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Entretien avec Philippe Moreau Defarges – Le point sur l’Etat islamique

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Philippe Moreau Defarges
Publié le 24/02/2015 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Philippe Moreau Defarges

Où en sont les actions de la coalition contre l’Etat islamique (EI) ?

Pour le moment, il n’y a pas de coalition. Pour qu’il y ait coalition, il faudrait qu’il y ait un accord commun comme cela s’est produit en 1990 contre l’Irak à la suite de l’invasion du Koweït ; il y a eu alors une construction méthodique afin d’agir ensemble.
Contre l’EI, on peut parler d’efforts d’alliance entre les Etats occidentaux, mais il n’y a pas de coalition, au moins pas encore. Il y a, semble-t-il un accord croissant, une convergence, aussi bien chez les Occidentaux que dans les régimes arabes pour éliminer l’EI. Chacun de son côté cherche à mettre en place les mesures qui lui paraissent les plus adaptées à la destruction de l’EI.
Il y a en effet une inquiétude réelle sur ce que représente le problème de l’EI.

Une intervention militaire terrestre est-elle envisagée par les Occidentaux ?

Pour le moment, il est exclu qu’il y ait une intervention terrestre. Une intervention militaire terrestre est peut-être envisagée dans le secret des états-majors. Pourquoi cette intervention ne peut-elle pas être envisagée officiellement ? Deux interrogations dominent le débat : y aura-t-il un soutien durable des opinions publiques occidentales ? Les États de la région sont-ils prêts à accueillir des troupes étrangères ? Ces États ne peuvent oublier l’impact très négatif du déploiement sur le sol sacré de l’islam (Arabie saoudite) de troupes américaines en 1990-1991 suite à l’annexion du Koweït par l’Irak. Tant l’intervention américano-britannique en Irak en 2003 que l’engagement en Afghanistan après le 11 septembre 2001 sont ressentis sinon comme des échecs, au moins comme de réels déceptions : beaucoup de sang versé, l’enracinement des radicalismes.

Actuellement, des interventions aériennes sont donc menées, d’autres moyens sont également employés : des pressions diplomatiques et économiques. La première pression se centre sur le bombardement des puits de pétrole et des voies d’approvisionnement. La deuxième pression vise les circuits financiers, qu’il est nécessaire de casser. Le but est d’étrangler économiquement l’EI, de l’empêcher d’extraire et d’exporter du pétrole et de le priver des ressources financières du pétrole. Les échanges restent importants entre l’EI et la région, si ces échanges se font, c’est parce que l’EI essaie de donner une viabilité économique à sa zone, pour acheter ou vendre. L’EI ne paraît pas être pour le moment dans une stratégie d’autarcie.

Pouvez-vous nous parler de la situation au Yémen et du ralliement de certains membres de al-Qaïda au Yémen (AQPA) à l’EI ?

Premier point, il y a une prolifération de califats, du Sahel jusqu’à la péninsule arabique. Deuxième point : sont-ils soudés par une stratégie, une action commune, un projet commun ? Probablement non. Ils sont l’expression d’un certain nombre de réactions, c’est une combinaison de bandes qui agissent, et ces phénomènes se produisent dans des zones extrêmement instables, comme le Yémen. Troisième point : cela peut-il aboutir, dans l’avenir, à la concrétisation d’une unité ? Les mouvements en Irak, au Yémen, ou dans le Sahel sont très jeunes. Nous sommes donc dans un contexte de compétition, de rivalité. Aujourd’hui, il n’y a pas véritablement de calife des califes, il y a plusieurs califes en rivalité les uns avec les autres.

Concernant les quelques ralliés à l’EI, il est très probable que des envoyés de l’EI soient entrés au Yémen afin de les attirer, de les recruter. Ces recrutements semblent rester d’ordre individuel. L’EI a une attraction plus forte que les autres groupes, il existe depuis quelques mois, il a une politique, des moyens médiatiques, militaires et économiques. Les gens en recherche d’un point d’encrage vont instinctivement vers l’organisation la plus solide, la plus établie. L’EI a des moyens réels. La contrepartie est que l’EI est beaucoup plus visible que les autres, et qu’il est donc une cible bien identifiable : d’autres groupes islamistes peuvent souhaiter abattre cette cible et prendre sa place. Le jeu demeure très ouvert.

Où en est la progression territoriale de l’EI ?

Aujourd’hui, l’EI garde le territoire qu’il a conquis initialement : autour de Mossoul, le sud de l’Irak et un morceau de Syrie. Pour le moment, cela n’a guère évolué. Alors le temps joue-t-il pour l’EI ou contre lui ? D’un côté, chaque jour qui passe enfonce plus profondément les piliers de l’EI. D’un autre côté, ce genre d’entité a besoin d’une dynamique. L’EI va très vite être confronté à un risque d’enfermement et donc de pourrissement ; pour les dirigeants de l’EI (comme, dans le passé, pour tout chef révolutionnaire), c’est le premier des défis.
L’EI n’a pas obtenu de victoire décisive, mais les éléments hostiles à l’EI non plus. Nous restons dans une situation d’attente, de préparation. L’affrontement aura lieu.

