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Entretien avec Myriam Benraad - Les Arabes sunnites d’Irak, dix ans après la chute de Saddam Hussein

Par Allan Kaval, Myriam Benraad
Publié le 19/02/2013 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Myriam Benraad

Depuis le mois de janvier, les régions sunnites d’Irak sont le théâtre de manifestations de grande ampleur dirigées contre le Premier ministre chiite du pays, Nouri al-Maliki. Emaillée par quelques incidents violents et faisant planer la menaces de nouveaux affrontements confessionnels, la vague de protestation actuelle est le résultat de dix années de marginalisation politique et socio-économique pour les sunnites, communauté minoritaire, historiquement détentrice du pouvoir en Irak et longtemps confondue avec l’ancien régime de Saddam Hussein. Liées à une crise générale du système politique mis en place après 2003, les protestations sunnites interviennent dans un environnement marqué par des oppositions confessionnelles renforcées, laissant craindre une imbrication croissante des crises locales et des conflits régionaux. Pour les clés du Moyen-Orient, Myriam Benraad revient sur l’histoire des Arabes sunnites d’Irak et sur les racines du conflit qui les oppose aujourd’hui au pouvoir en place à Bagdad.

Quelles sont les relations qu’entretiennent historiquement les Arabes sunnites avec le pouvoir en Irak ?

Il y a eu plusieurs événements fondateurs dans la formation de l’identité sunnite irakienne. On peut remonter au VIIe siècle avec la bataille d’Al-Qadisiyya qui a vu la victoire des premières armées musulmanes sur les armées perses et a permis aux grandes tribus arabes de s’implanter de manière durable dans la région, notamment dans les zones centrales. C’est à partir de cette époque que le terme d’« Irak arabe » commence à faire sens et que l’on constate une association claire de l’islam sunnite au pouvoir politique, perpétuée sous le califat abbasside puis après la conquête ottomane. La Sublime porte s’appuyait, en effet, sur de grandes familles sunnites pour gouverner les trois provinces de Mossoul, Bagdad et Bassora, ces familles constituant une élite impériale aux commandes de l’administration et de l’armée. La mise sous mandat britannique du pays en 1921 a fait perdurer cette configuration par le maintien au pouvoir d’anciens technocrates et officiers ottomans, et par leur mainmise sur les institutions. Les élites sunnites sont donc restées prépondérantes après la création de l’Irak comme État-nation par les Britanniques, puis après son indépendance en 1932. Il faut cependant rappeler que les Arabes sunnites irakiens sont loin de former un ensemble homogène. La réalité sunnite est traversée par de profonds clivages géographiques et sociaux. Les notabilités sunnites de Bagdad et des grandes villes doivent ainsi être distinguées des populations rurales et paupérisées des régions tribales.

C’est avec le premier putsch baathiste de 1963, puis au fil de l’ascension de Saddam Hussein après 1968 que l’idée d’un « État sunnite » irakien se diffuse. Saddam Hussein développe, en effet, une syntaxe politique de plus en plus confessionnelle. Sa répression des populations chiites et kurdes a accentuée encore l’image d’un État dominé par les sunnites alors même que pour se maintenir au pouvoir, le dictateur irakien avait orchestré d’importantes purges parmi les élites sunnites du Baas tout en écrasant les résistances tribales sunnites qui ont pu se manifester à son encontre, notamment dans les années 1990, et en déjouant des tentatives de coups d’état fomentés par des officiers eux-aussi sunnites. Il n’a donc jamais existé de « communauté » ou d’« État » sunnite en Irak, bien que la perception d’une confession minoritaire monopolisant le pouvoir ait structuré les oppositions chiites et kurdes à l’ancien régime, notamment parmi les acteurs politiques réfugiés à l’étranger jusqu’en 2003.

Cette perception est donc à l’origine de la marginalisation politique des sunnites après 2003 ?

Après l’intervention américaine et la chute de Saddam Hussein, les autorités d’occupation américaines ont, en effet, misé sur les chiites et sur les Kurdes, partant du principe qu’ayant été les premières victimes du précédent régime, ces communautés seraient nécessairement garantes du caractère démocratique du nouvel Irak. Les Américains avaient par ailleurs collectivement identifié les sunnites irakiens à la tyrannie du pouvoir de Saddam Hussein. Ces lectures schématiques ont abouti à une lecture tripartite de l’Irak et à la marginalisation des sunnites. Résultante des pressions exercées par les anciens opposants kurdes et chiites, mais également parce que les sunnites, contrairement à ces deux autres communautés, ne s’étaient pas dotés auparavant de structures politiques propres, alternatives aux régimes en place et capables de représenter collectivement leurs intérêts. L’opposition sunnite composée de nationalistes, de monarchistes, d’islamistes proches des Frères musulmans et de dissidents baathistes s’est trouvée elle-même marginalisée au sein de l’opposition irakienne qui avait tenté de se regrouper dès le début des années 1990.

