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La notion de tribu est l’une des notions les plus complexes du vocabulaire de l’anthropologie mais elle est le plus souvent considérée comme un antonyme de l’Etat. Au XX ème siècle, les pouvoirs mandataires ont contribué à la fois à conférer à la tribu une base territoriale et administrative pour mieux la contrôler et à la politiser en encourageant ses spécificités et ses valeurs contre la menace des nationalismes modernes. La Jordanie offre un bon exemple de l’articulation entre tribu et Etat au Proche-Orient. Au cours des années 1920, la construction d’un embryon d’Etat hachémite sous la houlette de la Grande-Bretagne se confond d’abord avec une politique de « pacification des tribus bédouines nomades ou semi-nomades ». La Légion arabe, noyau de la future armée jordanienne, recrute initialement parmi les sédentaires citadins et ruraux traditionnellement méprisés par les bédouins. Mais au cours des années 1930, son recrutement devient peu à peu intégralement bédouin. C’est aussi le moment où la catégorie de « bédouins » entre dans le vocabulaire administratif et politique : nomination des grands chefs tribaux par le pouvoir monarchique, législation coutumière reconnue aux bédouins en matière civile, quotas de bédouins au Parlement, circonscriptions électorales « bédouines » dans l’est et le sud du pays. L’Etat politise ainsi durablement le fait bédouin.
Aujourd’hui, si la dynastie hachémite continue de cultiver le mythe officiel de l’Etat bédouin, brandi en particulier contre la composante palestinienne majoritaire de sa population, les élites tribales ne font pas partie des premiers cercles du pouvoir mais le régime continue de reproduire au niveau local les logiques tribales afin de contrôler la société par le biais d’un réseau de clients. C’est dire qu’un clientélisme à forte coloration tribale entre ici dans les modes de construction de l’Etat et de la nation.
L’Irak offre un cas de figure quelque peu différent. Depuis les années 1930, l’armée recrute dans les zones pauvres et tribalisées du centre-ouest souvent appelées par ailleurs « le triangle sunnite ». Or, entre les années 1950 et 1970, les coups d’Etat militaires installent à Bagdad des pouvoirs autoritaires appuyés sur l’armée et les partis nationalistes. Le régime baasiste de Saddam Hussein dispose d’alliances privilégiées avec les tribus et les clans du centre-ouest : les Rawi, les Chawi, les Joubour, les Douleimi, les Douri… La deuxième guerre du Golfe affaiblit durablement les appareils de pouvoir (armée et parti notamment), à l’heure où ils doivent affronter le double soulèvement kurde au nord et chiite au sud. Progressivement replié sur la parenté personnelle du Président, le pouvoir irakien entreprend alors d’institutionnaliser ses liens avec les tribus, allant jusqu’à sous-traiter aux cheikhs tribaux le maintien de l’ordre public, la levée de l’impôt et les pouvoirs de première justice. Autant de signes de faillite de l’Etat mais aussi de délitement de la communauté politique nationale.
L’observateur du Proche-Orient d’aujourd’hui ne peut qu’être frappé par l’affirmation de solidarités fondées sur les formes élémentaires de la vie sociale, au premier rang desquelles la parenté. Non seulement le système arabe de la parenté, fondé sur la patrilinéarité et l’alliance endogamique, constitue un cadre intégrateur fort pour l’individu, mais ses effets ne sont pas cantonnés dans les espaces privés et l’on observe de multiples formes de débordement du privé dans le public. Le lien personnel de la parenté, comme celui de la communauté confessionnelle à un autre niveau, informe l’ensemble des rapports sociaux, mais les solidarités de la parenté irriguent aussi le champ politique dans la mesure où elles restent l’un des modèles d’un lien social et politique qui reste personnalisé. Les solidarités de la parenté et de la communauté fonctionnent comme des gages de loyauté politique qui assurent la cohésion des groupes au pouvoir, même si elles peuvent alimenter des factionnalismes internes. Elles sont déterminantes dans les modes de recrutement des élites et constituent un instrument de gestion clientélisée de la société. La Syrie du clan Asad constitue un cas d’école de la manipulation par le régime des solidarités premières au service de la tyrannie prédatrice d’une nomenklatura. Si l’appartenance à la minorité alaouite a joué un rôle majeur dans la phase initiale de consolidation du pouvoir de Hafez al-Asad, la crise de 1979-82 déjà évoquée a provoqué un resserrement du pouvoir autour de l’entourage familial immédiat du Président, qui n’a fait que se confirmer avec l’arrivée de son fils Bachar en 2000, de même que les liens étroits entre la caste au pouvoir et les nouveaux acteurs du champ économique dans le cadre d’un capitalisme de clients. L’on sait qu’aujourd’hui l’un des hommes les plus riches du pays est Rami Makhlouf, l’un des cousins germains maternels de Bachar. On comprend mieux dès lors comment la caste au pouvoir devenue une sorte de mafia prédatrice appuyée sur un réseau complexe de liens de parenté, de communauté et de clientèle, ne saurait abandonner une once de pouvoir sans risquer de mettre en péril tout son système de domination.
