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Entretien avec Maryam Ashrafi – « S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles »

Par Claire Pilidjian, Maryam Ashrafi
Publié le 05/10/2021 • modifié le 08/10/2021 • Durée de lecture : 10 minutes

Maryam Ashrafi. Crédit photo : Wehbi Demir

Maryam Ashrafi, vous êtes photographe et le travail que vous avez réalisé depuis 2012 dans les régions kurdes d’Irak et de Syrie sera exposé à Bayeux à partir du 4 octobre 2021 dans le cadre du prix Bayeux des correspondants de guerre. A cette occasion, vous publiez un livre, aux éditions Hemeria, intitulé « S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles ». Vos photographies sont accompagnées des textes de quatre reporters et chercheurs, ce qui renforce la dimension sociologique de votre travail. Dans quelle mesure portiez-vous cette ambition sociologique dans votre projet d’ouvrage ?

Je ne souhaitais pas présenter de simples photographies accompagnées de leur légende, mais proposer davantage d’informations dans mon ouvrage en y intégrant un point de vue journalistique. C’est pour cette raison que j’ai fait appel à quatre reporters et chercheurs différents. J’ai choisi Allan Kaval, qui a un véritable talent pour raconter ce qui se passe dans cette région du monde. C’est lui qui a rédigé la plupart des textes concernant le Rojava [1] et le Sinjar [2]. Mylène Sauloy, quant à elle, est réalisatrice de films documentaires et auteure. Elle pose sur la région le regard d’une femme qui y a vécu une longue période. Les textes qu’elle a rédigés dans mon ouvrage sur le Sinjar et les monts Qandil [3] mettent en perspective mon travail dans la région : j’y ai séjourné environ un an et demi après elle, et elle compare ainsi les deux périodes où nous y avons vécu. Kamran Matin, qui est chercheur, réinscrit le mouvement du Komala dans son évolution historique au début de mon livre. Enfin, Carol Mann apporte une dimension plus sociologique à l’ouvrage. De cette manière, le livre est le fruit de tous ces travaux et regards combinés sur les régions où j’ai séjourné.

Vos photographies se situent entre l’histoire et l’actualité : la lutte des Kurdes n’est pas achevée, si certaines batailles sont terminées, d’autres sont encore en cours. Dans le même temps, la question du peuple kurde apparaît plus rarement dans l’actualité qu’il y a quelques années. Pourquoi nous montrer ces images aujourd’hui ?

Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce projet, en 2012, personne ne parlait de la question kurde. Pour ma part, je ne cherchais pas à couvrir un sujet d’actualité. Je définis mon travail comme de la photographie documentaire sociale, je ne suis pas reporter d’actualité. Au début de mon projet résidaient en réalité des motifs personnels : il s’agissait pour moi de retracer les pas de mon père, qui a fui l’Iran pour des raisons politiques grâce à l’aide de Kurdes iraniens. Lorsque ma mère et moi l’avons rejoint, trois ans plus tard, en 1999, à Londres, tous nos amis étaient kurdes. Je me suis toujours demandée pourquoi on entendait si peu parler de la lutte qu’ils menaient depuis longtemps déjà. C’est cela qui a motivé mon travail.

En 2012, je me suis rendue en Irak pour séjourner dans les camps de Kurdes iraniens du Komala [4] à Souleymanieh, et j’ai commencé à en apprendre davantage sur leur lutte : pourquoi, n’avais-je pas entendu davantage au sujet de leur lutte dans les médias traditionnels ? J’en suis par la suite venue à travailler sur les Kurdes de Turquie, de Syrie et d’Irak.

Les voyages que j’ai entrepris étaient tous mus par la même intention : la place des femmes dans la lutte des Kurdes. Pas seulement parce que je suis une femme, mais parce que leur rôle de combattantes m’apparaissait comme quelque chose d’unique.

Lors de mon séjour auprès du Komala en Irak, j’ai commencé à m’intéresser aux combattants du PKK. Je suis rentrée à Paris puis ai obtenu l’autorisation de séjourner dans les monts Qandil, qui abritent des bases du PKK. Puis, soudain, la ville de Kobané s’est retrouvée projetée au-devant de la scène médiatique internationale en 2014, lorsque s’est engagée la bataille des forces kurdes et de leurs alliés contre les combattants de l’État islamique. Tout le monde s’est mis à parler du Kurdistan. Pour moi, ce sujet n’avait rien de nouveau, puisque je travaillais sur la question depuis deux ans déjà, et j’avais assisté dans les monts Qandil à l’organisation de la lutte par et avec les femmes. Cependant, j’ai été surprise de la manière dont de nombreux médias présentaient ces combattantes : on aurait dit qu’elles avaient levé les armes subitement, alors que leur lutte remontait à bien plus loin que cela… Même les hommes du mouvement kurde étaient en lutte depuis longtemps déjà. Quant aux femmes, elles ne combattaient pas uniquement en tant que Kurdes, mais en tant que femmes.