Cette mise en marge politique, combinée à la dissolution de l’armée irakienne et à la « débaasification » du pays, a provoqué un sentiment d’aliénation parmi les sunnites qui composaient l’essentiel de l’encadrement militaire et administratif. Ce fut d’autant plus le cas que les opérations militaires américaines se concentraient dans les régions sunnites, réputées avoir accueilli les partisans de l’ancien régime. En mauvais termes avec les autorités d’occupation comme avec les formations kurdes et chiites qui tenaient à présent le haut du pavé, les sunnites se sont alors placés dans une posture de retrait vis-à-vis des nouvelles institutions. Les élections de 2005 ont ainsi été massivement boycottées par les sunnites, ce qui a contribué à accroître encore leur isolement bien que certains de leurs représentants aient tenté de peser sur le processus de rédaction de la nouvelle constitution à l’été 2005, en s’opposant notamment au fédéralisme qui s’est par la suite imposé.

Comment a évolué la composition du paysage politique sunnite depuis 2003 ?

Il faut lire le paysage sunnite selon deux principales lignes de démarcation. La première oppose des forces d’ancrage « laïc », anciens Baathistes et mouvements nationalistes historiques, à des forces « religieuses » comme le Parti islamiste irakien, émanation de la mouvance des Frères musulmans, ou le Comité des oulémas musulmans caractérisé par une ligne plus radicale. La seconde oppose les acteurs sunnites selon la posture qu’ils ont adoptée à l’égard de l’occupation américaine. On trouve d’une part des forces dites « participationnistes », comme le Parti islamique irakien par exemple, qui considèrent la coopération avec les autres formations politiques et communautaires comme la seule alternative à la marginalisation durable des sunnites. Certains nationalistes arabes sunnites, ainsi que quelques figures tribales, ont choisi cette orientation. D’autre part, certaines forces sunnites ont refusé toute forme d’association à la transition politique, à l’instar du Comité des oulémas musulmans et des multiples mouvements salafistes qui ont émergé après 2003. Ces formations politiques coopèrent avec l’insurrection armée, initialement organisée par d’anciens Baathistes puis rapidement appuyée par Al-Qaïda et qui s’est opposée non seulement aux autorités d’occupation américaines mais également au gouvernement chiite et kurde établi à Bagdad. On a pu distinguer parmi cette insurrection sunnite une tendance « islamo-nationaliste », proprement irakienne, et une tendance « salafiste-djihadiste » plus ou moins internationalisée avec des combattants venus de tout le monde musulman pour porter la guerre sainte en Irak. Cette dernière composante s’est « irakisée » à partir de 2005 puis s’est rebaptisée « État islamique d’Irak » en octobre 2006.

L’action d’Al-Qaïda et ses attentats anti-chiites vont contribuer par la suite à donner au conflit une coloration plus confessionnelle qui se traduit par des affrontements entre guérilla sunnite et milices chiites, notamment à Bagdad. Il ne faut cependant pas perdre de vue la complexité des dynamiques et clivages intersunnites. Ainsi, fin 2006, un retournement de situation se produit lorsque les tribus sunnites d’Al-Anbar, qui avaient accueilli dans leurs régions des membres d’Al-Qaïda, se retournent contre ces derniers avec l’appui militaire des États-Unis. C’est le mouvement de la Sahwa (« réveil » en arabe), appuyé par le Surge américain de 2007 qui consiste en un accroissement substantiel des contingents militaires présents en Irak. La Sahwa peut s’expliquer en partie par le fait qu’Al-Qaïda a privé les tribus des revenus tirés de la contrebande pétrolière qu’elles contrôlaient depuis les années 1990 avec l’accord tacite de Saddam Hussein. Ce conflit entre les tribus sunnites et Al-Qaïda provoque une fragmentation supplémentaire des rangs de l’insurrection armée, les combattants nationalistes irakiens dénonçant depuis des mois la politique de terreur menée par Al-Qaïda. Le Surge aura permis à la coalition étrangère d’enregistrer des succès sécuritaires certains tandis que le Premier ministre chiite Al-Maliki a profité pour sa part des divisions de la scène sunnite pour mener une politique de cooptation de ses acteurs visant à empêcher la formation d’un front sunnite uni.

Les élections provinciales de 2009 ne se traduisent pas par l’émergence d’un leadership sunnite, mais la communauté sunnite tente le tout pour le tout aux élections législatives de 2010 en s’alliant à la Liste irakienne (Iraqiyya) dirigée par Iyad Allawi qui, bien que chiite lui-même, a réussi à capitaliser sur le regain de nationalisme parmi les sunnites. Des personnalités comme Saleh al-Moutlak, Tarek al-Hachemi rejoignent notamment Allawi dans l’espoir d’un retour des sunnites dans le jeu politique national. Les élections aboutissent cependant à une impasse. La victoire d’Allawi n’est pas reconnue par Al-Maliki qui finit, après neuf mois de crise, par être reconduit au poste de Premier ministre à condition de s’aligner sur l’accord d’Erbil passé en novembre 2010 entre les différentes formations irakiennes et censé organiser un partage équitable du pouvoir et des postes stratégiques. Les termes de l’accord ne sont cependant pas respectés et les sunnites opèrent un revirement autonomiste inattendu en 2011. Conformément à la constitution, plusieurs provinces sunnites, dont Al-Anbar où d’importants gisements gaziers ont été découverts, décident de se constituer en région fédérée, dotée d’une autonomie étendue à l’image du Gouvernement régional kurde, afin de surmonter leur exclusion politique au niveau central. Mais cette tentative n’aboutit pas et les tensions confessionnelles reprennent au lendemain même du retrait américain avec l’émission d’un mandat d’arrêt à l’encontre du Vice-président sunnite Tarek al-Hachemi.