Au final, quels sont les objectifs de l’EI ?

Le meilleur moyen de le savoir serait de le demander aux dirigeants de l’EI, ce que leurs méthodes sanglantes excluent de tenter aujourd’hui. L’EI a deux stratégies possibles. La première est une stratégie d’internationalisation, de mondialisation. L’EI peut essayer de jeter son filet le plus loin possible, en continuant ses offensives en Irak, et surtout en agissant ailleurs, au Yémen notamment, ou même en Europe. C’est une stratégie révolutionnaire de déstabilisation du monde. Elle ne saurait que séduire des révolutionnaires, par son extrémisme, sa radicalité, mais c’est une stratégie dangereuse, l’EI se dispersant sur plusieurs fronts. Si cette option est privilégiée, les réactions de défense seront fortes, mais elles risquent d’être dispersées. La deuxième stratégie possible pour l’EI est celle de l’enracinement territorial, la consolidation de sa base territoriale en Syrie et en Irak. Si l’EI choisit cette deuxième stratégie, peut-être la plus raisonnable, la plus rationnelle, il faut qu’il fasse moins peur aux populations et aux Etats de la région pour que ceux-ci envisagent de s’accommoder du monstre. Si l’EI s’enracine, il remet nécessairement en cause les frontières des Etats, il a la prétention d’être un Etat de la région. La Turquie, l’Irak et la Syrie peuvent-ils accepter cela, alors que tous, conscients de l’hétérogénéité de leurs populations, savent que leur première protection est le strict respect de leur intégrité territoriale ?
Pour conclure, les Etats de la région et les Etats occidentaux ne sauraient que vouloir éliminer l’EI.

Pouvez-vous revenir sur l’assassinat des 21 coptes en Libye ?

Il y a bien une concurrence atroce dans la cruauté. La cruauté attire des militants. Incontestablement, ces exécutions plaisent à certains, et constituent un mode de recrutement de l’EI. Vous entrez dans une organisation sérieuse ; elle est cruelle, votre engagement est irréversible. Le plus cruel serait le plus légitime ! Par ailleurs, rien n’exclut, chez certains éléments de l’EI, la volonté d’attirer des interventions extérieures, soit de l’Egypte, soit de pays occidentaux. Je tue, je massacre, l’extérieur ne peut laisser faire ces actes, ainsi, en intervenant, se piégera-t-il lui-même en excitant la solidarité islamique. Les horreurs comme l’assassinat des 21 malheureux Coptes vont se répéter.
Les Français présents dans ces zones, jouent un rôle capital dans notre rayonnement. Ils doivent être extrêmement prudents, tout doit être fait pour les protéger.

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Entretien avec Philippe Moreau Defarges – l’islamisme et l’Etat islamique

Publié le 24/02/2015


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Philippe Moreau Defarges, né en 1943, ancien élève de l’École nationale d’administration, ancien diplomate, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Philippe Moreau Defarges a occupé plusieurs fonctions administratives, notamment dans le secteur de la construction européenne. Il a enseigné à Sciences-Po (Paris) et co-dirigé le rapport RAMSES (IFRI) de 2002 à 2015.
Derniers ouvrages parus : Relations internationales (deux tomes), Points-Essais, Le Seuil, 8e édition : 2010-2011 ; Introduction à la géopolitique, Points-Essais (traductions : italien, russe, coréen, azerbaïdjanais), Le Seuil, 3ème édition : 2009 ; Dictionnaire de géopolitique, Armand Colin, 2002 (traduction en persan, 2013) ; La mondialisation, Que sais-je ? n° 1687, Presses Universitaires de France, 9e édition : 2012 (traductions : russe, arabe, grec), CD, 2013 ; Repentance et réconciliation, collection « La bibliothèque du citoyen », Presses de Sciences Po, 1999 ; La gouvernance, Que sais-je ? Presses Universitaires de France, 5e édition : 2015 ; La Constitution européenne, voter en connaissance de cause, Éditions d’Organisation, 2005 ; Où va l’Europe ? Eyrolles, 2006 ; Droits d’ingérence, Presses de Sciences Po, 2006 ; La Géopolitique pour les Nuls, Éditions First, 2e édition : 2012 ; La guerre ou la paix demain ?, Armand Colin, 2009 ; L’Histoire du Monde pour les Nuls, Éditions First, 2e édition : 2015 ; L’Histoire de l’Europe pour les Nuls, Éditions First, 2013.


 


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