À partir de là, tout est allé très vite. J’ai décidé de me rendre à Kobané, ce qui n’a pas été chose facile. La frontière turque était fermée et les journalistes ne bénéficiaient pas d’un droit d’accès vers la Syrie. J’ai franchi la frontière illégalement, à l’aide d’un passeur, en passant par la région de Suruç, une petite ville kurde située en territoire turc. Là, de nombreux journalistes venus d’Europe cherchaient à rejoindre Kobané. Par la suite, je suis retournée plusieurs fois au Rojava, en empruntant notamment la route du Sinjar entre 2016 et 2018.

L’ouvrage couvre en effet un travail que vous avez effectué durant six ans. Il n’est cependant pas organisé exactement chronologiquement

L’ouvrage suit la chronologie de mon travail puisqu’il commence avec mon premier voyage entre 2012 et 2013. Mais lorsque l’on arrive à la partie sur le Rojava, les choses sont un peu différentes. Je me suis rendue en tout quatre fois au Rojava, en 2015, 2016, 2017, et pour un bref séjour en 2018. J’ai voulu mêler les photographies de ces différentes périodes, pour ne pas simplement montrer que les choses se répètent et que la lutte des Kurdes n’est toujours pas résolue : il s’agissait aussi de faire apparaître les évolutions et les changements qui sont survenus entre ces deux périodes.

Après cela, l’ouvrage reprend une trajectoire chronologique, puis s’achève sur une partie qui présente les conséquences de tout ce que je montre auparavant : le problème des personnes réfugiées et déplacées à cause du conflit.

Vous mentionnez des évolutions entre votre découverte du Rojava en 2015 et les voyages qui l’ont suivie. De quels changements parlez-vous ?

Ce qui m’a immédiatement frappée quand je suis retournée à Kobané un an après le conflit, c’est la vitesse avec laquelle les Kurdes du Rojava ont reconstruit la ville. Lors de ma première visite en 2015, on estimait à 80 % le pourcentage de destruction de Kobané. Je me souviens qu’il fallait se frayer un chemin entre les ruines pour circuler. Les bâtiments étaient pratiquement tous à moitié détruits, c’était difficile de trouver un endroit pour loger les journalistes de passage. L’année suivante, je m’attendais à retrouver la ville dans le même état, ou peut-être à moitié rebâtie… Pourtant, alors même que les Kurdes disposaient d’un accès très restreint au monde extérieur - la frontière turque était fermée et le Kurdistan irakien exerçait une pression sur les OG et journalistes, en particulier au début -, toute la ville était quasiment reconstruite : il y avait de nouveau de l’électricité, par exemple, et même un hôtel où séjourner.

Outre cette reconstruction matérielle, les Kurdes avaient progressé dans leur programme de reconstruction de la société. L’avancement le plus important concerne l’émancipation des femmes. Je veux insister sur le fait que cette émancipation n’est pas seulement présente dans le discours : j’ai constaté le rôle qui était attribué aux femmes dans tous les secteurs, la défense comme je l’ai dit, mais aussi dans les médias, l’enseignement… Toutes les organisations comportaient des femmes, dotées d’un rôle au poids réel, bien plus que toutes les autres régions kurdes.

Et puis, en même temps, les combats se poursuivaient toujours, partout au Rojava. Une partie importante de mon livre est consacrée à cette région, parce qu’il y avait tellement de choses qui s’y passaient à la fois : la lutte armée, la reconstruction matérielle, la lutte pour survivre au quotidien, et tout allait très vite !

Beaucoup d’images et de photographies apparaissent à l’intérieur de vos propres clichés. L’image semble dotée d’une puissante fonction pour le peuple kurde. Dans quelle mesure cette importance de l’image a-t-elle affecté la façon dont vous avez été accueillie parmi les Kurdes en tant que photographe ? Attendaient-ils quelque chose de vos clichés ?

D’abord, ma propre trajectoire identitaire a joué dans l’accueil que j’ai pu recevoir parmi eux. Parce que je viens d’Iran, et que j’ai connu moi aussi l’exil, je pense qu’ils s’attendaient à ce que je comprenne mieux leur lutte. Peut-être que cela m’a mis davantage de pression sur les épaules… Cette question me taraudait particulièrement au début de mes séjours au Kurdistan. Puis je me suis aperçue que je réussissais plus facilement à communiquer avec eux, que j’étais plus aisément accueillie dans la société, chez les uns et les autres.