Il existe, à côté de la parenté un autre fondement des solidarités et des allégeances, un autre canal de mobilisation et d’action, c’est la communauté confessionnelle. Si le fait communautaire est une réalité sociale ancienne au Proche-Orient, il a été soumis à l’époque contemporaine à des mutations profondes qui ont concouru à le politiser, qu’il s’agisse des effets pervers des réformes ottomanes qui ont moins contribué à l’égalité des sujets qu’au rééquilibrage des communautés ou de la clientélisation des communautés par les puissances européennes au XIX ème siècle. Avec l’émergence de nouvelles entités politiques issues du démembrement de l’Empire ottoman et le processus de construction de l’Etat en contexte de dépendance, le fait communautaire se politise un peu plus : c’est dans la lutte pour le pouvoir d’Etat que des communautés religieuses ancestrales se sont transformées en forces socio-politiques nouvelles.
Ainsi dans le Grand Liban sous mandat français, les promoteurs locaux du nouveau Liban proposent de définir le pays comme une « nation de minorités confessionnelles associées ». L’inscription du pluralisme sociologique dans les institutions politiques du pays devait permettre d’associer tous les groupes au pouvoir d’Etat, y compris les élites musulmanes qui avaient initialement refusé l’existence même d’un Grand Liban, et ce par le biais d’un système transitoire de partage confessionnel des fonctions qui masquait mal l’hégémonie de la communauté maronite appuyée sur la France. Ce système perdurera de fait par delà les échéances ultérieures de l’indépendance du pays en 1946 et de la guerre civile qui l’a ravagé entre 1975 et 1990. Au Liban, on naît, on se marie, on hérite et on meurt nécessairement dans une communauté confessionnelle puisqu’il n’existe pas d’état-civil ni de régime civil des successions. Ce qui signale le caractère inachevé de l’unification juridique partout opérée par l’Etat moderne. Les communautés confessionnelles constituent dans le même temps des espaces de socialisation et des vecteurs de mémoire collective mais aussi des médiations obligées entre les citoyens et l’Etat compte tenu de la structure même de distribution des pouvoirs. Le fonctionnement du système repose sur un type particulier de démocratie très différent de la démocratie représentative majoritaire qui nous est familière, la démocratie dite de concordance ou de consensus qui substitue au libre jeu de la compétition politique un strict partage des pouvoirs entre les groupes en principe destinés à éviter tout risque de domination d’une communauté sur les autres.
En Syrie comme en Irak, c’est avant tout le fait que les armées, qui ont constitué l’un des principaux véhicules de la mobilité sociale et de l’accès au pouvoir politique, aient eu de fait un recrutement communautaire spécifique, alaouite en Syrie, sunnite en Irak qui a imposé la référence communautaire comme l’une des principales dynamiques des scènes politiques locales. La prise en compte du fait communautaire dans les dynamiques politiques au Proche-Orient s’il est ainsi historicisé ne saurait contribuer à alimenter une quelconque essentialisation des sociétés locales.
Claire Pilidjian
Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe.
Nadine Picaudou
Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, Nadine Picaudou est agrégée d’histoire et spécialiste du Proche-Orient contemporain. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages consacrés à la région (La Déchirure libanaise (1989) ; Les Palestiniens, un siècle d’histoire (2003) ; La Décennie qui ébranla le Moyen-Orient : 1914-1923, (2017)). Elle a enseigné à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) ainsi qu’à l’Université Paris I - Panthéon Sorbonne. En 2018, l’historienne publie Visages du politique au Proche-Orient (Folio).
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