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Entretien avec Leila Zahoui, directrice de l’Association libanaise pour l’Histoire : « Au Liban, la guerre civile reste immensément taboue »

Par Ines Gil, Leila Zahoui
Publié le 18/04/2025 • modifié le 21/04/2025 • Durée de lecture : 8 minutes

Leila Zahoui

Crédits photos : Ines Gil

Comment votre association est-elle née ?

L’idée de fonder LAH est née de la volonté d’un groupe de professeurs en 2013 : répondre au manque d’enseignement dû à l’incapacité du gouvernement libanais d’établir un programme d’études en histoire dans la période post-guerre. Nous nous sommes alors réunis, et avec le soutien d’organismes internationaux, avons décidé de moderniser notre façon d’enseigner l’histoire, et plus particulièrement d’expérimenter l’enseignement de « l’histoire sensible », telle que la période de la guerre civile. En effet, au Liban, dans les écoles, l’histoire n’est pas enseignée après 1946. La période de la guerre du Liban, qui a duré de 1975 à 1990, n’est pas abordée. Nous avons donc décidé de travailler avec des organisations internationales, libanaises, et même avec le gouvernement, pour aborder ce sujet dans les écoles. Le but était aussi de prendre du recul face à la politisation maladive de la guerre civile libanaise. C’est ainsi que LAH est née.

Depuis la fondation de l’association, dans combien d’écoles avez-vous mis en œuvre votre projet ?

Depuis la fondation de l’association, 600 professeurs d’histoire ont été formés. Certains enseignants reviennent régulièrement pour se mettre à jour. D’autres sont formés de manière occasionnelle. Au total, 200 professeurs suivent les formations chaque année. Nous n’avons pas de contact direct avec les élèves, notre but étant de former les professeurs pour qu’ils soient mieux équipés pour parler de la guerre. Depuis quelques années, des écoles nous contactent de plus en plus, qu’elles soient privées ou publiques. En parallèle, nous avons mis en place un programme afin de former des formateurs et des professeurs choisis par le Centre de Recherches et de Développement (CRDP), l’institution nationale chargée de la formation au Liban.

Au Liban, 50 ans après le début de la guerre, les différents narratifs sur les événements continuent de se confronter. Quel est le contenu de votre formation pour aborder cette période de l’histoire libanaise ?

Nous n’enseignons pas de manière classique et chronologique les dates et les événements de la guerre civile comme on pourrait le faire sur d’autres événements historiques. Les narratifs qui entrent en jeu sont si divers et contradictoires qu’il est parfois trop sensible d’aborder cette page de l’histoire de manière classique.

Nous formons les enseignants à parler de la guerre en centrant le propos sur les gens qui l’ont vécue et non sur l’action militaire durant cette période. Ceci a plus d’écho chez les élèves. Par exemple, les enseignants utilisent une photo prise pendant la guerre et l’analysent sous différentes perspectives. Ils évoquent les histoires personnelles de ceux qui ont vécu la guerre, un civil ou un combattant, pour parler du contexte plus général. Certains enseignants montrent dans leurs classes des témoignages d’anciens combattants, leur expérience, sur ce qui les a poussé à combattre, voire en accueillent dans leurs cours

L’objectif est d’apprendre aux étudiants comment la guerre a bouleversé la vie des gens et comment la société a changé avec le conflit. Nous mettons l’accent sur la vie dans le quotidien de la guerre, les victimes et les blessures. Nous espérons créer une forme d’empathie, une compréhension de l’altérité. C’est un premier pas pour aborder cette guerre si difficile à enseigner ici au Liban.

Nous mettons en avant les différents narratifs, les différentes analyses faites par les historiens et par les acteurs de la guerre, permettant ainsi aux étudiants d’avoir les moyens de compréhension pour analyser eux-mêmes ce conflit. En effet, au Liban, la mémoire de la guerre se transmet avant tout d’une génération à l’autre dans les familles, et le but de cet enseignement est de leur offrir une autre perspective.