En tant que photographe, les Kurdes me considéraient comme une forme de médium entre eux et le monde extérieur. Je me souviens d’un jour où je photographiais le camp de déplacés d’Aïn Issa, au nord de la Syrie, quand une femme m’a abordée. Deux de ses enfants souffraient d’une maladie liée à la malnutrition sévère. Je n’avais jamais vu des enfants dans ces conditions de malnutrition en Syrie. La mère m’a demandé de photographier ces enfants et d’apporter les photographies à un médecin qui puisse les aider. Je n’ai rien pu faire de plus que de les montrer à Médecins sans frontières, qui opéraient dans ce camp… Les deux enfants sont morts quelques jours plus tard. À ce moment, j’ai eu le sentiment d’avoir échoué en tant que photographe, j’avais été impuissante à les aider. C’est la seule fois où j’ai eu l’impression que quelqu’un attendait quelque chose de concret de ma part. Plus généralement, je pense que j’étais vue comme une personne qui avait eu l’occasion de venir au Kurdistan, et qui, une fois repartie, pourrait témoigner de ce qu’elle avait vu, montrer ses photographies et parler au monde extérieur d’une lutte qui se poursuit toujours.

Vous avez l’habitude de prendre vos photographies avant ou après les moments de bataille. Certaines montrent combattants et civils joyeux, d’autres exposent le deuil, ou même la mort - votre ouvrage s’intitule en effet « S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles ». Pensez-vous que ces moments en disent davantage de la guerre que des photographies de guerre prises dans l’action ?

C’est précisément mon intention. Je ne me considère pas comme une photographe « du front ». J’estime que ma manière de faire touche davantage les gens. Voilà pourquoi je cherche toujours à séjourner aussi longtemps que possible pour effectuer mon travail : chacun de mes voyages dans les régions kurdes a duré au moins un mois, parfois deux. C’est le temps qu’il me faut pour ressentir la vie qui agite ces populations.

Un matin, je me suis rendue à des funérailles de combattants morts sur le front, près de Kobané. L’après-midi, j’ai été invitée à la célébration de Nowrouz, le nouvel an kurde, qui devait avoir lieu. Ce jour-là m’a surprise : en une seule journée, la population assiste à de grandes funérailles - je dis « grandes », parce que beaucoup de Kurdes s’y rendent, pas seulement la famille des défunts - et à peine quelques heures plus tard, je retrouvais les mêmes personnes en train de danser. Pour moi, c’est ce qui est central dans la culture kurde, et c’est aussi ce qui leur permet de survivre, dans un sens. Je me souviens de cette femme qui m’a expliqué un jour qu’elle avait perdu son fils sur le front, mais que ses autres enfants s’apprêtaient aussi à combattre, et que le temps du deuil n’était pas encore venu, car il fallait d’abord reconstruire le pays. En dansant, en continuant à témoigner de la joie, ces Kurdes montrent qu’ils n’ont pas perdu. À ma façon, j’ai tenté de rapporter cela dans mes photographies : en parcourant l’ouvrage, le lecteur aura bien sûr conscience des conséquences de la guerre, les funérailles, les morts ; mais la vie poursuit son cours, y compris dans la joie, et c’est ainsi que l’on survit dans un quotidien imprégné par la guerre.

Votre livre saisit la diversité des organisations kurdes. Quelles différences majeures avez-vous pu observer entre les peshmergas du Kurdistan irakien, le PKK, ou le Rojava ?

Mon travail se focalisait sur la place des femmes au sein des organisations kurdes, c’est donc à ce sujet que j’ai constaté des différences importantes. Quand j’ai séjourné aux côtés des peshmergas, au Kurdistan irakien, j’ai annoncé d’emblée mon ambition de travailler sur les femmes. Les peshmergas m’ont affirmé que de nombreuses femmes faisaient partie de leur organisation, mais en réalité, il y en avait très peu, malgré leur volonté de l’afficher dans leurs discours. Je pense que l’émancipation des femmes n’a pas une place prégnante dans leur idéologie. Leur société reste dominée par les hommes.

Au Rojava et dans le Sinjar, les grandes idées du PKK dominent l’organisation de la société. Je veux rappeler que je ne soutiens pas à titre personnel cette idéologie, et mon rôle ne consistait pas à l’incarner dans mes clichés. Ce que je cherchais, c’étaient les résultats concrets de cette idéologie dans la société. J’avais beaucoup lu les écrits des grands leaders du PKK, inspirés de la pensée d’Abdullah Öcalan [5]. Je voulais voir comment cela se concrétisait, dans la vie quotidienne. Et malgré tous les problèmes qu’il peut y avoir au Rojava et dans le Sinjar, l’égalité des hommes et des femmes y est beaucoup plus avancée que dans le Kurdistan irakien. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une culture dominée par les hommes. Mais les choses progressent.

Maryam Ashrafi, Allan Kaval, Kamran Matin, Mylène Sauloy, S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles. Préface de Garry Knight. Paris, Hemeria.

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Exposition « S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles » au Musée d’art et d’histoire Gérard Baron, à Bayeux, du 4 au 31 octobre 2021.

Publié le 05/10/2021


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


Maryam Ashrafi est née à Téhéran en 1982. Diplômée de l’Université de Wales Newport en photographie documentaire sociale, elle vit aujourd’hui à Paris. Entre 2012 et 2018, elle a séjourné dans diverses régions kurdes en Irak et en Syrie. Son travail est présenté dans un ouvrage, S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles, publié aux éditions Hemeria en septembre 2021.


 


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