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Arabisant et chercheur en islamologie au CIHAM (Histoire, archéologie et littérature des mondes chrétiens et musulmans médiévaux) à Lyon, Lahcen Daaif a soutenu une thèse d’islamologie en 2004 à l’Université Paris 3 qui portait sur Ibn Ḥanbal, son statut de juriste et sa pratique de l’ascèse. Il poursuit depuis des recherches sur les manuscrits islamiques des premiers siècles de l’islam et a publié de nombreux articles sur la constitution, le fonctionnement et les principes de la jurisprudence sunnite.
Ibn Ḥanbal est un personnage enraciné dans presque tous les savoirs religieux de son époque, hormis la théologie dogmatique (kalām), qu’il refuse catégoriquement. S’il s’est bel et bien positionné sur certains points de débat en théologie, cela ne fait pas de lui un mutakallim – c’est-à-dire quelqu’un qui fait usage des instruments propres à la théologie pour arriver à des conclusions religieuses.
La question, encore débattue aujourd’hui, est de savoir si Ibn Ḥanbal s’est intéressé dès le départ aux ḥadīth-s. Or, à parcourir attentivement sa biographie, on trouve aisément des traces de l’intérêt qu’il portait tôt au fiqh. C’est à l’âge de seize ans qu’il aurait pris contact avec les gens du ḥadīth, à Bagdad, et notamment avec son premier maître, Hushaym b. Bašīr al-Wāsiṭī (m. 183/799). C’est à ce moment-là qu’il aurait décidé de s’intéresser au ḥadīth, mais sans pour autant se détacher des préoccupations relatives au fiqh. Ainsi dit-il avoir rapporté de son premier maître (sami‘tu minhu) des ḥadīth-s concernant le jeûne (ṣiyām), le nusk et le ḥajj – manāsik al-ḥajj, c’est-à-dire tout ce qui est en rapport avec les rituels du pèlerinage. Il y a donc un cadre général proche de celui d’un chapitre juridique du fiqh qui entoure ces premiers ḥadīth-s qu’il transmet, bien qu’il décide plus tard d’ordonner son œuvre sous forme de Musnad.
Une fois cet intérêt pour le ḥadīth développé chez lui, Ibn Ḥanbal entreprit des voyages dans tous les centres urbains où il pouvait collecter les dits prophétiques, à Bagdad, à Kūfa, à Wāsiṭ, à Baṣra et dans la péninsule Arabique, à Médine et La Mecque. Les versions les plus communes rapportent qu’il aurait pratiqué à cinq reprises le ḥajj et se serait rendu par deux fois au Yémen. Cette quête des traditions prophétiques fait de lui un muḥaddith, sans toutefois qu’il ne se soit jamais totalement coupé de la jurisprudence. Lui-même regrettait que les spécialistes du ḥadīth soient souvent ignares en matière de fiqh, comme en fait écho sa formule célèbre : « Qu’est-ce qu’il est ténu le fiqh au sein des gens du ḥadīth (mā aqalla al-fiqh fī aṣḥāb al-ḥadīth). »
Les sources rapportent qu’al-Shāfi‘ī reconnaissait à Ibn Ḥanbal la qualité d’Imam en huit domaines : le Coran, le ḥadīth, le fiqh, le renoncement (zuhd), le scrupule religieux (wara‘), le dénuement (faqr), la langue arabe (lugha) et la pratique normative du prophète (sunna), mais c’est surtout du Coran et du hadith que le bagdadien était un fin spécialiste, sans jamais se départir de la morale ascétique (zuhd). Il est rapporté par ses proches qu’il préférait nouer de solides relations avec des pauvres, des petites gens et ceux versés dans le zuhd, y compris les plus simples d’esprit. En outre, sur son lit de mort, lorsque son entourage l’interrogea sur son successeur qui serait désormais leur autorité de référence, il aurait désigné l’un de ses disciples ascètes les plus anonymes, ‘Abd al-Wahhāb al-Warrāq (m. 251/865). Les sources indiquent également qu’il aurait regretté sa célébrité suite à la miḥna, et qu’il aurait avoué envier à ce disciple modeste, sa vie discrète (khumūl).