L’équipe de LAH est très consciente de l’importance de montrer aux élèves que tous les Libanais ont souffert de la guerre d’une façon ou d’une autre, et que le retour d’une guerre civile serait un danger pour le Liban.

Rencontrez-vous parfois des difficultés durant les formations des enseignants ?

Oui, cela nous arrive, car ils n’ont pas été formés à l’enseignement de la guerre civile durant leurs études et ils ont parfois aussi leur perspective, racontée par leur propre famille. Une fois qu’ils ont suivi notre formation, qu’ils ont entendu les histoires vécues de part et d’autre, et ont vu les événements sous une autre perspective, une réflexion et une empathie se dessinent, ainsi que la manière d’enseigner à leurs élèves.

Actuellement, nous sommes en train de réfléchir à la manière d’enseigner les événements très sensibles de la guerre. Nous sommes en partenariat avec un groupe de chercheurs, Action Research Associates, qui travaille sur ces sujets afin d’extraire les différents récits de la guerre civile et de les présenter en forme accessible aux jeunes et au grand public. Nous espérons que ce projet pourra permettre de réduire la tension résultant des différents récits communautaires.

Au Liban, il n’y a pas de grands événements commémorant le début de la guerre civile, ni de musée d’ampleur qui relate cette période de l’histoire. Plusieurs mémoires de la guerre cohabitent. Comment enseigner la guerre dans ce contexte ?

Ce n’est pas impossible d’avoir, à terme, un programme scolaire qui aborderait la guerre avec un consensus national sur les événements de cette période. Mais les tentatives de mettre en place un tel programme ont été stoppées pour des raisons politiques. Peut-être qu’il est encore un peu tôt. Pour l’instant, nos formations sont un début pour aller dans le bon sens. Il y a néanmoins actuellement un processus de réforme pédagogique au niveau national et nous espérons qu’il aboutira. En outre, les publications et les conférences sur la guerre vont être très intenses cette année du fait des 50 ans du début de la guerre civile.

Comment les autorités libanaises réagissent face à vos actions ?

Nous avons pensé aux différents thèmes liés à la guerre civile que nous souhaitions enseigner dans les écoles et avons envoyé ce document au ministère de l’Education, qui a été très apprécié. Le ministère a approuvé l’enseignement de ce curriculum dans toutes les écoles du pays, à l’occasion des 50 ans du début de la guerre. C’est une première et c’est une très bonne nouvelle, cela montre l’implication actuelle de l’Etat sur ce sujet sensible.

Vous n’enseignez pas certains événements sensibles

En effet, la guerre civile est encore un sujet immensément tabou au Liban. D’une part parce que les narratifs coexistent sans vraiment se rencontrer, mais aussi parce qu’on en parle rarement dans la sphère publique, en tout cas avec le grand public. Certains sujets divisent, comme par exemple les événements pendant l’année 1982 liés à l’invasion de Beyrouth par Israël, susceptible de créer des tensions. Ces événements ont marqué des histoires personnelles encore très vives, qui n’ont pas été digérées.

Autre exemple, certains Libanais voient dans l’incident du bus de Aïn el-Remmaneh (massacre de fedayins palestiniens passagers d’un autobus par des combattants chrétiens, souvent considéré comme le point de départ de la guerre civile) l’étincelle qui a déclenché la guerre civile. D’autres voient dans des incidents qui se sont passés plus tôt dans la journée (incidents devant l’église Notre dame du salut à Aïn el-Remmaneh entre miliciens palestiniens et chrétiens) la cause principale de ce déclenchement [1]. Ceci a créé des tensions dans certaines écoles.

Malgré les difficultés, et comme on l’a dit dans une autre question de cet entretien, les enseignants évoquent certains sujets et présentent les différents narratifs. Nous ne pouvons pas parler de tout, mais nous créons de la curiosité parmi ceux qui souhaitent en savoir plus sur l’histoire du Liban.

