabe en Syrie et au Liban. J’avais développé une curiosité pour le Yémen, qui est un pays cité fréquemment par les acteurs arabes du XXe siècle, sans qu’on sache pourtant ce qu’il s’y était passé. Je voulais comprendre le statut du Yémen, pays de fantasmes, dans la construction des imaginaires nationalistes arabes. Quand je suis arrivée au CEFAS (Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales) de Sanaa, je me suis vite retrouvée confrontée à la difficulté d’accéder aux archives nationales. La lourdeur administrative ne me permettait pas de travailler dans de bonnes conditions, et comme le centre des archives nationales n’a été construit qu’après la réunification des deux Yémen, en 1994, les archives n’étaient pas même entièrement cataloguées. La tâche était immense pour les archivistes du centre. A cela s’ajoutait qu’une partie d’entre elles avait été détruites pendant la révolution républicaine de 1962.

En travaillant sur les différentes personnalités du mouvement réformiste du Yémen, à la suite de François Burgat, ancien directeur du CEFAS, mon intérêt s’est rapidement fixé sur Ahmad Nu’man, qui a été l’un des premiers à s’opposer au régime construit par l’Imam Yahya en créant une école en 1935. Il a été un chef de file très important des revendications réformistes de l’imamat puis un acteur essentiel de la construction de la république au Yémen. J’ai pu rencontrer l’un de ses fils, qui m’a recommandée auprès d’un de ses frères en Suisse où étaient conservées ses archives, car c’est là qu’il est mort, en exil, en 1996. En 2009, avec l’aide de François Burgat, nous avons trouvé un toit pour ces archives, à l’IREMAM, à Aix-en-Provence.

Au Yémen, je me suis rendue compte qu’il existait chez les gens beaucoup de fonds d’archives, les Yéménites ayant visiblement pris pour habitude, depuis le début de la République – peut-être même avant – de conserver tout ce qui était écrit. Il m’est alors apparu que les gens ne savent pas, au Yémen, vers qui se tourner pour déposer leurs archives. Cela est apparu de façon encore plus flagrante lorsqu’est venu nous voir, en 2008, un homme souhaitant faire publier les mémoires de son père, qu’aucune maison d’édition ne voulait publier, par manque d’intérêt. Ces archives étaient pourtant extrêmement intéressantes : il s’agit des mémoires d’un homme qui avait été un fonctionnaire de l’imam, et qui, par son expérience, racontait une autre histoire que celle des républicains vainqueurs de la révolution de 1962.

Nous avons reçu beaucoup d’autres sollicitations de ce type. Nous nous sommes vite rendu compte qu’en tant que chercheurs français, nous avions un statut privilégié pour recueillir ce type d’archives. Je me suis donc emparée de deux projets, les archives d’Ahmad Muhammad Nu’man et le projet d’édition des mémoires de ‘Abdelwahab Shayban, qui montre à travers ses écrits ses références, et dans la façon dont il construit son propos dans quelle culture il s’inscrit. Le projet d’édition s’achève, avec une publication prévue en 2019 sur internet, pour que les Yéménites puissent y avoir accès.

Quelle forme prennent aujourd’hui vos recherches sur le fonds d’archives d’Ahmad Muhammad Nu’man ?

Afin de classer et cataloguer, puis numériser et diffuser ces archives, j’ai commencé d’abord par le publiciser. Le Yémen ne fait pas recette, et il est difficile de trouver des financements pour engager le travail. Mais je m’y emploie régulièrement ! Je mène aussi une réflexion sur la façon dont les archives se sont construites chez un individu dont l’engagement politique s’est bâti petit à petit. Mes recherches ont abouti au constat d’un vrai souci de l’archive chez les Yéménites depuis la fin de l’Empire ottoman. Ce « goût de l’archive » dans la famille Nu’man a commencé à naitre comme une revendication d’appartenance à l’Empire ottoman, et a entraîné au sein de la famille un vrai souci de conservation du papier. Ahmad Nu’man a eu un parcours très chaotique : en 1935, alors qu’il n’avait qu’une vingtaine d’années, il créa sa première école après avoir étudié à Zabid. Il a tenté de recourir à d’autres pédagogies que celles auxquelles il avait été formé, plus en phase avec le monde moderne, mais il s’est heurté immédiatement au pouvoir de l’imam. Cela l’a mené à conduire une action politique depuis l’étranger, puis à se résoudre à l’exil, en Égypte et à Aden, tout en tentant de conserver un dialogue avec l’imam et ses fils, notamment l’Imam Ahmad qui succède à son père l’Imam Yahia en 1948. Dans presque toutes ses pérégrinations, Ahmed Nu’man a emporté son fonds de documents, qu’il a nourri par d’autres ajouts bien après même son exil définitif après la révolution, d’abord à Beyrouth puis à Jeddah, avant de s’installer en Suisse.