En effet, son parcours montre qu’il n’a jamais cherché la renommée, et qu’il n’avait jamais apprécié, et condamné même tout rapport avec les détenteurs du pouvoir. Sous le calife al-Ma’mūn et lors du déclenchement de l’inquisition (miḥna), c’est ce dernier qui l’a fait venir de force à lui quand il était à Raqqa.
Al-Ma’mūn est connu pour être l’un des califes les plus instruits dans l’histoire de la civilisation arabo-musulmane. Souvent présentée comme influencée par le mu‘tazilisme, l’idéologie sous-tendant la miḥna fut la conjonction momentanée de plusieurs courants de pensée. L’idée principale est qu’il n’y a de Dieu que Dieu et qu’en dehors de lui, tout est créé. Ainsi, si le Coran devait être incréé, comme le considéraient les pourfendeurs du mouvement, cela générerait la confrontation entre deux entités incréées. Lorsque l’inquisition fut instaurée Ibn Ḥanbal aurait subi plus de deux années d’emprisonnement, selon la majorité des sources, et aurait été soumis à l’interrogation ainsi que d’autres traditionnistes influents de l’époque. L’un d’entre eux, Muḥammad b. Nūḥ, serait mort en route vers Raqqa, où le calife menait alors des opérations de guerre de frontière contre les Byzantins. Ibn Ḥanbal se serait donc rapidement retrouvé seul à poursuive ce voyage et à subir plus tard l’interrogatoire ; ce qui interroge bien sûr l’historien sur l’ampleur réelle de cette inquisition. La tradition orthodoxe nous enseigne que ses deux amis, ‘Alī b. al-Madīnī et Yaḥyā b. Ma‘īn, avaient cédé sous la pression du calife et son entourage et abjuré la doctrine traditionniste du Coran incréé (ghayr makhlūq). Après la mort d’al-Ma’mūn, Ibn Ḥanbal se serait confronté à son successeur, al- Mu‘taṣim, connu pour avoir été un homme inculte et brutal, moins acquis aux lettres et à la théologie qu’aux stratégies militaires. Ce dernier était pourtant conseillé par le même qāḍī al- quḍāt d’al-Ma’mūn, Ibn Abī Du’ād (m. 240/854), le représentant par excellence du dogme mu‘tazilite. Face au réticent savant bagdadien qui se présente devant lui, le calife condamne Ibn Ḥanbal à être flagellé en sa présence. La tradition sunnite nous dit que trois personnes perdirent la vie en résistant à l’inquisition mu‘tazilite. Mais si l’on se renseigne plus en détail dans les chroniques des historiens sur les conditions de mort des trois protagonistes cités, on se rend compte qu’aucun d’entre eux ne fut exécuté par le calife pour avoir récusé la thèse mu‘tazilite du Coran créé. L’un d’entre eux, par exemple, Aḥmad b. Naṣr al-Khuzā‘ī (m. 231/846) fut exécuté par le calife al-Wāthiq en personne pour avoir fomenté une révolte contre lui, au nom du principe de la commanderie du bien et de l’interdiction du mal (al-amr bi l-ma‘rūf wa l-nahy ‘an al-munkar). Il visait en fait à dénoncer le désintérêt flagrant du pouvoir bagdadien pour la corruption (al-fasād) et le brigandage qui sévissaient alors à Bagdad. Ce n’est qu’a posteriori que la tradition sunnite et les muḥaddithūn reprirent son histoire et firent de sa mort un acte de résistance à la purification doctrinale engagée par les Abbassides. En somme, le seul homme à avoir été violenté semble avoir été Ibn Ḥanbal. Le thème qui reste à éclaircir bien sûr est de savoir si ce dernier finit par abjurer, à son tour, sous la contrainte, la thèse du Coran incréé au moins pendant l’interrogatoire, et ainsi reconnaître momentanément un dogme qu’il avait toujours combattu. Il est évident, selon la version des rapporteurs mu‘tazilites, qu’il reconnut, à plusieurs reprises même devant le calife, l’idée de la création du Coran. Dans certaines de ses fatwā-s d’ailleurs, il aurait toléré qu’un sunnite, se trouvant sous la torture des kharijites, leur fasse entendre ce qu’ils veulent y compris l’insulte de l’Imam ‘Alī. Au travers de cet avis juridique, Ibn Ḥanbal estime que si quelqu’un est emprisonné et battu à cause de ses convictions, il lui est permis d’admettre des choses auxquelles il ne croit pas. L’important, dans la conception ascétique du savant de Bagdad, est de faire acte de résistance, mais il n’est jamais question d’y laisser la vie, au risque d’entrer en conflit avec les préceptes qui fondent sa conception du zuhd. Ainsi, Ibn Ḥanbal recommandait toujours à ses disciples de se tenir à distance du pouvoir tout en respectant celui qui l’exerce, fût-il un tyran.