Les manifestations sunnites qui se prolongent depuis le tout début de l’année témoignent de la poursuite de ces tensions. Comment la communauté sunnite est-elle structurée aujourd’hui ?

Comme les Arabes sunnites irakiens se sont toujours majoritairement ralliés aux institutions étatiques jusqu’en 2003, ils ne disposent pas de leurs propres structures et institutions communautaires comme les Kurdes ou les chiites. Les sunnites sont donc représentés par des figures religieuses et tribales au sein des conseils provinciaux, ainsi que par des personnalités politiquement actives à Bagdad. Cependant, aucun chef sunnite incontesté n’a émergé depuis 2003, et la scène sunnite demeure en réalité très divisée. D’un point de vue sécuritaire, les sunnites se protègent par l’intermédiaire de leurs propres milices, l’armée et la police irakiennes comprenant des soldats et officiers sunnites. Mais ces forces sont aussi partiellement infiltrées par des éléments d’Al-Qaïda.

Quel a été l’élément déclencheur de la vague actuelle de protestation ?

L’arrestation commanditée par Al-Maliki des gardes du corps du ministre des Finances sunnite, Rafi al-Issawi, un an après l’affaire Al-Hachemi qui s’est trouvé lui-même condamné à mort par contumace en septembre 2012, a beaucoup joué. Cependant, on ne peut pas comprendre les événements en cours début 2013 sans remettre en perspective la situation qui est celle des sunnites depuis 2003. De ce point de vue, il était absolument prévisible qu’un mouvement de rébellion populaire prenne corps en milieu sunnite du fait de la marginalisation structurelle des populations sur les plans socio-économique et politique. Ce mouvement ne risque pas de se calmer à court terme malgré la libération de plusieurs milliers de prisonniers sunnites revendiquée en premier lieu par les manifestants. Les causes du mécontentement sont profondes et structurelles. Les sunnites craignent fortement de voir l’Irak passer sous le contrôle de Téhéran et redoutent par ailleurs une éventuelle sécession des Kurdes au Nord. Dans le même temps, il ne faut pas avoir une lecture exclusivement confessionnelle des tensions actuelles. Les sunnites poursuivent ainsi une logique d’alliance avec les autres opposants à Al-Maliki, quels qu’ils soient, à savoir les Kurdes et plus précisément le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, et les Sadristes qui, bien que chiites, s’opposent à l’emprise exercée par l’actuel Premier ministre sur l’appareil d’État.

Comment ces tensions s’articulent-elles aux rivalités et aux rapports de forces régionaux ?

Dans un contexte régional qui tend à se structurer autour de lignes confessionnelles depuis la chute de Bagdad en 2003, renforcées aujourd’hui par la guerre civile syrienne, les tensions à l’œuvre en Irak sont indissociables des influences extérieures. Les manifestations sunnites s’opposent ainsi à un pouvoir perçu par les protestataires comme étant tombé aux mains de l’Iran avec la complicité de la coalition chiite installée à Bagdad. La position de Nouri Al-Maliki à l’égard du régime alaouite syrien, qu’il soutient depuis le début des affrontements, n’est pas pour le démentir. Face à cela, l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, rivaux de Téhéran à l’échelle régionale, apparaissent comme des recours opportuns pour les sunnites irakiens, bien que ces trois puissances se concurrencent les unes les autres. Historiquement influente sur le terrain sunnite en Irak, l’Arabie saoudite s’oppose à une Turquie déjà dominante dans le Gouvernement régional du Kurdistan et qui est liée depuis la période ottomane aux grandes familles sunnites du nord et du centre du pays.

Myriam Benraad est l’auteur de L’Irak, Le Cavalier Bleu, coll. « Idées reçues ». Paris, 2010.

Publié le 19/02/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


Myriam Benraad est politologue, spécialiste de l’Irak. Docteur en science politique de l’IEP de Paris (programme Monde arabe et musulman), elle est, depuis plusieurs années, experte et consultante sur la problématique irakienne et le monde arabe auprès de différentes agences et organisations internationales, et pour le secteur privé. Elle est actuellement chercheuse associée au Centre d’études et de recherches internationales (Sciences Po-CERI) et à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM, Aix-en-Provence).


 


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