La guerre civile a aussi été un théâtre de combats pour des acteurs étrangers, l’Organisation de Libération de la Palestine, Israël, la Syrie. En tant qu’association libanaise, pensez-vous qu’il est plus facile d’analyser avec recul les actions des acteurs étrangers ? Ou bien cela crée aussi de profondes divisions dans la société libanaise ?

Le rôle des acteurs étrangers est aussi très sensible. Quand on parle du rôle des groupes palestiniens, de la Syrie, et même d’Israël.
Certains estiment que les Kataëb ont sollicité l’intervention de la Syrie pour contrer l’avancée des Palestiniens. D’autres considèrent que l’intervention syrienne constituait une occupation imposée sans véritable consentement libanais.
De même, bien que l’invasion israélienne de 1982 ait été largement condamnée au Liban, certains l’ont perçue à l’époque comme une opportunité ou une lueur d’espoir pour mettre fin au conflit et contrer la présence armée des factions palestiniennes.

A partir de quels contenus créez-vous vos formations ?

Nous travaillons à partir des publications des historiens et nous faisons des recherches sur les archives existantes avec un groupe d’environ dix professeurs de l’association pour se mettre d’accord sur ce qu’il faut enseigner. Si le sujet n’est pas trop sensible, comme par exemple l’assassinat de Kamal Joumblatt, qui fait plutôt consensus, nous pouvons trouver rapidement un accord. Mais sur d’autres sujets, plus susceptibles de créer des divisions, les discussions sont plus longues et difficiles. En effet, les dissensions sont fortes, même sur la nature de la guerre. Certains considèrent que c’était une guerre civile, d’autres que c’était une guerre pour les autres, d’autres que c’est une guerre juste pour la résistance palestinienne. Les membres de LAH sont issus de communautés et de milieux très différents. Nous tenons aussi à utiliser des sources d’historiens divers, des chrétiens, des musulmans et des étrangers.

Les créations artistiques sur la guerre, les films, les livres de fiction, les pièces de théâtre, sont nombreuses. Les intégrez-vous à votre programme ?

Oui, cela fait aussi partie de notre réflexion quand nous formons les enseignants avec les films The Insult ou encore 1982. C’est une situation étrange, car la guerre a effectivement été largement abordée par des artistes, mais aussi des historiens libanais, mais quelque chose bloque au niveau officiel. L’histoire de la guerre est très exportée, parfois, à l’étranger, les gens en savent plus sur les différentes facettes de la guerre civile que nous-mêmes, Libanais. C’est un peu frustrant. C’est pourquoi nous sommes heureux de notre travail, en termes de publications et de formations, car rien ou presque n’a été fait sur la guerre civile dans les écoles, et notamment dans les écoles publiques.

La dernière guerre au Liban (octobre 2023-novembre 2024) a-t-elle rendu votre travail difficile ?

Cela a effectivement été un défi, car quand la guerre a commencé, certains nous ont demandé pourquoi nous parlions de 1975 alors qu’une guerre était en cours. Nous avons continué malgré tout. Quand si on connait son passé, on est plus à même de comprendre le présent.

Il y a au Liban une capacité à “tourner la page très vite”, cela participe-t-il au fait de ne pas parler de la guerre civile ?

C’est vrai, nous oublions rapidement les événements violents et douloureux. Cela fait partie de notre culture, nous sommes en quelque sorte programmés comme ça. Mais cela ne signifie pas que les conséquences de la guerre sont réellement oubliées et qu’elles ne nous affectent pas. Elles nous affectent sur le plan psychologique, elles façonnent la société libanaise d’aujourd’hui. Les conséquences de la dernière guerre seront aussi très douloureuses.
Notre association permet de faire un pas par la formation d’enseignants qui viennent de milieux très différents et qui en apprennent un peu plus sur la guerre civile. La compréhension de l’autre, la création de l’empathie, sont les fondations d’une société qui pourra, je l’espère, un jour, affronter cette histoire sans tabou.

Publié le 18/04/2025


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Leila Zahoui est la directrice de l’Association libanaise pour l’Histoire.


 


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