Je travaille donc sur une sorte d’histoire de l’archive : comment elle se construit, de quoi elle est le résultat, ce qu’elle produit socialement et politiquement : comment le fonds de documents a consacré des réseaux de militants engagés politiquement auprès d’Ahmad Nu’man, qui ont eux aussi pris conscience de l’importance de ce fonds de plus de 80 000 pages pour l’aider à le transporter ici et là. Ce cheminement du document conservé jusqu’à la constitution d’une communauté de chercheurs m’intéresse. On retrouve aujourd’hui cette communauté sur internet, puisque la plupart des chercheurs ont quitté le Yémen en raison de la guerre qui sévit depuis 2015. Ils communiquent via une liste de diffusion Facebook, Sourat al-Yemen, à partir de laquelle ils partagent des archives et discutent les documents.

Vous vous intéressez également aux questions d’éducation dans la région. Qu’est-ce qui vous a conduite à ce champ de recherche ?

Ahmad Nu’man était à l’origine un enseignant. Il a mené une grande partie de son combat pour l’éducation au Yémen, à partir de l’idée que le Yémen ne pouvait pas trouver sa place dans le monde moderne s’il n’avait pas accès à des connaissances et des techniques qui lui permettaient de faire partie de ce monde. En Égypte, il a fait venir des missions d’étudiants yéménites, et en 1961 il a fait construire un collège à Aden pour les Arabes, à cette époque où Aden était sous Protectorat britannique. Il a toujours été très investi sur ces questions d’éducation.

Ces réflexions sur l’éducation ont croisé le travail d’édition que je réalisais sur Shayban, qui a été un élève brillant au temps de l’imamat, dans les années 1920-1930. Il s’est soumis à cette pédagogie très particulière qui passe d’abord par la restitution de connaissances, dont fait justement preuve l’écriture de ses mémoires. La question de l’éducation dans la région et de la transmission des savoirs m’a semblée importante pour comprendre comment et avec quelles armes intellectuelles on pouvait prendre sa place dans les débats et les discussions politiques de l’époque.

L’éducation mérite d’être réétudiée. Elle a été un sujet de recherche qui a eu une place importante dans les années 1960, 1970 et au début des années 1980 en Europe, aux États-Unis et un peu dans le monde arabe. Par la suite, il y a eu une sorte de rejet de cette thématique – un rejet qui croise aversion pour le structuralisme et pour le quantitatif, qui était l’une des grandes dérives des études sur l’éducation, et pour une thématique longtemps considérée comme un sujet uniquement bon pour les femmes. Les enjeux de l’éducation sont pourtant fondamentaux, et ils sont au cœur des constructions sociales de toutes sortes. En préparant avec ma collègue Christine Mussard un séminaire sur les enjeux de l’éducation dans les mondes arabes et musulmans, nous avons constaté qu’il y avait un vrai renouveau de l’intérêt des chercheurs – en histoire, mais pas seulement – sur la question de l’éducation dans le monde arabe. Prochainement, un numéro spécial d’Arabian Humanities que je dirige avec un collègue koweitien, Talal Al-Rashoud, sera dédié à l’éducation dans la Péninsule arabique au XXe siècle.

Quelles sont vos approches ?

Nos approches ont beaucoup changé par rapport aux années 1970-1980. Nous sommes très attentifs aux acteurs, qu’il s’agisse des enseignants ou des élèves. Nous souhaitons partir des récits individuels et des expériences, parce que nous avons pris conscience qu’il fallait casser ce paysage de la recherche sur l’éducation, très imprégné de toutes ces approches sur les établissements, les politiques menées par le haut, pour laisser leur place aux visions de l’intérieur et à l’agentivité des « pratiquants » de l’école. Notre perspective est celle de l’histoire par le bas, qui se développe déjà depuis plusieurs années et qui est, dans le champ de l’histoire culturelle sur les mondes arabes et musulmans, devenue majeure depuis une vingtaine d’années. Il s’agit d’une approche principalement biographique, qui redonne entièrement sa place au sujet et à l’expérience individuelle.

Le projet que nous souhaitons développer avec Christine Mussard consiste à monter des ateliers d’écriture dans les écoles du monde arabe, et autour du sujet de l’école. Pour ma part, je projette d’aller interroger des enfants yéménites inscrits dans des collèges égyptiens sur leur façon de voir l’école, leurs attentes, et leur place dans le monde. Nous avons prévu aussi que les élèves fassent des enquêtes auprès de leurs parents ou grands-parents pour voir comment la mémoire de l’école, des attentes qui lui sont liées, a été transmise, etc…

Publié le 07/11/2018


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


Juliette Honvault est historienne, chargée de recherches au CNRS (Institut de Recherches et d’Etudes sur les Mondes Arabes et Musulmans, Aix Marseille Université). Après des recherches portant sur le nationalisme arabe en Syrie et au Liban, son travail s’est élargi au Yémen à partir de 2007, et notamment à l’historiographie contemporaine depuis la fin de l’époque ottomane, l’écriture autobiographique, les enjeux de la conservation archivistique et de l’éducation.


 


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