Après une brève période d’emprisonnement, Ibn Ḥanbal disparaît de la vie politique, sociale et religieuse sous le règne d’al-Wāthiq, ce dernier lui ayant ordonné dans une lettre – dont l’authenticité voire l’existence est débattue – de se faire oublier et de ne plus prendre part à la polémique sur la nature du Coran. Il se serait installé clandestinement quelque temps chez l’un de ses disciples, Isḥāq b. Ibrāhīm b. Hāni’ al-Naysābūrī. L’accession au pouvoir du calife al-Mutawakkil en 226/841 rebat les cartes et se traduit par l’abandon du dogme mu‘tazilite et de la miḥna. Dès lors, le juriste de Bagdad devient l’icône de la résistance du sunnisme face à la tentative de rationalisation du dogme par les mu‘tazilites. L’idéalisation de son combat idéologique face à l’inquisition lui vaut d’être considéré comme étant l’Imam du monde (imām al-dunyā), Imam du ḥadīth et Imam du vrai crédo sunnite (‘aqīda), et par suite la seule et unique autorité à consulter en matière de ḥadīth et de fiqh. Un parallèle fut d’ailleurs établi par les muḥaddithūn entre son action dans la miḥna et celle du premier calife Abū Bakr, qui fit face, depuis Médine, à la sécession des tribus sud-arabiques lors des guerres d’apostasie (ḥurūb al-ridda), immédiatement après la mort du prophète. ‘Alī b. al-Madīnī (m. 234.849), l’un des compagnons d’Ibn Ḥanbal, affirme même que sans ces deux hommes, l’islam aurait disparu.
Cette popularité du personnage contraste, nous l’avons déjà dit, avec son itinéraire spirituel. Après sa mort, l’école dite hanbalite mit plus d’un siècle à émerger et à se formaliser comme madhhab. C’est donc finalement cette grande inquisition et sa prise de position – largement romancée – pour défendre le dogme du Coran incréé qui valut à Ibn Ḥanbal d’être érigé en autorité religieuse et morale dont l’aura dépasse de loin celle des trois premiers Imams fondateurs d’écoles juridiques.
Enki BAPTISTE ©Les clés du Moyen-Orient, tous droits réservés.
Enki Baptiste
Actuellement en master recherche, rattaché au CIHAM (UMR 5648) et à l’université Lumière-Lyon II, Enki Baptiste travaille sous la direction de Cyrille Aillet sur la construction d’un imaginaire politique du califat.
Lahcen Daaif
Arabisant et chercheur en islamologie au CIHAM (Histoire, archéologie et littérature des mondes chrétiens et musulmans médiévaux) à Lyon, Lahcen Daaif a soutenu une thèse d’islamologie en 2004 à l’Université Paris 3 qui portait sur Ibn ?anbal, son statut de juriste et sa pratique de l’ascèse. Il poursuit depuis des recherches sur les manuscrits islamiques des premiers siècles de l’islam et a publié de nombreux articles sur la constitution, le fonctionnement et les principes de la jurisprudence sunnite.
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